•  Dix ans plus tard

     

    « Je crois que c’est la fin des Yphastes, Draikyn.

     - Les Warjanyans crèveront avec nous ! jeta le dragon bleu avec rage, soufflant une flamme blanche en direction du ciel. Sa colère fluctua, retombant brusquement, sans qu’il comprenne pourquoi.

     - Comment en sommes-nous arrivés là, Lauréan ? Je n’y comprends rien ! Il y a seulement quarante ans, ton frère était sacré roi, il confirmait l’alliance de paix avec les guérisseurs. Et maintenant nous allons mener notre dernière bataille : comme eux, nous ne sommes plus qu’une poignée…

       Son ami secoua la tête, troublé également.

     - Je ne comprends pas plus que toi pourquoi toutes les tentatives de conciliation ont échoué. Et pourtant nous avons essayé nombre de fois…

     - Eux aussi, si on y réfléchit…  Non ! Ce sont des sales traîtres, grommela-t-il, changeant subitement de ton. Nous allons en finir, Lauréan… »

     En effet, le roi d'Ypheas et celui de la forêt Warjane se faisaient face. Le massacre se déclencha.

       Sous sa forme humaine, Lyanis se dissimulait à proximité du combat. Elle ne comprenait pas plus que les deux Yphastes cette frénésie de sang et de vengeance qui touchait leurs deux peuples. Elle avait échoué. Elle n’avait pas la force nécessaire pour imposer sa volonté de paix à ses semblables plus de quelques secondes. Les yeux pleins de larmes, elle assista avec impuissance au déchaînement de violence. Un mouvement aux confins de son champ de vision attira son attention. Cette silhouette humaine là-bas… Utilisant la magie, elle se rapprocha de l’intrus. À son aura, c’était un sorcier et…

     « Non ! » hurla-t-elle en le voyant lever les deux mains vers le ciel. Son sortilège provoqua un éclair gigantesque qui s’abattit sur le champ de bataille, foudroyant tous les combattants encore debout. Un silence de mort régna alors sur le champ de bataille, troublé seulement par quelques gémissements ou râles de douleur que le sorcier fit taire avec des éclairs localisés. Lyanis verrouilla son esprit. Elle se blottit contre le tronc de l’arbre, fusionnant son esprit avec le végétal pour échapper à la vigilance du mage meurtrier. Celui-ci éclata d’un grand rire sardonique à la vue du massacre.

     « C’en est fini du peuple draconique ! lança-t-il aux quatre vents. Dire qu’ils étaient censés représenter le zénith de la magie de Mystia ! Balivernes ! Un simple sort de discorde les a balayés comme fétus de paille ! Moreth n’aura qu’à envoyer ses hommes nettoyer tout ça ! »

     Le sorcier disparut laissant la jeune fille avec son désespoir. Affolée, elle fixait les corps de ses congénères qui gisaient sur la grande plaine. Pas un ne bougeait. Sans espoir, elle ota ses vêtements pour reprendre sa forme draconique, indispensable pour ressentir la présence d’un des siens. Une seule petite étincelle de vie vacillait encore non loin d’elle. Le regard vide de Draikyn fit céder sa volonté. Les larmes ruisselèrent sur ses joues. Avant de mourir, le dragon bleu avait protégé de son corps un de ses compatriotes. Elle lui ferma ses yeux avec respect avant de dégager le blessé qu’il recouvrait. Le corps vert émeraude étendu sur le flanc lui arracha un cri, son cœur étreint d’une angoisse terrible. Le dragon semblait n’être qu’une plaie, lacéré par des griffes Warjanes, brûlé par des sortilèges.  

     « Prince Lauréan ! M’entendez-vous ? »

       Seul le vent lui répondit. Son pouls était très faible et son esprit hors de portée. Le vacarme lointain d’une armée s'approchant la fit sursauter. Elle ne pouvait plus tarder. Elle redevint humaine, en récupérant ses vêtements d'un claquement de doigts, le transforma à son tour et utilisa un peu de l’énergie magique résiduelle de Draikyn pour transporter le blessé dans son refuge arkanien. Sauver l’Yphaste bleu contre la volonté de son roi lui avait valu un bannissement de la forêt Warjane. Elle avait dû se réfugier à proximité des humains. Une vieille sorcière avec qui elle partageait depuis longtemps sa science de guérisseuse l’avait aidée à s’intégrer dans un village proche au bord du lac de Koralia. Son physique étrange, yeux rouges et chevelure aux reflets mauves, avait été mis sur le compte d’une maladie non contagieuse. À la mort de la vieille femme, elle avait repris son rôle de soigneuse.

       Après avoir nettoyé toutes les blessures, elle le veilla nuit et jour pendant presque une semaine, changeant régulièrement ses vêtements trempés de sueur, lui transmettant des flots d’énergie, mettant quasiment sa propre vie en danger pour empêcher son esprit de lâcher prise et pour permettre à son corps de se régénérer. Elle était au bord de l’épuisement lorsque le prince reprit enfin connaissance. Il s’agita, en proie à la panique.

     « Où suis-je ? Qu’est-ce qui m’arrive… »

       Lyanis frémit de joie. Elle commençait à craindre de ne pas parvenir à le sauver.

     « Ne vous affolez pas, prince Lauréan ! Pour vous sauver, j’ai dû vous donner forme humaine, comme moi. Vous êtes sûrement engourdi et ankylosé car vous êtes resté inconscient durant cinq jours. Si votre tête est douloureuse, c’est normal.

     - Humain ? J’ai perdu connaissance durant cinq jours ? Mais où suis-je ? Quelle a été l’issue de la bataille ? Qui êtes-vous ? Je ne vois rien !  »

       La jeune femme fronça les sourcils devant l’angoisse manifeste du blessé. Elle passa doucement sa main sur son front, dégageant les mèches émeraude dont les reflets rappelaient les écailles du bâtisseur. Elle passa une compresse humide sur ses paupières. Lauréan cligna des yeux.

     - Ça va mieux ainsi ?

     - Je vois un peu de lumière. Alors que s’est-il passé ?

       Inquiète de sa réaction, Lyanis lui prit la main.

     - La bataille a fini en un vrai carnage, sans vainqueur. C’est un sorcier qui a gagné contre nous tous ! Il s’est vanté d’avoir jeté un sort de discorde, il y a trente ans. Apparemment, j’y ai échappé, seule parmi nous tous. Sûrement parce que je prenais très souvent une apparence humaine…

       Un souvenir remonta brusquement à la surface de l’esprit de l’Yphaste.

     - Vous êtes cette Warjanyane… Lyanis, n’est-ce pas ? Mais qu’avez-vous dit ? Un sorcier ? Il faut organiser nos défenses…

     - Ne vous agitez pas, seigneur prince ! De toute façon, il n’y a plus d’urgence, maintenant !

     - Plus d’urgence ? Mais…

     - Prince Lauréan, nous sommes probablement les deux seuls survivants de l’espèce dragon. »

       Les mots laissèrent Lauréan abasourdi quelques instants. Son visage se crispa sous l’effet d’une colère aussi violente que subite. D’un geste brusque, il se redressa dans son lit et attrapa la jeune guérisseuse à la gorge. Il commença à l’étrangler en l’insultant.

     « Tu mens ! Sale garce ! C’est impossible ! Ils ne peuvent pas tous… Non ! Tu essayes de m’embobiner ! Mais tu ne m’auras pas ! »

       Lyanis essaya de se dégager, sans succès. Il maîtrisait mal son corps humain, mais sa rage compensait sa maladresse. Elle sentit l’air lui manquer.

     « Bon, aux grands maux, les grands remèdes ! » songea-t-elle en rassemblant ses dernières forces psychiques. Elle lui envoya une décharge électrique qui le fit lâcher prise en jurant. Elle profita de sa stupeur pour le gifler à toute volée, épuisant le peu d’énergie qui lui restait.

     « Pauvre crétin de mâle buté ! Quand je pense que je viens de passer tout ce temps à me vider de mon énergie dans l’espoir de vous voir ouvrir les yeux ! Au risque d’en mourir ! J’aurai bien mieux fait de vous laisser crever sur le champ de bataille avec les autres ! » lui cracha-t-elle à la figure avant de vaciller puis de s’effondrer à ses pieds, victime de son épuisement.

       Le prince Lauréan secoua la tête, surpris par la réaction violente de la Warjanyane, mais surtout par son propre comportement. C’était inhabituel ! D’abord, en général, il était plutôt courtois et poli envers les femmes, d’autant plus lorsqu’elles étaient aussi jolies que cette fille. Et pourquoi l’avoir agressée alors qu’elle venait vraisemblablement de lui sauver la vie ? Comme elle avait sauvé Draikyn vingt-cinq ans plus tôt, d’ailleurs ! Ce jour-là aussi, il avait failli la tuer, avant même de chercher à comprendre. Cela ne lui ressemblait vraiment pas ! Sauf que… Qu’avait-elle dit, déjà ? Un sort de discorde… Ça expliquerait tellement de choses, les échecs dans les tentatives de conciliation, sa violence… Il réagit soudain, soulevant gauchement la jeune fille entre ses bras. Il la déposa sur la couche qu’il venait de quitter et lui caressa le front, affolé par sa pâleur de cire. Il n’était pas guérisseur, lui ! Il se rappela alors ses derniers mots… Elle s’était vidée de son énergie… Pour lui !

     « Par Ypheas ! jura-t-il en fouillant ses souvenirs. Les Warjanyans ne travaillent jamais en solo ! Ils ont toujours quelqu’un pour leur fournir de l’énergie ! Et elle est restée seule avec moi pendant une semaine ! »

       Il frissonna. Comment faire, avec cette enveloppe humaine ? Il opta pour le contact, serrant sa main entre les siennes, ouvrant son esprit comme il l'aurait fait sous sa forme naturelle. Immédiatement, il sentit l’influx d’énergie se mettre en place, comme aspiré par le corps de Lyanis dont le visage blême reprit peu à peu des couleurs. En même temps, il songea qu’il serait dommage de ne pas profiter qu’elle était sans défense pour vérifier les souvenirs de son ennemie.

       Il entreprit de fouiller son esprit, cherchant les événements les plus récents. La scène avec le sorcier se déroula dans sa tête. Il reconnut avec horreur le responsable du génocide dragon.

     « Ça suffit maintenant ! »

       Le contact fut brutalement rompu. Lyanis avait rouvert les yeux, folle de rage.

     « Vous n’êtes qu’un lâche ! jeta-t-elle. Profiter ainsi de ma faiblesse pour violer mon âme !

     - Je… Je suis désolé… balbutia-t-il, pris par surprise.

     - Éloignez-vous de moi ! Vous êtes un monstre ingrat et insensible ! Fichez-moi le camp ! Et allez vous faire tuer ailleurs ! »

       Il décela un peu de gêne dans sa colère mais sa propre fureur reprit le dessus. Elle n’avait aucune raison d’être furieuse. Après tout, ils étaient ennemis.

     - Découvrir qu’on est le seul survivant de son espèce, et qu’on a participé à un massacre sous le coup d’un sort lancé par un traître, c’est un peu dur à avaler ! Je ne suis pas désolé de vous dire que je devais vérifier si vous ne mentiez pas ! Vous n’êtes qu’une Warjanyane, après tout. Vous êtes en mon pouvoir et je n’ai pas encore décidé ce que j’allais… »

       Il s’interrompit brusquement et prit la mesure des paroles qu’il prononçait en découvrant les lueurs orageuses dans le regard de la jeune femme.

     « Oh ! Non ! Ce n’est pas du tout ce que je pensais ! bafouilla-t-il. C’est impardonnable, mais… Branag est décidément un beau salaud ! Il faut que je fasse quelque chose pour ce sort de discorde, après on pourra parler sainement…

     - Vous connaissez son nom ? Sursauta-t-elle. Toute sa colère avait disparu puisqu’il avait conscience de son état.

    - J’ai reconnu son visage, dans votre souvenir… Mais il faut que je réfléchisse… Ah oui ! Je me souviens maintenant ! Le contre-sort, c’est…

       Il murmura quelques phrases avant de se prendre la tête entre les mains sous l'effet d'une douleur aussi violente que brève. Il eut l’impression qu’un voile disparaissait brusquement devant ses yeux en regardant la jeune femme allongée. Son cœur s’emballa. Qu’avait-il pensé tout à l’heure ? Cette fille n’était pas seulement jolie ! C’était sans doute la plus belle femme qu’il ait jamais vue ! Et la plus belle dragonne, si ses souvenirs ne le trompaient pas. Le soulagement s’empara de lui. C’était la preuve la plus éclatante que le sort avait été levé. Comment aurait-il pu ne pas le remarquer sinon ?

       Surpris par ses émotions peu appropriées aux circonstances, il se recula et se laissa tomber dans un fauteuil. Il resta étonné par ces gestes humains qu’il accomplissait maintenant sans y penser, alors qu’ils ne lui étaient à priori pas naturels.

       Lyanis se redressa sur un coude.

     « Qu’allons-nous faire à présent, prince Lauréan ? »

       Il eut un sourire triste en entendant ce titre pompeux. Il était brutalement conscient de la réalité.

     « Je crois bien ne plus être prince de quoi que ce soit, demoiselle Lyanis. Je ne sais même plus exactement ce que je suis. Appelez-moi donc par mon prénom, sans cérémonie ! »

       Elle eut un sourire hésitant.

     « D’accord, Lauréan… Vous…

     - Et puis, tant qu’on y est, dis-moi tu ! coupa-t-il. On va devoir faire équipe tous les deux, si on veut détruire ce sorcier de malheur ! Qu’en penses-tu ? »

       Lyanis leva les yeux au ciel.

     « J’ai l’impression que de toute façon, je n’ai pas mon mot à dire, n’est-ce pas ? »

       Surpris, il l’observa une seconde. Un petit soupir de soulagement lui échappa lorsqu’il comprit qu’elle le taquinait.

    « C’est exactement ça, petite violette. Tu m’as sauvé la vie, et maintenant, tu ne pourras plus te débarrasser de moi ! Bon, je meurs de faim ! Non ! protesta-t-il comme elle se levait d’un bond. Je suis en pleine forme ! Puisque tu t’es occupée de moi au mépris de ta santé, c’est à mon tour de prendre soin de toi ! Où est la cuisine ? »

       Lyanis lui désigna la pièce du doigt tandis qu’un sourire amusé fleurissait sur ses lèvres.

     


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