• Prologue

      Le soleil disparaissait derrière l’horizon lorsque les deux armées cessèrent le combat. Les survivants des deux camps ramassèrent leurs blessés avant de rejoindre leurs campements. Une frêle silhouette humaine descendit de l’arbre où elle se cachait pour observer le champ de bataille. Seuls ses yeux rouges et sa chevelure aux reflets mauves et violets trahissaient sa vraie nature. Lorsqu'elle se retrouva enfin seule, Lyanis reprit sa forme draconique pour survoler le champ de bataille.

      Elle était née cinq cent deux ans auparavant, benjamine du peuple de la forêt Warjane. Ses parents étaient le dernier couple de dragons guérisseurs à avoir osé renoncer à son immortalité pour procréer. Elle les avait vu mourir parmi les premiers, victimes de cette guerre insensée qui venait de renaître de ses cendres. Dix mille ans de coexistence pacifique n’avaient pas suffi. L’affrontement entre les anciens rivaux avait repris : Warjanyans, enfants des forêts contre cracheurs de feu des montagnes, les Yphastes. Lyanis ne comprenait pas ce qui avait bien pu pousser le chef des bâtisseurs à relancer cette querelle fratricide stupide. Aucun guérisseur ne se serait jamais risqué sur les bords du volcan Yphéas ! Et aucun dragon de feu normalement constitué n’aurait brisé la moindre branche de l’arbre de Mémoire warjanyan ! Pourtant, les deux lieux sacrés avaient été profanés. Avec des preuves tellement évidentes que seuls des bébés tout juste sortis de leurs œufs auraient pu être coupables. Rien de tout cela n’avait de sens, même si des centaines de combattants des deux peuples mouraient tous les jours depuis plusieurs semaines. Et personne ne s’étonnait.

      Lyanis observa attentivement chacun des corps qui jonchaient le sol. Une aura frémissante attira son regard. Les Yphastes avaient oublié un des leurs, grièvement blessé. Lyanis s’arrêta brusquement auprès du guerrier aux écailles bleues ternies par la souffrance. Elle s’approcha de lui.

    « Est-ce que vous m’entendez ?

    - Oui… Qui êtes-vous ? »

    La réponse n’était qu’un souffle. Lyanis haussa les épaules.

    - Mon nom est Lyanis et bien que nous soyons ennemis, je vais essayer de vous soigner…

      Le blessé eut un grognement de rage. Elle dut reculer précipitamment pour éviter le jet de flamme mortel qu’il venait de projeter sur elle. Elle poussa un profond soupir.

    « Vous avez donc tellement envie de mourir ? Vous vous videz de votre sang et la seule chose qui vous vient à l’esprit c’est de griller vos dernières forces en même temps que moi ? Réfléchissez ! Si je tenais vraiment à vous tuer, je n’aurais qu’à vous laisser périr ici !

    - Pourquoi ? souffla le blessé agonisant.

    - Parce que ma nature profonde est de soigner les blessés ! Je suis apparemment la seule à ne pas avoir perdu l’esprit parmi mon peuple, comme parmi le vôtre ! Vous êtes des bâtisseurs, nous des guérisseurs, pas des destructeurs ! Laissez-moi vous aider, maintenant. Vous allez vous endormir et d’ici quelques minutes, vous vous réveillerez en parfaite santé ! Mais je ne peux pas utiliser ma magie si vous ne me laissez pas vous toucher ! »

      Le dragon bleu laissa échapper un gémissement de douleur. Il sentait sa vie le quitter, avec le sang coulant de son aile droite.

    « On dirait que… je n’ai pas… le choix, demoiselle Lyanis. Allez-y… »

      Elle se pencha vers lui. Posant la patte avant contre celle du blessé, elle fit appel à toute sa magie pour refermer les plaies et régénérer le sang de son patient. L'Yphaste reprenait des forces tandis qu’elle se sentait faiblir.

      Un grondement soudain lui fit rompre le lien tandis qu’un violent coup la projetait à quelques mètres. Lorsqu’elle leva la tête, son cœur se mit à battre à se rompre. Le second de l’armée ennemie, le prince Lauréan, la dévisageait d’un air terrible, prêt à la détruire d’un jet de flammes vertes. Elle se mit à trembler de tous ses membres. Le dragon vert passait pour impitoyablement précis dans ses attaques.

    - Draikyn, mon frère ! gronda la voix rauque du nouveau venu. Je vengerai ta mort ! Cette dragonne payera les souffrances qu’elle t’a fait endurer ! »

      Lyanis ferma les yeux. Dire que c’était pour ce prince-là, justement, que son cœur s’accélérait depuis qu’elle l’avait aperçu par hasard, une vingtaine d’années auparavant, lors du couronnement de son frère à la tête des yphastes. Avant que cette tuerie se déclenche… Tout cela était si loin, mais son sang palpitait toujours dans ses veines.

      Lauréan se redressa de toute sa taille. Il se jeta sur elle, essayant de la lacérer de ses griffes tandis que Lyanis n’en croyait pas ses yeux. S’il n’utilisait pas sa flamme létale, elle pouvait l’empêcher de la détruire. Sa magie agirait au moindre effleurement.

      Elle évita les serres mortelles à deux reprises, puis tenta le tout pour le tout en enroulant sa queue autour de la patte arrière droite de son ennemi. Dès que le contact fut établi, elle rassembla ses dernières forces magiques et se métamorphosa en même temps que lui. Ils s’effondrèrent sur le sol, enlacés, avec l’apparence de deux humains d’une quinzaine d’années pour elle, d’une trentaine pour lui.

      Le prince yphaste hurla de terreur, incapable au premier abord de maîtriser son corps de bipède. Lyanis se dégagea rapidement de l’étreinte de Lauréan, reculant de quelques pas pour se mettre hors de portée. Il finit par surmonter sa panique et lui fit face, un peu gauche dans ses mouvements, mais hors de lui.

    « Sorcière de la forêt ! Que m’as-tu fait ? Comment as-tu osé… Je vais te tuer…

    - Arrêtez, prince Lauréan ! murmura Lyanis, dont les forces l’avaient abandonnée. Elle trébucha en reculant et tomba à genoux. Si vous me tuez maintenant, vous ne retrouverez jamais votre apparence ! Je ne voulais pas mourir avant que vous ne preniez conscience de la réalité. Votre compatriote n’est pas mort !

    - Tu mens !

    - Je vous jure que non ! Il dort parce que j’ai soigné ses blessures ! Je vous en prie… »

      Lauréan hésita. Ce qu’il lisait dans les prunelles rouges de la jeune humaine à ses pieds semblait vraiment le reflet de la vérité. Il essaya de forcer son esprit à s’ouvrir mais évidemment, elle le repoussa. Il fut néanmoins surpris par la force cérébrale de son adversaire. Pour rompre une telle résistance, il lui faudrait sans doute lutter beaucoup trop longtemps. Le temps lui était compté.

    - Où êtes-vous ?

      Draikyn venait d’ouvrir les yeux. Le son de cette voix amie fit tressaillir le prince. Lyanis en profita pour lui prendre la main et le ramena en même temps qu’elle à son apparence naturelle.

    « Draikyn ! hurla Lauréan, partagé entre la joie et la rage qu’il sentait à nouveau monter en lui. Tu es vivant ! Que t’a-t-elle fait ? Par Yphéas, je te promets de la punir…

    - Lauréan, elle m’a sauvé la vie ! Je me vidais de mon sang quand elle m’a trouvé ! Et si les guérisseurs n’avaient pas tous trahi ? Demoiselle Lyanis… Mais… Où est-elle ? »

      Lauréan se retourna brusquement. Il découvrit la silhouette aux écailles mauves qui s’éloignait dans le ciel, déjà trop loin pour qu’il puisse la rattraper.

    « Elle t’a sauvé ? J’ai bien failli la tuer… » murmura le dragon vert, choqué par l'ignominie qu'il avait été sur le point d'accomplir. Il ferma brièvement les yeux, essayant de se souvenir de cette étrange ennemie qui remettait ses adversaires sur pied sans rien demander en échange. Mais la vision de l’adolescente humaine aux cheveux mauves, qui lui avait tenu tête malgré son épuisement, s’estompa rapidement, de même que sa culpabilité. Seule sa colère face aux morts du champ de bataille faisait bouillir son sang.

    « Nous nous vengerons ! » murmura-t-il.

     

    ♦♦♦

    Prologue


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