•   Le prince Arnald d’Arkanie retint d’une main ferme son fougueux destrier dont la robe blanche était souillée par la boue et le sang. La visière relevée de son heaume en métal noir laissait voir son regard brun concentré. Son haubert était recouvert d’un bliaut rouge et argent déchiré, preuve, si nécessaire, qu’il avait pris part aux combats. Il adressa dans sa tête une prière à la Grande Déesse, pour que ce conflit inutile cesse rapidement, sans faire davantage de victimes. L’avant-garde de l’armée arkanienne était prête à mener l’assaut contre la Cité Lumineuse dont le dernier bataillon de cavaliers venait de se réfugier derrière les remparts.

    « Regardez ! Regardez ! Ils se rendent ! »

      Des cris de joie jaillirent soudain derrière lui. Des drapeaux blancs s’élevaient lentement sur les tours de la ville assiégée depuis deux jours. Arnald secoua la tête. Ce siège lui laissait un goût amer dans la bouche. À ses côtés, le général Enyales de Rodis affichait un large sourire. C’était un homme d’une quarantaine d’années, un peu plus petit que le prince, mais très large d’épaules. Le sentant prêt à investir la cité sans attendre, Arnald se tourna vers lui.

    « Enyales, que les soldats rejoignent les camps et prennent du repos. Je ne veux que les officiers principaux à mes côtés. Faites passer la consigne dans les rangs de l’armée. Quiconque sera surpris en train de commettre un acte de pillage ou de violence sur un civil de cette cité sera immédiatement banni de l’armée, est-ce clair ? Insistez bien là-dessus : tout viol sera passible de la peine de mort ! »

      Le général de Rodis pâlit brusquement.

    - Enfin… Mon prince… Votre victoire est complète, la cité Lumineuse s’est rendue ! Nous n’avons pratiquement pas eu à combattre !

    - Je ne vois pas le rapport, Enyales !

    - Mais ils sont écrasés, humiliés, vaincus ! Et les richesses de cette ville sont…

      Le prince Arnald haussa les épaules.

    - Vous m’agacez sérieusement, général ! Je souhaite que nous fassions la paix avec le comte de Queffelec ! C’est clair ?

    - La paix ?

      Rodis regarda le jeune prince avec effarement.

    - Mon prince, sauf le respect que je vous dois, vous devenez complètement fou ! Ils sont venus nous attaquer les premiers !

    - Pour la dernière fois, Enyales, je n’ai pas à me justifier devant vous ! Mon père m’a confié le commandement de cette armée. C’est moi qui prends les décisions ! Cette ville est trop belle pour que je tolère que quiconque de mon armée ne la souille. La Cité Lumineuse ne doit pas être dévastée sur un malentendu ! »

      De l’autre côté du prince, le chevalier Cœlian de Mandaly, vêtu d’un simple haubert argenté sur des jambières noires, hocha la tête gravement.

    - Vous avez raison, mon prince ! Je sais de source sûre que le comte de Queffelec a été contraint à s’engager dans ce conflit qu’il ne souhaitait pas. Un pacte datant de plusieurs siècles entre les Queffelec et les ancêtres de Jolande. Il faut rétablir la paix entre l’Arkanie et la Cité Lumineuse. Il y va de la survie des peuples de Mystia.

    - Je savais pouvoir compter sur ton soutien, Cœlian.

    - Je me demande bien en quoi un démon peut se soucier de la paix ! grommela le général.

      Cœlian de Mandaly eut un sourire moqueur. Le prince songea que son ami méritait vraiment son surnom car l’étincelle qui brillait dans ses yeux semblait réellement diabolique.

    - Rodis, mon ami, vous ne savez décidément rien sur les démons ! susurra Cœlian. Sinon, vous ne joueriez pas ainsi à les provoquer ! »

      Enyalès de Rodis se contenta de lancer un regard noir à celui qu’il considérait comme un rival, mais qu’il se gardait bien de défier. La mort du frère aîné d’Arnald avait mis un frein à ses ambitions. Il avait bien tenté de gagner les bonnes grâces du cadet à qui il n’avait jamais prêté attention jusque là. Il avait vite compris qu’il ne pourrait jamais s’immiscer entre le prince et Mandaly. Ils étaient nés à quelques jours d’intervalle vingt-cinq ans plus tôt. Leurs mères étaient amies proches. Le père de Mandaly était mort alors qu’il n’avait que quelques jours. Les deux enfants avaient alors grandi ensemble, entre le palais de Koralia et le manoir de Mandaly. L’amitié qui les liait ne s’était jamais démentie. Et depuis la mort de son frère, Arnald appréciait d’autant plus la franchise sans flagornerie de Cœlian.

      Devant eux, la cité ancestrale des comtes de Queffelec étincelait sous le soleil levant. Les toits des nombreuses tours et citadelles qui défendaient la ville scintillaient grâce aux minuscules cristaux enchâssés dans les lauzes gris pâle qui les recouvraient. Arnald poussa un soupir de lassitude. Pourquoi avait-il fallu que la paix qui régnait depuis tant de siècles sur le royaume d’Arkanie soit brisée ainsi ?

      Avec tristesse, le prince écouta claquer au vent les drapeaux blancs, symboles de sa victoire, de la défaite de ses ennemis. L’armée commença à se replier selon ses ordres. Les quatre généraux vinrent se placer derrière lui : Morannon, Rydan, Trevalyn et Rodis. Arnald détourna le regard devant leurs mines réjouies. Il aimait se battre, il adorait les duels à l’épée, à la lance, les corps à corps, la lutte pour le sport, mais il détestait le sang et la guerre. Soudain, des exclamations jaillirent dans son dos car les hautes portes de la Cité Lumineuse s’ouvraient. Arnald leva un bras pour exiger le calme de ses officiers. Un cavalier de petite taille entièrement vêtu de noir sortit de la cité, porteur d’un étendard blanc. Sa monture à la robe fauve gravit la colline avec lenteur, au pas. Lorsque l’inconnu fut à quelques mètres des arkaniens, il mit pied à terre et avança d’un pas mal assuré vers les vainqueurs.

      Le murmure s’amplifia lorsque les généraux découvrirent que la mince silhouette qui s’approchait était vêtue d’une longue robe noire. Sa tête était recouverte d’un voile de deuil qui dissimulait entièrement sa chevelure et la moitié supérieure de son visage.

    - Voilà quelque chose de fort intéressant, mon prince ! commenta le chevalier de Mandaly dont le sourire narquois réapparut.

    - Une femme ! Même pas, c’est tout juste une gamine ! Ils se moquent de nous, prince ! siffla de Rodis.

      Arnald secoua la tête, intrigué.

    - Enyales, taisez-vous !

      La jeune fille s’approcha. Le cœur d’Arnald se serra en distinguant le visage couvert de larmes derrière la voilette. Selon la coutume, la jeune fille mit un genou à terre devant le prince pour lui tendre la clef qui symbolisait le pouvoir de la ville. Sa voix claire s’éleva, un peu tremblante, avant de s’affermir.

    - Prince Arnald d’Arkanie, au nom du comte Gavian de Queffelec, je suis venue vous remettre la clef de la ville, symbole de votre victoire et de notre défaite. La destinée de la Cité Lumineuse est désormais entre vos mains.

      Arnald mit pied à terre, imité immédiatement par Cœlian. Avec douceur, il prit les mains de l’inconnue pour l’aider à se relever. Elle leva vers lui son regard clair étonné. Sa surprise fut encore plus grande lorsqu’il lui baisa courtoisement la main.

    - Gardez donc cette clef, gente damoiselle ! Qui êtes-vous donc ? Je suis étonné de ne pas voir le comte de Queffelec ?

      La jeune fille se dégagea brutalement.

    - Le frère de ma mère, le comte de Queffelec est gravement malade. Il ne peut quitter sa couche. Mon cousin Tryer de Queffelec, son héritier, a été blessé au bras durant votre premier assaut. La plaie a provoqué de fortes fièvres qui l’ont laissé épuisé. Je suis Estelle des Brumes, le seul membre de la famille encore indemne.

      Arnald sourit avec douceur.

    - Votre jeunesse m’a surpris, mais je ne voulais en aucun cas vous offenser, damoiselle Estelle. Si vous le permettez, je vais envoyer mon médecin personnel auprès de vos parents.

      Estelle haussa les épaules.

    - Quelle offre généreuse ! ironisa-t-elle. Malheureusement je… Enfin, nos médecins ont été formels. La mort de mon oncle n’est qu’une question de jours, d’heures peut-être, c’est pourquoi il souhaiterait à tout prix s’entretenir avec le roi d’Arkanie. Le plus vite possible.

      Les officiers murmurèrent de plus belle et Enyales de Rodis faillit s’étrangler.

    - Espèce de petite péronnelle ! s’exclama-t-il. Votre peuple est vaincu ! Vous n’avez aucune exigence à avoir ! Le roi ne se déplacera que s’il en a envie ! De quel droit osez-vous lui donner des ordres ?

      La jeune fille crispa les poings, la rage effaçant le chagrin de son visage.

    - Homme stupide et brutal ! cracha-t-elle. Croyez-vous que vous auriez vaincu si facilement le peuple de la Cité Lumineuse si nous n’avions pas été trahis ? Quelle belle victoire que la vôtre, contre une ville pillée de toutes ses réserves de nourriture et d’armes, dont la plupart des hommes valides est victime d’un empoisonnement général ! Vous avez vaincu une armée de cinquante guerriers ! Composée de jeunes garçons à peine sortis de l’enfance et de vieillards !

      Le chevalier de Mandaly hocha la tête avec gravité. Les arguments de la jeune fille étaient exactement les mêmes que ceux avec lesquels il avait tenté de convaincre les généraux la veille. Néanmoins, il était surpris. Cette jeune demoiselle avait vraiment beaucoup d’aplomb pour s’adresser ainsi à un officier ennemi.

      Le prince Arnald se tourna vers Enyales, furibond.

    - Rodis ! Taisez-vous ! Je n’ai à aucun moment requis votre opinion !

      Il se tourna vers la jeune fille qui tremblait de rage, s’inclinant devant elle.

    - Damoiselle Estelle, je vous prie d’excuser l’impolitesse de mon général. Je suis le second fils du roi Thomlar d’Arkanie. Mon père devrait arriver ici dans la journée avec le reste de notre armée. En son nom, j’accepte la demande de rencontre de votre oncle.

      La jeune fille parut étonnée des égards que lui témoignait le prince. Elle sembla se détendre un peu.

    - Quelles sont vos intentions maintenant ? Vous ne trouverez pas à vous ravitailler dans Queffelec. Il ne reste rien !

      Arnald hocha la tête.

    - Mon armée restera à l’extérieur de la ville. Nous vous enverrons des vivres si vous en manquez.

      Elle eut un sursaut étonné.

    - Vous n’investissez pas la Cité Lumineuse ? Vous ne nous réduisez pas en esclavage ?

    - Non ! coupa le prince, agacé. Nous resterons en dehors. Lorsque mon père sera arrivé, nous viendrons parlementer avec le comte de Queffelec.

    - Mais…

    - Damoiselle Estelle, je vous prie de porter mon message pacifique à votre oncle.

      Estelle eut un sourire crispé avant de plonger dans une révérence qui gêna le prince.

    - Relevez-vous, je vous en prie ! Hier je me suis battu contre un jeune homme à l’armure noire. Son écu était orné d’une étoile blanche. Je vous prie, damoiselle Estelle, de lui adresser toute mon admiration. C’est un fier combattant !

      La jeune fille haussa les sourcils.

    - Il s’agit de Tryer, mon cousin ! Je lui ferai part de votre message, n’ayez crainte. Mais la Cité Lumineuse n’a pas attendu le jugement d’un ennemi pour le considérer à sa juste valeur ! »

      Le général s’étrangla une fois de plus, mais un regard du prince lui fit ravaler ses paroles. Le chevalier de Mandaly éclata d’un rire franc. Voilà une fillette qui n’avait pas froid aux yeux ! Estelle fixa avec colère l’homme qui n’avait pas pris part à la discussion. De quel droit se permettait-il de se moquer d’elle ? L’hilarité de Cœlian redoubla.

    - Nous ne sommes ennemis, damoiselle Estelle, que parce que votre peuple l’a bien voulu ! rétorqua brusquement Arnald. Il n’y a aucune animosité dans mon cœur. Je suis ici pour faire la paix. Vous pouvez aller, damoiselle Estelle. Dès l’arrivée de mon père, nous nous rendrons à l’invitation du comte de Queffelec. Je vous en fais la promesse ! »

      Tout en parlant, il l’avait raccompagnée jusqu’à son cheval à la robe fauve flamboyante et l’aida à enfourcher sa monture.

      Sans un mot d’adieu, la cavalière éperonna son cheval. En un rien de temps, elle disparut à l’intérieur de la ville dont les portes restèrent ouvertes.

      Le prince Arnald la suivit des yeux, perplexe, puis se retourna vers son général, le regard sombre.

    - Enyales, décidément votre brutalité n’a d’égale que votre manque de courtoisie ! Cette jeune fille de très haute noblesse est venue reconnaître la défaite de sa cité. Son oncle est en train d’agoniser ! Elle fait partie des vaincus. Vous auriez pu faire preuve de quelques égards et ne pas accroître encore son humiliation !

    - Je ne vous comprends pas, mon prince ! Vous êtes le vainqueur ! Cette fille était à vous. Ou à celui à qui vous l’auriez offerte ! Nul doute qu’elle était préparée à ce qui aurait dû l’attendre ! C’est le privilège du vainqueur.

    - Mais contrairement à vous, je ne me comporte jamais en barbare. Je suis marié et n’ai nulle envie de tromper ma femme avec une inconnue !

    - Voyons, mon prince ! ironisa Cœlian. Vous savez bien qu’un bon et honnête chevalier comme Rodis n’attend qu’une seule chose de la guerre ! Le plaisir d’assouvir ses désirs avec les femmes de ceux qu’il a lui-même éventrés !

      Le général devint rouge de colère, mais le prince fit immédiatement cesser la querelle.

    - Trêve de bavardage ! Retournons au camp. »


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