•   Au sommet de la plus haute colline de la Cité Lumineuse, deux grands feux étincelaient. La population de la Cité Lumineuse et l’armée arkanienne se recueillaient sur l’esplanade du Temple où les bûchers funéraires avaient été dressés. Dès l’apparition de la constellation de la Déesse, ces derniers avaient été embrasés. Ces deuils, causés par le même assassin, avaient un peu rapproché les deux peuples même s’ils ne se mélangeaient pas encore. Seuls le prince, Estelle et Tryer priaient ensemble. Petit à petit, les gens quittèrent le sommet sacré dédié à la Grande Déesse, gardienne de la vie et de la mort. Accompagnée de sa vieille nourrice qui lui servait de chaperon, Ellyn de Rochlan les suivit à son tour, laissant les trois jeunes gens à leur chagrin silencieux. Elle avait la gorge serrée, ne sachant trop comment apporter son soutien à son amie et au nouveau comte à qui elle était promise. Elle aimait passionnément Tryer malgré le fait que le mariage ait été arrangé par leurs pères respectifs. L’amitié entre les familles de Rochlan et de la Cité Lumineuse perdurait depuis des siècles. Mais maintenant que le royaume d’Arkanie avait pris l’ascendant, son avenir ne semblait plus aussi assuré.

      Lorsque les flammes commencèrent à faiblir, Tryer et sa cousine se détournèrent enfin. Suivis par le prince Arnald, ils descendirent à pas lents le long de la route pavée de marbre noir qui courait autour de la colline jusqu’à l’entrée de la cité de Queffelec. Rompant avec un protocole qu’il n’aimait pas, le fils du roi Thomlar étreignit Tryer devant la porte de la Cité Lumineuse où attendait l’escorte arkanienne. Le nouveau comte de Queffelec lui rendit maladroitement son étreinte à cause de son bras blessé, avant de s’écarter. Le chevalier de Mandaly s’inclina alors devant les deux cousins.

    - Je vous présente toutes mes condoléances. murmura-t-il.

      Tryer hocha la tête en signe de remerciement.

    - Nous partirons dès demain, fit soudain Arnald, comme s’il venait de prendre une décision. Je dois accomplir le serment que j’ai prêté à mon père. Les traîtrises d’Artus de Jolande appellent un châtiment qu’il recevra !

    - Qui restera à la Cité Lumineuse, pour en devenir le gouverneur ? demanda Enyales de Rodis, une lueur malveillante au fond des yeux. Ellyn frissonna, connaissant le général de réputation. Cœlian leva les yeux au ciel, se demandant quand son ami limogerait enfin ce nuisible.

      Estelle et Tryer se tournèrent vers le nouveau souverain, anxieux.

    - Personne ! Pour faire justice à mon père et mon frère, j’aurai besoin de toute mon armée, et de ses meilleurs éléments !

    - Mais, mon roi ! » Le général frappa du pied. « Le royaume d’Arkanie a écrasé la Cité Lumineuse ! Elle vous appartient !

      Arnald le foudroya du regard.

    - Je crois qu’il y a un certain nombre de choses à mettre au point, Enyales ! Tout d’abord, hier soir mon père m’a nommé à la tête de l’Arkanie. C’est donc moi, et moi seul qui prend les décisions politiques ! Ensuite, je ne suis que régent, jusqu’à ce que mon neveu soit en âge de régner. Je vous prierai donc de cesser de me donner le titre de roi qui revient à Majan. Comme je me tue à vous le répéter depuis hier, je suis et resterai prince ! Pour finir, comme décidé par mon père avant sa mort, je signerai un protocole de paix avec le comte Tryer de Queffelec. La Cité Lumineuse restera libre et sous son autorité. Et sans condition ! »

      Une émotion très forte s’empara des deux cousins, car le prince était en droit de faire ce que lui conseillait son général. Tryer tomba un genou à terre. Il dégaina son épée pour la présenter au régent.

    - Prince d’Arkanie, je fais solennellement, devant témoins, allégeance à votre royaume. Je vous jure fidélité, jusqu’à ma mort ! »

      Le regard d’Arnald refléta sa satisfaction. Son intuition concernant le nouveau comte ne l’avait pas trompé. Il faudrait qu’il explique un peu à Rodis qu’avoir des alliés consentants était bien plus utile à l’Arkanie que des esclaves prêts à se rebeller à la première occasion.

    - Relevez-vous, comte de Queffelec. J’accepte votre allégeance. Je vous promets amitié et protection en retour. Si vous l’acceptez, nous pourrions signer notre accord dès maintenant. »

      La scène agaça fortement le général. C’était contraire à toutes les coutumes. Depuis qu’Arnald avait pris la tête de l’armée, il se rendait compte qu’il aurait beaucoup de mal à manipuler le prince comme il pouvait le faire avec son frère aîné. Il croisa le regard un peu ironique du chevalier de Mandaly. Ce jeune démon semblait deviner toutes ses pensées et prenait un malin plaisir à le voir en difficulté. Sa rage s’amplifia tandis que la troupe remontait vers le château de Queffelec. À la demande d’Estelle, Ellyn et sa suivante avaient pris les devants, pour qu’une table soit préparée sur l’esplanade, devant le château.

      Le secrétaire du prince Arnald y apporta le texte du nouveau traité proposé par les arkaniens. Il était sans ambiguïté, équitable pour les deux parties qui se promettaient soutien, alliance politique et militaire. Les deux cousins le lurent chacun leur tour avant que Tryer ne le signe d’une main peu assurée à cause de sa blessure. Ellyn prit alors un plateau des mains du vieux chambellan pour tendre un verre aux deux nouveaux alliés. Ils trinquèrent à l’avenir.

    « Vive l’Arkanie ! Vive la Cité Lumineuse ! »

      Le cri des deux hommes fut repris par la foule assemblée au pied du grand escalier.

      Estelle décida alors qu’il était temps de formuler sa requête au prince.

    - Votre Majesté, j’ai une faveur à vous demander. »

      Arnald sourit gentiment à la jeune fille hésitante.

    - Je vous écoute, gente damoiselle ! Si cela est en mon pouvoir, j’y accéderai volontiers !

    - Je… Je souhaiterai me joindre à votre armée. Je veux partir à la recherche de mon frère et aider à venger nos familles endeuillées. »

      Tryer sourit tandis qu’un grand silence s’abattait sur l’escorte arkanienne. Arnald resta interloqué. Il ne s’attendait pas à une telle requête. Au contraire, le général de Rodis ne put se retenir, content que sa frustration trouve enfin un exutoire.

    - Vous êtes complètement folle, ma pauvre fille ! A-t-on jamais vu ça ? Une jouvencelle partir guerroyer ! Il ne s’agit pas d’une joute de poésie ou de broderie !

    - Oh ! Vous ! s’offusqua la jeune fille. Sachez, maître bavard, que j’ai appris à manier l’arc et l’épée depuis mon plus jeune âge !

      Estelle luttait pour garder le contrôle d’elle-même. Elle ne voulait pas que sa colère lui fasse dévoiler un de ses pouvoirs de sorcière. Elle ne les maîtrisait pas suffisamment.

    - Je voudrais bien voir ça ! s’esclaffa Enyales. Ce doit être amusant de vous voir à cheval avec vos dentelles et vos brocarts !

    - Je vous lance un défi, maître bavard ! jeta-t-elle, froidement.

      Il rit encore plus fort, mais la jeune fille s’empara d’un des gants que son cousin tenait à la main pour le lancer à la figure du général. Le chevalier de Mandaly écarquilla les yeux d’étonnement mais, devant l’expression sidérée du général, ses lèvres esquissèrent un sourire narquois.

    - Je vous ai jeté le gant, maître bavard ! Si vous n’êtes pas qu’un beau parleur, vous devez maintenant accepter de vous battre !

      Abasourdi, le prince Arnald finit par réagir.

    - Ça suffit ! cria-t-il. Général, vos propos sont blessants. Votre impolitesse rejaillit sur tous les arkaniens ! Présentez vos excuses !

    - Ne vous inquiétez pas, prince ! fit Tryer, amusé. Son comportement n’implique que lui !

    - Cette morveuse se vante ! s’irrita Rodis. Puisqu’elle m’a défié, je vais lui donner la leçon qu’elle mérite. »

      Arnald hésita. Il jeta un coup d’œil à son ami dont l’air moqueur semblait mettre le général au défi.

    - Moi, je parie sur ma cousine ! s’écria Tryer, que les insinuations du général de Rodis avaient irrité.

      Cette intervention convainquit le prince.

    - Bon, j’accepte ce duel, à la condition qu’il cessera dès que j’en donnerai l’ordre, ajouta-t-il en lançant un regard noir à son général.

      Estelle s’inclina.

    « Je ne peux combattre ainsi vêtue. Je vous rejoins dans la grande arène ! Dans cinq minutes ! »

      Elle avait l’air si enfantin que les arkaniens songèrent que l’exécution serait rapide. Enyales faisait trente kilos de plus qu’elle. Il la dominait d’une quinzaine de centimètres. Ellyn l’accompagna, essayant de la dissuader en chemin tout en sachant qu’elle n’y parviendrait pas. Elle l’aida à s’habiller. « Sois prudente, mon amie, je n’aime pas le regard de ce général !

    - Moi non plus, si ça peut te rassurer, Ellyn. Mais tu sais bien que je peux y arriver ! »

      Le parc de joute était installé derrière le château. C’était un immense terrain en terre battue sur lequel pouvaient être organisés des courses de chevaux, des tournois de chevalerie, des duels à l’épée ou des concours de tir à l’arc. Au solstice d’été, les fêtes en l’honneur de la Grande Déesse y rassemblaient en plus troubadours et saltimbanques.

      Tout autour de l’arène, des gradins de bois permettaient d’accueillir les spectateurs. Arnald et son escorte s’étaient installés dans la tribune du comte de Queffelec tandis que le général évaluait la surface du terrain d’un air méprisant. La rumeur du défi s’était propagée comme une traînée de poudre. Les habitants valides de la cité comme les soldats arkaniens se pressaient dans les autres tribunes. Des torches avaient été allumées pour éclairer la scène comme le soleil finissait de se coucher.

    « J’ai failli attendre ! railla Rodis lorsqu’Estelle fit son apparition.

    - Oh ! Mais vous savez bien que les femmes adorent faire languir les hommes ! »

      Elle s’avança au milieu de la cour. La jeune fille avait troqué ses atours de deuil contre des jambières de cuir fauve, une tunique noire et une cotte de maille argentée. Elle avait encore caché ses cheveux en chignon sous un foulard noir pour ne pas être gênée. Dans ses yeux brillait une lueur vindicative que seuls Tryer et Cœlian remarquèrent. Elle dégaina son arme, une épée un peu plus courte et fine que celle de son adversaire.

    « Venez-vous, maître bavard ? Cette fois, c’est vous qui vous faites attendre ! »

      Le guerrier s’avança. Tous retinrent leur souffle. Il semblait si massif !

    - Je suis prêt, fillette. Je vous laisse l’honneur d’attaquer la première, pour faire un peu durer le plaisir !

    - À votre guise ! »

      Courtoisement, elle salua les spectateurs de son épée, puis son adversaire qui haussa les épaules sans l’imiter.

    - Bon, on y va ? s’impatienta-t-il.

      Un sourire enfantin éclaira le visage d’Estelle. Elle attaqua de taille. Il para sans effort et contre-attaqua d’estoc. Avec souplesse, elle évita la pointe de son épée qu’elle frappa une deuxième fois, avant de rompre l’engagement. À la grande surprise de tous, non seulement la jeune fille tenait tête au général, mais en plus, elle semblait s’amuser beaucoup. Elle compensait sa faiblesse physique par une grande agilité, ce qui lui permettait de déstabiliser son adversaire qui ne savait jamais où elle était. Au bout d’une dizaine de minutes, Enyales, lassé et vexé, voulut l’attraper pour l’immobiliser. Il essaya d’asséner un violent coup de son épée sur la lame de la jeune fille et tendit le bras gauche pour la saisir. Elle l’agrippa alors, tandis que l’épée de Rodis était pointée vers le sol. Prenant appui sur lui pour se propulser, elle effectua un saut périlleux parfait. Elle retomba derrière lui pour appuyer son épée contre le dos du guerrier. Le général n’avait pas eu le temps de réagir.

    - Vous êtes mort, maître bavard ! » haleta-t-elle.

      Blême, Enyales lâcha son arme. Il y eut quelques secondes de silence. Simultanément, Cœlian et Arnald se levèrent et applaudirent. Des vivats s’élevèrent alors parmi les spectateurs. Les habitants de la Cité Lumineuse étaient ravis que la jeune fille venge ainsi la défaite de leur ville. Le prince était ébahi par la toute jeune fille qui venait de prouver sa valeur. Cœlian, lui, se sentait envahi par un trouble qui n’avait rien d’innocent. Il crispa les poings pour se dominer, ce n’était qu’une gamine. Et tant que Jolande vivait, il ne devait pas avoir d’autre préoccupation que la vengeance.

    - Damoiselle Estelle, vous nous avez largement prouvé que vous ne mentiez pas. Le général est l’un des meilleurs combattants de l’armée arkanienne. »

      Très heureuse, la jeune fille rengaina son épée et essuya son front couvert de sueur. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine. Si le duel avait duré quelques instants de plus, elle savait qu’elle n’aurait pas pu résister. Elle voulut s’approcher de son cousin qui lui souriait.

    - Et si on te prend par surprise, fillette ?

      Un grand cri de réprobation s’éleva : Enyales l’avait poussée sur le sol d’une bourrade. »

      Horrifié, Cœlian réagit instinctivement, la main au fourreau, prêt à sauter par dessus la balustrade. Il se sentit brusquement envahi par un besoin irrépressible, incompréhensible, celui de la protéger envers et contre tous. Mais elle avait déjà roulé, pour se remettre sur pied. La jeune fille ne lâcha pas son adversaire des yeux, se remémorant les techniques de combat que Galaird lui avait enseignées.

    « Lâche ! » cracha-t-elle tandis qu’il se jetait encore sur elle. Elle l’empoigna par le bras, utilisant la vitesse et le poids de son adversaire pour le propulser à quelques mètres par dessus son épaule. L’homme n’avait pas encore touché le sol qu’elle avait bondi, sa dague pressée sur la jugulaire de son assaillant.

    - J’espère que cette fois, vous aurez appris quelques notions de la plus élémentaire politesse ! déclara-t-elle en reculant un peu.

      Le prince Arnald fulminait tandis qu’Enyales se redressait, abasourdi.

    - Votre conduite vous déshonore, général de Rodis, ainsi que notre peuple tout entier. C’est mon dernier avertissement. Vous étiez peut-être un proche ami de mon frère, mais à la prochaine incartade, vous serez limogé ! »

      Il se détourna pour s’incliner devant Estelle avec enthousiasme.

    - Damoiselle Estelle, j’accède volontiers à votre requête : vous avez plus que prouvé votre valeur. Si vous le souhaitez toujours, vous ferez partie de mon escorte et voyagerez sous ma protection. Soyez demain à l’aurore, à notre camp. »


    3 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique