•   Pendant deux semaines, le voyage de l’armée se poursuivit, monotone. Le chevalier Cœlian interdisait à Estelle de s’éloigner de lui ou du prince. Depuis le premier matin, il ne la laissait jamais seule. Il faisait en sorte de se lever avant elle et ne perdait pas une occasion d’être désagréable dès qu’elle essayait d’échapper à sa surveillance. Lorsque son attention était fixée ailleurs, elle l’observait à la dérobée, pleine d’interrogations. Le jour de la mort de son oncle, il avait été si gentil avec elle. Si elle fermait les yeux, elle pouvait encore sentir l’odeur de son pourpoint de cuir et la chaleur de ses bras autour d’elle tandis qu’il la réconfortait. Mais depuis son arrivée au camp, son comportement avait changé du tout au tout. Elle ne comprenait pas ce qu’elle avait pu faire pour qu’il soit toujours prêt à la railler ou à la menacer de représailles. D’autant plus qu’un autre membre de l’escorte du prince la surveillait avec attention et cela l’inquiétait plus qu’elle n’aurait souhaité. Le général de Rodis ne lui avait pas pardonné sa défaite. Elle avait la désagréable impression qu’il attendait le moment propice pour se venger. Son regard sur elle n’était que haine pure. Pourtant, son esprit s’obstinait à ramener son attention sur le chevalier Cœlian. Pourquoi donc se montrer aussi protecteur envers elle s’il ne ressentait que colère ou mépris à son égard ?

    « Nous camperons ici ! lança Arnald. Nous sommes presque sur les terres du baron de Jolande. Demain nous attaquerons sa cité. »

      Comme tous les jours, Estelle commença son installation, mais elle n’avait aucun entrain. Les larmes lui montaient aux yeux sans qu’elle puisse les retenir. La journée avait été interminable. Quelque chose avait contrarié le chevalier dès le matin. Rien de ce qu’elle faisait n’avait trouvé grâce à ses yeux. Elle ne mangeait pas assez, son cheval n’avançait pas droit, elle ne réagissait pas assez vite pour le suivre quand il décidait de descendre ou remonter la colonne des soldats… Elle n’en pouvait plus. Il n’avait pas cessé de la houspiller ou de l’accabler de sarcasmes avec ce sourire diabolique dont lui seul avait le secret. Et en plus, elle ne parvenait plus à monter sa tente !

    - Alors, chevalière des Brumes ? Pas encore fini ? lança-t-il derrière elle. Vous auriez mieux fait de rester chez votre cousin. Je vais m’occuper d’Alsved, puisque vous en êtes incapable, ne bougez pas d’ici ! »

      Il s’éloigna en ricanant tandis que la jeune fille, hors d’elle, étouffait un sanglot. Sans plus se soucier de son matériel en vrac, elle s’enfuit dans la direction opposée. Elle voulait que personne ne voie à quel point il l’avait blessée. Elle attendit d’être arrivée près d’un cours d’eau pour laisser libre cours à ses larmes. Elle sanglota longuement avant de ressentir le besoin de s’immerger complètement. Après un rapide examen des alentours, elle enleva tous ses vêtements et se glissa avec un frisson dans l’eau glacée. Elle nagea un long moment, laissant l’eau froide apaiser son visage rougi par les larmes. Elle bouclait sa ceinture sur sa tunique lorsqu’un ricanement moqueur se fit entendre derrière elle. Au même instant, elle perçut une aura menaçante. Elle se retourna. À quelques pas d’elle, le général de Rodis la regardait avec un intérêt insupportable.

    - Quel beau spectacle tu viens de m’offrir, Estelle des Brumes !

    - Je vous prie de me laisser.

    - Sûrement pas ! Je ne pensais pas réussir à te trouver seule. Nous avons un petit compte à régler toi et moi. Quand je t’aurai donné la correction que tu mérites, je te montrerai où est ta place, femme : sous moi et jambes écartées. »

      Terrifiée, Estelle se rendit compte qu’elle avait quitté le camp sans arme, sauf la petite dague à sa ceinture qu’elle dégaina.

    - Le prince Arnald vous tuera !

    - Lui et son démon sont fort occupés avec les contre-ordres que j’ai donnés pour semer la pagaille dans le camp. Tu es toute à moi ! »

      Pour toute réponse, il déroula d’autour de sa taille un long fouet de cuir et le fit claquer en l’air. La jeune fille gémit comme la lanière s’abattait sur son poignet, lui faisant lâcher son arme. Un deuxième coup la fit trébucher comme elle essayait de s’enfuir, la lanière de cuir s’enroula autour de sa cuisse et elle s’étala de tout son long dans l’herbe mouillée. Elle ne savait plus où elle était. Elle n’arrivait plus à réfléchir. Elle aurait voulu se souvenir des quelques sorts défensifs qu’elle avait appris mais la panique et la douleur l’en empêchaient. Elle se recroquevilla sur le sol, protégeant son visage de ses mains, tandis que son bourreau riait de plus en plus fort. Le jeu lui sembla soudain trop fade. Il lâcha son fouet pour se pencher vers elle. D’un geste sec, il déchira la tunique ensanglanté pour dévoiler son corps lacéré par la lanière.

    - Je suppose que tu regrettes d’avoir osé me défier, fillette !

    - Rodis !

      Le rire du général s’éteignit brusquement. Le prince, Cœlian et une dizaine de sous-officiers découvraient la scène, à cinquante pas de là, horrifiés.

    - Enyales de Rodis, désormais je vous retire la charge de général, vous ne serez plus considéré comme un chevalier, lâcha le prince avec dégoût. En souvenir du jour lointain où vous aviez sauvé la vie de mon frère, je ne vous ferai pas abattre comme le chien que vous êtes. Mais je vous bannis du royaume d’Arkanie ! Vous ne serez le bienvenu chez aucun de mes alliés. Vous n’êtes pas digne d’être un homme. »

      Rodis cracha vers eux.

    - J’emporte cette garce avec moi ! lança-t-il en se rapprochant de la jeune fille qui essayait de s’éloigner de lui en rampant dans l’herbe mouillée. Le sang de Cœlian ne fit qu’un tour.

    - Si tu la touches, chien, tu es mort ! hurla-t-il en engageant une flèche dans son arc.

      Enyales jura, mais il connaissait trop bien la précision mortelle des tirs du chevalier de Mandaly. Il tourna les talons pour disparaître dans le bois. Cœlian lâcha son arc. Il courut vers Estelle qui ne bougeait plus.

    - C’est fini, Estelle ! Il ne vous touchera plus ! »

      Elle ouvrit les yeux lorsqu’il la souleva dans ses bras.

    « Chevalier ! souffla-t-elle d’une voix rauque qui le bouleversa. Je suis tellement désolée…

      Il la serra contre son cœur.

    - Elle s’est évanouie ! lança-t-il, effrayé.

      Il la ramena jusqu’au campement et l’allongea dans sa propre tente.

    - J’ai besoin d’eau chaude et de compresses ! cria-t-il. Prévenez le guérisseur !

      Le prince Arnald s’empressa de lui apporter ce qu’il demandait. Il s’assit à côté de son ami, le regardant nettoyer la peau marquée de la jeune fille. Lorsque le médecin militaire apporta un onguent pour cicatriser les plaies, il refusa de le laisser la toucher. Avec une grande douceur, il enduisit lui-même les blessures du baume désinfectant. Arnald songea qu’il ne l’avait jamais vu aussi délicat, à part avec sa mère et sa sœur. La violence du général qu’il constatait de visu, l’horrifiait aussi.

    - Je n’aurai jamais cru Rodis capable de tels actes ! soupira-t-il. Il avait la confiance de mon frère !

    - Sauf votre respect, Arnald, votre frère a toujours été beaucoup trop naïf et influençable. J’ai toujours vu clair dans le jeu de ce félon ! fulmina Cœlian. Je savais qu’il détestait Estelle et qu’il voulait se venger d’elle. Depuis le jour du départ, il la surveille, il guette le moment où il pourra la surprendre seule ! C’est pour ça que je ne voulais pas qu’elle reste hors de ma vue ou de la vôtre. J’aurais dû la ligoter dans votre tente ! »

      Il finit de bander ses plaies avec une tendresse qui démentait son ton rageur. Lorsqu’il recouvrit le corps meurtri d’Estelle d’une de ses chemises, il ne put s’empêcher de caresser doucement sa joue. Un sourire amusé fleurit sur les lèvres du prince.

      Pourtant, en sortant de sa tente, Cœlian crispa les poings, sa terreur rétrospective jaillissant sous forme d’une colère incontrôlable.

    - Bon sang ! Il aurait pu la tuer ! Pourquoi n’est-elle pas restée avec vous, Arnald ? Dès demain, elle va comprendre ce qu’il en coûte de me désobéir !

    - Comme si tu étais capable de frapper une jeune femme affaiblie… En plus, ne crois-tu pas qu’elle a déjà été assez punie ? s’enquit Arnald, amusé par le comportement irrationnel de son ami.

    - Peu importe ! Je l’avais prévenue ! »

      Estelle se réveilla à l’aube, le corps moulu. Elle réprima un gémissement de douleur en s’étirant et ouvrit les yeux. Dans la pénombre, elle ne reconnaissait rien. Où donc était-elle ? Ce n’était pas sa tente ! Tout ce qui s’était passé la veille lui revint brusquement en mémoire : sa crise de larmes, la violence du général, l’intervention du prince et des bras autour d’elle, essayant de la réconforter. Elle repoussa précautionneusement la couverture. À la place de sa tunique, elle portait une chemise trop grande pour elle dont l’odeur la fit frissonner. Cœlian. Une main fraîche se posa sur son front.

    - Chevalier ?

    - Restez couchée !

      Le jeune homme se leva brusquement et éclaira une torche.

    « Laissez-moi voir vos bandages ! Aucun saignement, ça ira…

    - Chevalier… Merci… »

      Il la regarda fixement, la colère sur son visage le disputait au soulagement. Elle baissa la tête devant sa froideur. Un gargouillement dans son estomac la fit rougir de honte.

    « Je vous apporte à boire et à manger, ne quittez ma tente sous aucun prétexte ! ordonna-t-il d’un ton glacial.

      Lorsqu’il revint, elle s’était assise sur le lit. Le visage sans expression, il lui tendit un verre d’eau qu’elle but sans protester. Dans l’assiette qu’il lui avait préparée, un pilon de pintade avec quelques châtaignes, son repas favori. Il la regarda manger, gardant les lèvres obstinément serrées, les bras croisés.

      Lorsque le prince Arnald entra, elle l’accueillit avec soulagement, le silence se faisant lourd dans la tente.

    « Heureux de vous retrouver entière, damoiselle Estelle. Je vous rassure tout de suite, Rodis a été banni. J’aurais d’ailleurs dû le faire il y a longtemps… Je m’en veux. En y réfléchissant sérieusement, je me rends compte à quel point tu avais raison, Cœlian. Mon frère Julian se laissait abuser par ses arguments fallacieux… Aucune résipiscence n’était possible dans son cas. Je vous prie de me pardonner pour mon manque de clairvoyance…

    - Inutile de vous excuser, Arnald ! coupa sèchement Mandaly. Je l’avais prévenue de rester à l’abri. En désobéissant à mes ordres, elle a trouvé les ennuis qu’elle cherchait. »

      Estelle n’eut pas le temps de réagir.

      Un éclaireur surgit soudain dans la tente, sans respect aucun du protocole.

    - Prince ! Prince ! L’armée de Jolande vient de sortir de la cité ! Elle se dirige vers nous !

      Cœlian crispa les poings.

    - J’aurai dû tuer ce salopard de Rodis hier ! Ce lâche nous a trahis ! Estelle, votre santé ne vous permet pas de participer au combat. Je vous interdis de quitter cette tente ou de nous y rejoindre ! »


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