•   La nuit était tombée sur la Cité Lumineuse. Dans le camp de l’armée arkanienne, une intense activité avait laissé la place à un calme tranquille. Les préparatifs pour le départ du lendemain avaient pris fin lorsque l’obscurité s’était faite trop épaisse. Arnald et Cœlian s’étaient éloignés pour fuir le regard courroucé de Rodis. Ce dernier ne comprenait pas que le prince se commette avec les hommes de troupe pour accomplir sa part des basses besognes. Il ne voyait pas que ce faisant, le prince gagnait la loyauté de ses soldats.

      Arnald s’installa à côté de son ami nonchalamment étendu sur le dos dans l’herbe, regardant les étoiles.

    « Mon prince, étiez-vous sérieux ?

    - À quel propos, Cœlian ?

    - Cette petite… Estelle des Brumes.

    - Tu veux dire en acceptant sa présence au sein de l’armée ? Évidemment ! Je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas été sérieux. Tout comme toi ou moi, elle désire venger sa famille. C’est un motif qu’on ne peut refuser à la légère. Et puis, elle est amplement capable de se défendre seule, comme Enyales l’a appris à ses dépens ! Elle a gagné le droit de nous accompagner, Cœlian.

      Le chevalier de Mandaly se redressa brusquement. Dans ses yeux bleus brillait une lueur de froide détermination. La sensation qui l’avait envahie lors du duel, au moment de la traîtrise de Rodis, passait et repassait dans sa mémoire. Son cœur glacé d’effroi lorsqu’elle avait roulé au sol. Cette horrible impression d’être impuissant… Il ne voulait pas la ressentir à nouveau.

    - Je n’apprécie pas votre décision. Je suis inquiet. Je ne conteste pas son droit à nous accompagner. Mais nous sommes en guerre ! Elle risque de nous retarder ! Par sa seule présence, elle risque de semer le trouble dans notre armée. C’est une… femme !

      Arnald éclata de rire.

    - Avoue plutôt que c’est toi qui a peur d’être troublé par elle, mon cher ami ! Elle a de bien jolis yeux verts ! Et sa silhouette est loin d’être désagréable à regarder, n’est-ce pas ?

      Un demi sourire torve apparut sur les lèvres du chevalier.

    - Vous savez très bien, qu’à ce genre de jeu, aucune fille ne fait le poids contre moi ! Non, en vérité, ce que je crains, c’est Enyales. Il ne lui pardonnera pas sa défaite. Il va vouloir se venger.

    - Je ne crois pas. Tout vexé qu’il soit, il se tiendra tranquille ! Il sait que sa position n’est plus assurée. Je le chasserai immédiatement de l’armée s’il manque une fois de plus au code d’honneur et il en a bien conscience. Il tient trop à sa position. Rassure-toi mon ami, il ne prendra pas ce risque ! Ta protégée n’a rien à craindre.

    - Ce n’est pas ma protégée ! Et je vous trouve bien sûr de vous, Arnald !

      Le prince sourit avec espièglerie.

    - Évidemment, parce que je te confie la mission de veiller sur elle ! Avec toi, elle sera en sécurité ! Tu vois, elle est bien ta protégée !

    - Hors de question ! protesta Cœlian, furieux. Je refuse ! Je ne suis pas une nounou !

    - Tu n’as pas le choix, mon ami. C’est un ordre princier ! »

     

    ♦♦♦

     

      Bien droit sur son étalon à la robe d’un noir de jais, le chevalier de Mandaly regardait le soleil se lever derrière la Cité Lumineuse. Un discret soupir lui échappa, mais rapidement son visage reprit son expression habituelle, celle qui avait donné naissance à sa réputation : sourire dur et froid, regard moqueur et méprisant. Qu’il soit en train de se battre ou de charmer une femme séduite par sa silhouette musclée, il se départait rarement du sourire diabolique de celui qui a signé un pacte avec un démon. Le regard bleu perçant, les cheveux noirs en bataille qui encadraient son visage aux traits réguliers et la petite cicatrice qui barrait sa joue droite, les vêtements toujours noirs, comme son cheval, tout cela soulignait encore l’air ténébreux qu’il cultivait avec un certain plaisir.

      Ce fameux sourire se figea lorsqu’il découvrit le cavalier d’apparence fragile qui se dirigeait vers lui. Sur un léger geste de sa part, sa monture fit volte-face et galopa en direction du camp des arkaniens. Arnald terminait de replier sa tente.

    - Que se passe-t-il, Cœlian ? s’enquit-il.

    - Votre invitée arrive, mon prince. Par pitié, revenez sur votre décision ! Ou au moins trouvez-lui un autre garde du corps !

    - Elle est en avance, mon vieux. Nous n’aurons pas à l’attendre, contrairement à ce que tu craignais hier soir ! »

      Courtoisement, le prince s’avança pour souhaiter la bienvenue à la jeune fille. Celle-ci mit pied à terre et s’inclina, comme l’aurait fait un chevalier. Il lui prit la main et la releva immédiatement.

    - Je suis heureux que vous n’ayez pas renoncé à votre projet, damoiselle Estelle. Soyez la bienvenue au sein de mon escorte.

    - Je vous suis reconnaissante de votre bienveillance, prince Arnald.

    - Peut-être vous souvenez-vous du chevalier de Mandaly ? Il est le plus proche ami que je n’aurais jamais, hormis ma femme. Je lui confierai ma vie les yeux fermés. Il va vous mettre au courant du déroulement du voyage.

    - Nous avons déjà été présentés, en effet, murmura-t-elle en songeant avec gêne à son moment de faiblesse.

      Cœlian grinça des dents à cette perfidie du prince qui n’osait même pas avouer à la jeune femme qu’il lui avait attribué un garde du corps ! Il s’avança, l’obligeant à reculer d’un pas. Il la salua d’un simple signe de tête tout en la toisant de sa hauteur. Dans son regard brillait ce que ses amis appelaient l’étincelle démoniaque.

    « Pour qui se prend-il ? » songea la jeune fille que ce comportement agressif déroutait. Il avait été si gentil lors de la mort de son oncle ! Elle soutint son regard quelques instants et le prince Arnald se mit à rire. Tous deux se tournèrent vers lui, surpris.

    - Qu’y a-t-il de si drôle, mon prince ? jeta le chevalier.

    - Rien du tout, mon ami ! Damoiselle Estelle, nous partirons dès que le camp sera levé.

    - Je suis prête, prince Arnald. »

      Cœlian ne bougea pas, continuant à la jauger des pieds à la tête. Comme la veille, la jeune fille était vêtue de jambières de cuir noir, mais un large poncho de laine grise recouvrait en partie la cotte de maille, dissimulant ses formes féminines. Sur son dos, elle portait un arc léger en bois de saule et un carquois empli de flèches à la pointe acérée. Une petite gibecière de cuir vert pendait en bandoulière en travers de sa poitrine. À sa taille, son épée et sa dague étaient accrochées à une ceinture de même teinte que la sacoche, prêtes à être dégainées. Qui que soit son maître, il l’avait bien formée. Le souvenir de sa petite sœur traversa son esprit, ravivant la douleur aigüe de son deuil trop récent. Kyriane aurait sûrement adoré cette jeune fille, qui, comme elle, préférait se défendre seule. L’impression de devoir la protéger à tout prix le submergea de nouveau, comme la veille, le laissant abasourdi. Il ne pourrait pas se sentir tranquille tant qu’elle serait près de lui.

    - Vous avez là un bien bel animal ! lança-t-il brusquement en désignant le cheval bai qui portait un petit paquetage. Il a l’air solide et rapide. Qu’en est-il de son endurance ?

    - Largement suffisante ! Croyez-moi ! rétorqua-t-elle. Alsved est de bonne race. Il ne flanchera pas.

    - Je suppose que tous vos bagages ne sont pas là. Une caravane s’apprête-t-elle à vous suivre ?

      Agacée par son ironie mordante, elle releva le menton, d’un air de défi.

    - Soyez sans crainte, chevalier, vous ne serez pas obligé de porter mes affaires. Il y a là une tente, des vêtements chauds et quelques vivres.

    - Oh ! Quel dommage ! persifla-t-il. Moi qui pensais vous voir en grande tenue tous les soirs, auprès du feu… J’aurais pu vous distraire en déclamant des vers…

    - Quant à ça, je puis vous rassurer tout de suite ! Je n’ai nul besoin de robes du soir pour que vous me distrayiez ! J’espère simplement que vous n’avez pas oublié vos grelots et vos marottes ! Vous feriez un parfait bouffon !

      Partagé entre amusement et fureur, Cœlian ferma à demi les yeux.

    - Il suffit, Estelle des Brumes. Je vous ai vu vous battre, hier. Je sais que bien que femme, vous êtes capable de vous défendre. Cependant, j’ai aussi compris que vous n’auriez pas pu tenir encore longtemps face à Rodis. Il vous avait épuisée ! Vous êtes encore une enfant. Comment pourriez-vous être à même de supporter ce qui nous attend ? Nous partons en guerre !

    - Comment ? Vous seriez capable de le supporter, et pas moi ? Je ne vois pas pourquoi ! De toute manière, le prince a accepté que je participe à votre campagne, je ne vois pas en quoi ma résistance vous regarde !

      Cœlian haussa les épaules.

    - Imaginez-vous que mon prince, dans son immense bonté, m’a chargé de veiller sur vous !

    - Je vous demande pardon ? s’insurgea Estelle. Vous ? Veiller sur moi ? C’est hors de question ! Je n’ai pas besoin d’un garde du corps !

    - Je n’ai pas plus envie que vous de jouer ce rôle. Mais ma loyauté envers mon ami Arnald m’y oblige. Alors vous obéirez à mes consignes, car je n’ai nulle envie de devoir vous courir après, c’est clair ?

    - Me courir après ? Vous obéir ? Vous prenez vos désirs pour des réalités, chevalier !

      D’un geste rapide et précis, il immobilisa ses poignets, attirant son visage tout près du sien.

    - Les soldats obéissent à leurs officiers sans discussion. Si vous voulez partir avec l’armée arkanienne, vous en passerez par là ! Si vous ne vous en sentez pas capable, la Cité Lumineuse vous attend là-bas, juste derrière la colline !

    - Je vous déteste ! hurla-t-elle, songeant qu’il l’avait piégée.

    - Je m’en contrefiche, petite amazone. Avez-vous fait votre choix ?

      Estelle baissa la tête, réprimant à grand-peine l’envie de lancer un sort. Il était trop tôt pour qu’elle dévoile sa magie encore incertaine. Pourtant, ce serait tellement drôle de voir cet orgueilleux misogyne immobilisé la tête en bas !

    - Je tiens à partir avec votre armée, alors je me plierai à vos commandements, dans la mesure où je ne les considérerai pas comme des brimades.

    - Si jamais vous passiez outre à une de mes instructions, chevalière des Brumes, susurra-t-il en insistant lourdement sur le titre, je serais impitoyable. Je tiens à vous prévenir que, puisque vous tenez à voyager comme un homme, alors vous serez châtiée comme tel !

      La froideur et la dureté de sa voix firent frissonner la jeune fille qui ne sut que répondre, terrifiée par la détermination qui luisait dans les prunelles bleues si proches des siennes.

    « Vous êtes un démon ! » frissonna-t-elle, ses yeux soudains remplis de larmes. Il la lâcha en éclatant d’un rire sarcastique et violent. La réaction qu’il provoquait d’ordinaire avait fini par arriver. Mais habituellement, ses victimes lui résistaient moins longtemps.

    - Un démon ? Tout à fait, damoiselle, enfin, c’est ce que mes ennemis et mes maîtresses disent de moi ! Vous chevaucherez à mes côtés, près du prince. Manifestement, le départ est imminent ! »

      Il s’éloigna d’elle à grands pas, et elle frictionna ses poignets pour y rétablir la circulation. Alsved s’approcha d’elle et la poussa doucement de ses naseaux. Découragée par cet accueil peu amène, elle appuya son front contre lui, puis se reprit. Pour partir à la recherche de son frère, elle était prête à supporter bien pire que ce diable de Mandaly et son regard glacial.

      D’un geste gracieux, elle se remit en selle pour rejoindre le chevalier qui l’attendait d’un air narquois.


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