•   Malgré la victoire, l’ambiance n’était pas à la fête à Koralia juste après la fin de la bataille. Trop de guerriers manquaient à l’appel. Bien qu’Estelle eût assumé l’essentiel de la fin du combat, l’épuisement se lisait dans tous les regards. Il avait fallu renforcer sommairement le pan de muraille effondré par le sorcier maléfique au début de l’assaut.  Les blessés étaient nombreux, les guérisseurs en nombre insuffisant.

      Soutenue par la force que Lauréan savait puiser dans la terre, Lyanis passa la soirée dans les dispensaires de fortune installés dans les grandes salles de bal du palais de Koralia pour pallier le manque de place dans l’hospice de la ville.

      Estelle l’avait rejointe rapidement malgré les tentatives de la princesse Lyjane pour la convaincre de rester au repos. Elle avait repris connaissance lorsque le sortilège d’apaisement de Lyanis s’était évanoui, toute son énergie mobilisée pour soigner les blessés. Le regard atone, sans manifester aucune réaction émotionnelle, elle avait pris en charge les blessés plus légers pour permettre à la warjanyane de se concentrer sur les cas lourds. Mais ses forces, déjà mises à mal par son combat contre Branag, s’étiolèrent rapidement. Alerté mentalement par les dragons, Cœlian abandonna Arnald et les généraux qui réfléchissaient déjà à la gestion de « l’après ». Il n’eut d’autre choix que lui transmettre le peu d’énergie qui lui restait lorsqu’il comprit qu’il ne pouvait atteindre sa raison. Depuis l’instant où Mikalyas avait rendu son dernier soupir, il avait senti l’esprit de la jeune femme se replier sur lui-même. Un infranchissable bouclier de tristesse et de désespoir repoussait toute tentative d’approche. Mais elle n’exprimait rien. Elle agissait machinalement, soignant et apaisant les blessures des autres, mais refusant de laisser quiconque la détourner de sa tâche. Incapable de lui refuser son soutien, Cœlian finit par s’effondrer d’épuisement. Elle suivit peu après, à bout de force. Lyanis avait aussi les traits tirés. Voyant cela, la princesse Lyjane fit emmener Cœlian et sa sorcière dans leur chambre avant d’interdire l’accès des dispensaires aux deux dragons. Lauréan ne se le fit pas dire deux fois et prit la main de sa Warjanyane.

     Après s’être rapidement restaurés avec le couple princier, les deux dragons furent conduits par une servante jusqu’à leurs appartements. Lorsque la porte se fut refermée derrière elle, ils restèrent muets quelques instants, face à face, à quelques pas l’un de l’autre, incapables de faire autre chose que de se regarder intensément. Depuis leur libération, ils n’avaient pas eu un instant pour se retrouver vraiment, pris par l’urgence de la guerre contre Branag. Les seuls contacts que les circonstances leur avaient permis étaient utilitaires, pour se transmettre magie et énergie. Ils emplirent leurs esprits de la présence de l’autre, de ses traits si longuement imaginés pendant leur captivité, repoussant le moment tant attendu pour mieux le savourer.

      Le prince yphaste n’y tint soudain plus. Il franchit les quelques pas qui les séparait pour attirer Lyanis contre son cœur. Son doux parfum de violette le fit frémir. Elle enfouit son visage au creux de son épaule en l’entourant de ses bras.

    « Neuf cents années sans toi, murmura enfin Lauréan. Sans parvenir à rompre la barrière mentale qui m’isolait du temps et de la vie. Sans même savoir ce qu’il était réellement advenu de toi. Je ne pouvais même pas toucher ton esprit. Pourras-tu me pardonner de n’avoir pas été assez fort pour te protéger ? »

      Il sentit des larmes brûlantes sur sa peau.

    « Pourras-tu me pardonner d’avoir été trop présomptueuse, rétorqua-t-elle. Si j’étais restée avec nos alliés, je n’aurais pas été victime du maléfice. J’aurais pu te libérer. Moi, je ressentais toute ta souffrance, Lauréan. Sandrun avait réussi à contrer en partie le sortilège de Branag destiné à m’isoler du monde. Sa puissance était supérieure à ce que son ancien maître croyait, mais insuffisante pour me libérer. Il a essayé jusqu’à sa mort de me sortir de ce piège, mais en vain. »

      Il se mit à caresser doucement la chevelure soyeuse tandis qu’elle laissait échapper un sanglot. Au bout de quelques minutes, elle  prit soudain conscience du corps chaud contre le sien, de son odeur qui lui avait tant manqué. Elle releva soudain la tête, déterminée malgré les larmes pleins ses yeux.

    « Ce sorcier ne nous a pas brisés. Nous sommes encore vivants ! Je t’aime ! »

      Un éclair vif de désir traversa l’échine de l’Yphaste qui s’empara de sa bouche avec une passion qui confinait à la rage.

    « Tu es mienne, violette, et personne ne nous séparera plus. »

     

     ♦♦♦

     

      Dès le lendemain matin, la décision fut prise d’envoyer une partie des troupes valides à Fyst. Après une rapide discussion la veille, Tryer et Cœlian avaient convaincu Arnald d’agir au plus vite, avant que les troupes de Branag, livrées à elles-mêmes, ne retrouvassent un semblant d’organisation. Le comte de Queffelec craignait que la proximité de ses terres avec la Cité Perdue n’en fît des cibles de choix pour des pillages ou des raids vengeurs. Il fut convenu qu’un escadron arkanien accompagnerait le gros des troupes de la Cité Lumineuse pour pacifier la zone. Les dragons décidèrent de faire partie de l’expédition, dans l’espoir de trouver les archives de Branag.

      Cœlian avait recouvert l’essentiel de son énergie malgré une fin de nuit agitée. Il avait en vain essayé de percer la carapace infranchissable qui isolait l’esprit de son Estelle malgré son épuisement, même pendant son sommeil. Partagé entre son besoin de rester près d’elle et son sens stratégique qui lui soufflait que c’était le meilleur moyen de lui assurer un avenir protégé, il accepta d’effectuer le transfert lorsque la princesse Lyjane lui promit de veiller sur le sommeil d’Estelle.

      Partagés entre la fascination et la terreur, les soldats arkaniens retrouvèrent leurs alliés devant la Cité Perdue.

    « Surprenant, prince Arnald, n’est-ce pas ? s’amusa Tryer devant l’air ébahi de son suzerain.

      Cœlian ricana.

    « J’aurais bien aimé voir votre tête la première fois que je vous ai expédié à Koralia ! »

      Tous rirent de bon cœur avant de tourner leur regard vers le ciel, où le grand Yphaste aux écailles vertes venait d’apparaître.

      Lauréan réprima un frisson d’angoisse en se posant devant les remparts de Fyst. Il avait passé presque un millénaire sous la cité. Sans Lyanis. Restée sous sa forme humaine, la Warjanyane était installée sur son dos, blottie contre son cou. Ils refusaient de s’éloigner l’un de l’autre.

      Redevenu sérieux, le cousin d’Estelle étudiait les lieux avec suspicion.

    « Je croyais vraiment cette zone déserte, envahie par des marécages malsains… Les comptes rendus des chasseurs égarés ou des missions de reconnaissances l’ont toujours soutenu.

    - Branag a sans doute usé jadis d’un sortilège de répulsion pour éloigner les curieux, expliqua Lyanis. Un sortilège suffisamment puissant qui se sera maintenu jusqu’à ce qu’il retrouve forme humaine…

    - Peut-être… murmura Lauréan, peu convaincu. Attendez-moi ici, je vais en reconnaissance. »

      Les portes de la Cité Perdue étaient grandes ouvertes mais prudent, l’Yphaste préféra franchir les murailles par la voie des airs. Les rues étaient désertes à l’exception de quelques poules qui erraient avec insouciance. Le linge aux fenêtres, les odeurs de nourriture, de foin coupé qui chatouillaient ses narines, la fumée à certaines cheminées, prouvèrent à Lauréan que la ville était habitée, malgré son délabrement apparent. La forteresse au centre de Fyst lui sembla en moins mauvais état que le reste des habitations.  Le dragon survola la grande place au pied du château du seigneur de Fyst avant de retourner auprès d’Arnald. Lyanis descendit de son dos pour lui rendre forme humaine. Elle eut à peine le temps de lui matérialiser des vêtements qu’il l’avait attiré contre lui, comme si l’idée même de perdre le contact avec elle le faisait souffrir. Elle se laissa aller contre lui, émue, tandis qu’il rapportait aux arkaniens ce qu’il avait perçu.

    « Tous les habitants de cet endroit sont terrifiés. Ils ne sont pas nombreux : une petite centaine de civils et à peu près autant de soldats…

    - Mais Cœlian en a fait disparaître bien plus que ça ! contesta Tryer.

    - C’était une illusion de Branag, expliqua la Warjanyane. Chacun des combattants apparaissait entouré d’une dizaine de reflets…

    - Dès que leurs guetteurs vous ont vu apparaître de nulle part, ils se sont rassemblés sur la place. J’ai fouillé leurs esprits pour comprendre ce qu’avait fait Branag. Les habitants de Fyst sont de la même époque que votre ancêtre Aslyan, Arnald. Le sorcier les a endormis dans une faille temporelle parallèle à la mienne. Comme il n’était pas mort, le sortilège n’a pas cessé. Il est d’ailleurs probable que ce sortilège ait considérablement retardé son retour. Les habitants de Fyst ont été réveillés lorsqu’il a repris possession d’un corps humain adulte voici environ dix ans. Il a alors exercé sur eux sa domination, obligeant par la terreur ou par coercition mentale hommes, femmes et enfants à accroître sa richesse et à combattre sous sa bannière.

    - Ce ne sont que des victimes, tout comme nous… commenta Tryer.

    - J’imagine qu’ils ont peur des représailles, soupira le prince. Il faut un nouveau seigneur à cette cité, qui les rassure et leur offre protection.

      Arnald hésita. Ce fief était sans doute une récompense digne de la loyauté de Cœlian mais le dragon, prince qui plus est, pouvait légitimement en revendiquer la possession. Il considéra Lauréan d’un air interrogatif.

      L’Yphaste sursauta en lisant la pensée du prince d’Arkanie avant que celui-ci n’ait le temps de la formuler.

    « Hors de question, prince Arnald ! Il faudra beaucoup de temps pour que cet endroit représente pour moi autre chose qu’un lieu de souffrance et de malheur. Ta première idée est bien meilleure. »

      Le chevalier de Mandaly s’était éloigné d’eux depuis un moment. L’inquiétude concernant sa petite sorcière lui rongeait le cœur. La colère couvait en lui sans avoir d’exutoire désigné. Sans attendre les ordres de son prince, il passa les portes de la ville seul, son arc à la main, les sens aux aguets. Il parcourut la rue principale déserte. Au bout de quelques minutes, il commença à entendre les sons de dizaines de conversations anxieuses et agitées. Lorsqu’il déboucha sur la place, le silence se fit progressivement. Cœlian frémit intérieurement en constatant l’état physique des femmes et des enfants, mal nourris, mal vêtus, craintifs. Les soldats enrôlés par Branag semblaient en meilleure forme, mais leurs esprits étaient confus, le sortilège du sorcier n’étant pas complètement dissipé.

      Cœlian pouvait sentir les ondes de terreur émanant des enfants et des femmes à son apparition. D’une légère pression de ses genoux, il arrêta Morvack et abaissa son arc.

      Un petit garçon d’une dizaine d’années osa s’avancer vers lui. Derrière lui, une fillette un peu plus jeune tremblait de peur.

    « Messire, ne laissez pas le dragon dévorer ma petite sœur ! »

      Un soupir lui échappa. Il mit pied à terre.

    - Rassure-toi, le dragon ne mange pas les humains. Et même si c’était le cas, ta sœur et toi feriez un bien maigre déjeuner. Comme la plupart des gens de cette cité ! Comment tu t’appelles, demi-portion ?

    - Lacyan, messire.

    - Ravi de te connaître, Lacyan. Je suis Cœlian de Mandaly, chevalier d’Arkanie. Qui est le seigneur de cette ville ?

      Un homme âgé, visiblement malade s’avança à son tour avant de tomber à genoux devant lui. Cœlian crispa les poings, surtout lorsqu’il se rendit compte que le vieil homme n’osait le regarder.

    - Cette ville appartenait au seigneur de Quervy, messire de Mandaly. Ayez pitié de nous !

    - Bon sang, relevez-vous ! intima sèchement Cœlian. Nous sommes ici pour découvrir si cette cité représente un danger pour la cité Lumineuse et le royaume d’Arkanie, pas pour exécuter tout le monde !

      Un des soldats s’approcha à son tour.

    « Qu’est-il arrivé au sorcier, messire ? Nous sommes dans l’ignorance depuis qu’un sort nous a arrachés au champ de bataille. Nous savons juste que son esprit a lâché l’emprise qu’il pouvait avoir sur nous.

    - Il est mort. Le dragon Lauréan l’a détruit avant qu’il ne puisse étendre son pouvoir sur l’Arkanie. »

      Un immense cri de joie s’éleva de toutes les bouches. Le soldat eut un sourire fatigué.

    - Notre cité est désormais sans seigneur. Nous souhaitons faire allégeance au roi d’Arkanie.

    - Et cette allégeance sera acceptée de bon cœur ! »

      Derrière Cœlian, le prince Arnald venait d’arriver, accompagné d’une petite escorte et des dragons sous forme humaine.

      « Je suis le prince Arnald d’Arkanie, régent en place du roi Majan. Je déclare la cité de Fyst liée par l’honneur au royaume. Vous serez désormais vassaux du chevalier Cœlian de Mandaly que je fais aujourd’hui comte de la cité de Fyst. »

      Une ovation s’éleva tandis que Cœlian, interloqué, ne savait pas quoi dire.

    « Tu auras quand même intérêt à venir souvent à Koralia, mon vieil ami. Tu me manquerais trop ! »

     

     ♦♦♦

     

      Branag et son armée avaient eu le temps de faire de nombreuses victimes sur le champ de bataille avant l’apparition des dragons. Pendant l’expédition à Fyst, la princesse Lyjane avait consacré sa journée à l’organisation de la cérémonie des funérailles. Aucune célébration de la victoire ne serait possible tant que les morts n’auraient pas été honorés dignement.

      Un immense bûcher avait été dressé au milieu le champ de bataille. Toutes les victimes y avaient été déposées, sans distinction, car la Grande Déesse accueillait toutes les âmes en son sein, sans se soucier de leur origine.

      Depuis la fin de l’après-midi, tous ceux qui le souhaitaient pouvaient venir déposer sur les corps une fleur ou une branche d’arbuste pour honorer les défunts. Le défilé fut ininterrompu jusqu’au coucher du soleil. Estelle, éveillée depuis peu, était toujours absente dans son esprit. Cœlian restait à ses côtés, malheureux de ne pouvoir l’atteindre. Il l’aida à déposer une couronne tressée de lys et de tulipes blanches sur le corps de Mikalyas, dissimulant sous les fleurs le visage de son frère.

      Lorsque la constellation de la Grande Déesse commença à scintiller au dessus d’eux, les derniers bouquets furent déposés. La foule recueillie recula d’une centaine de mètres. Le prince Arnald fit quelques pas en avant, encadré par dix archers. Il leva les mains en un geste pour demander le calme. Progressivement, le silence s’abattit sur la plaine, troublé seulement par le souffle d’une brise légère. « Honneur aux guerriers tombés aujourd’hui ! Amis comme ennemis, vous avez combattus valeureusement ! Que la Grande Déesse vous accorde éternel repos ! »

      Des hommes vêtus aux couleurs de l’Arkanie versèrent un mélange d’huiles parfumées pour imbiber le bûcher tandis que le prince, une torche à la main, enflammait les flèches de ses archers. Lorsque tout le monde eut suffisamment reculé, Arnald baissa la tête. Les dix archers tirèrent en même temps et le bûcher s’embrasa, ses flammes visibles de très loin.

      Une voix pure s’éleva alors au milieu de la foule, entonnant le traditionnel Thrène des morts, un lamento déchirant, qui faisait monter les larmes aux yeux de bien des hommes. Une seconde voix masculine se joignit à elle, entrelaçant ses notes plus graves pour renforcer le thème principal. Une autre voix leur répondit, puis une autre jusqu’à ce que toutes les voix s’unissent. L’harmonie de ces centaines de chants partageant en chœur leur chagrin était bouleversant.       La mélodie semblait les envelopper, s’immiscer au plus profond de leur cœur, là où leur chagrin nichait. À côté de sa compagne, la voix de basse de Cœlian s’éleva à son tour, exprimant la peine que la jeune femme refusait de laisser sortir. Elle se mit à trembler, la gorge serrée. Ses yeux s’inondèrent des larmes qu’elle ne parvenait plus à contenir. Lorsqu’une partie du bûcher s’effondra, elle sentit quelque chose se rompre en elle. Elle poussa un hurlement comme la douleur de la perte qu’elle venait de subir s’emparait d’elle.

    « Mikalyas ! »

      Elle bondit en avant pour courir vers les flammes. Cœlian la rattrapa au bout de quelques pas, l’attira avec force contre son torse tandis qu’elle était terrassée par le chagrin.

    - Laisse-moi le rejoindre ! balbutia-t-elle en luttant sans espoir contre sa force.

    - Il est mort pour te sauver, Estelle ! gronda-t-il sèchement. Il a sacrifié sa vie pour toi ! Ce ne doit pas être en vain !

      Estelle cessa alors de se débattre. S’abandonnant dans les bras du chevalier, elle laissa libre cours à ses sanglots convulsifs, s’accrochant à lui de toute sa force sans parvenir à détourner son regard du brasier qui se consumait dans une odeur âcre. Cœlian lui caressait doucement les cheveux, partageant sa peine mais soulagé de voir sa souffrance s’exprimer enfin. Son cœur se tourna alors vers sa propre famille détruite aussi deux ans auparavant par la faute de Branag.

      Autour d’eux, progressivement, l’harmonie glissa du désespoir à la mélancolie, entourant les auditeurs d’une caresse réconfortante, promettant des jours meilleurs.

      Estelle ferma les yeux, son esprit enfin libéré. Elle nicha sa tête au creux du cou de Cœlian lorsque celui-ci la souleva pour la ramener à Koralia.

     

     ♦♦♦

     

      Quelques jours plus tard, Koralia était enfin en liesse. Au sommet de la plus haute colline, une arche de verdure avait été dressée, ses branches verdoyantes entrelacées de guirlandes de fleurs mauves et blanches. Sous le dais végétal, deux chevaliers en haubert étincelant attendaient d’un air impatient pour l’un et amusé pour l’autre. Dans l’assistance, la moitié des jeunes femmes admiraient les yeux rubis et la chevelure émeraude si étrange du prince dragon tandis que l’autre moitié restait fidèle au charme du démon de Mandaly. Ce dernier n’était pas aussi narquois qu’à l’ordinaire, impatient d’être réellement marié à sa petite sorcière. Lauréan, lui, ne ressentait pas particulièrement le besoin d’une cérémonie humaine, mais sa Warjanyane souhaitait marquer ainsi leur entrée dans une nouvelle vie. Derniers dragons sur Mystia, ils avaient choisi de rester humains. À l’éternité de peine qu’ils venaient de vivre, ils préféraient opposer une vie mortelle et féconde. Leurs enfants naîtraient comme des humains et seraient humains, malgré leurs gènes draconiques. Ce mariage symbolisait plus ce changement d’espèce que leur amour qui ne se souciait pas de légitimité.

      Le visage des deux fiancés s’illumina soudain lorsque la foule s’écarta devant eux. Ils découvrirent le prince Arnald s’avancer vers eux, un petit sourire satisfait aux lèvres. Un « Ohhhhh ! » fasciné s’éleva de nouveau. Estelle avait relevé ses boucles fauves en un chignon tressé de perles irisées, identiques à celles brodées sur le corsage de sa robe vert d’eau dont la traîne étincelait au soleil. Lyanis, qui avait laissé sa longue chevelure mauve glisser naturellement sur ses épaules, portait un diadème ancien, relique du monde Warjanyan qu’elle avait découvert dans une cache de Branag, à Fyst. Sa robe de velours orange pâle soulignait sa taille fine.

      « Arkaniennes et arkaniens ! Amis de la Cité Lumineuse et des provinces alentour ! Réjouissons-nous ! Aujourd’hui, enfin, nous pouvons dignement célébrer la victoire contre l’ennemi qui menaçait Mystia tout entière. Le sorcier Branag de Quervy a été vaincu ! »

      Des cris de joie et des sifflets retentirent. Le prince attendit que le calme revienne pour reprendre.

    « Quoi de mieux pour prendre notre revanche sur lui que de consacrer le bonheur de ses plus grands ennemis ? Aujourd’hui, Lyanis des Warjanyan accepte d’unir son existence à celle du prince Lauréan des Yphastes. Les territoires draconiques ancestraux, situé à l’ouest de Koralia leur sont restitués en tant que pays libre et indépendant sous leur seule autorité. Ce territoire aura toujours l’amitié et le soutien de l’Arkanie. »

      Des acclamations s’élevèrent de plus belle tandis que les dragons, surpris, échangèrent un regard heureux.

    « Je suis aussi ravi de pouvoir présider aujourd’hui à l’union de mon ami le plus cher. Le démon de Mandaly a enfin trouvé son maître ! »

      Il y eut un éclat de rire général tandis que Cœlian tenait ses mains croisées devant lui en signe d’offrande à Estelle.

    « Comme il l’a affirmé lui-même, avec une sorcière pour épouse, il ne risque pas de perdre sa réputation ! Sans leur détermination, l’Arkanie aurait été balayée par la puissance du sorcier. Aujourd’hui, je leur donne donc le comté de Fyst, avec pour mission de réparer les dégâts commis par la haine de Branag.

    - Ça sent le cadeau empoisonné ! plaisanta Cœlian. Bon, mon cher prince, si vous abrégiez les discours ? Lauréan et moi apprécions sans nul doute vos bienfaits, mais tenir nos femmes dans nos bras commence à nous manquer ! »

      Tout le monde éclata de rire à nouveau.

      Lorsque le prince d’Arkanie confia la main de chaque jeune femme à son époux, une ovation s’éleva de toute la foule réunie, consacrant les unions selon la tradition arkanienne.

    « Vivent les mariés ! »

      Les applaudissements et sifflets redoublèrent lorsque les deux hommes, d’un mouvement quasiment simultané, se penchèrent vers leurs femmes pour les embrasser avec passion. Tandis que Lyanis se blottissait dans les bras de Lauréan, les yeux fermés, Estelle se haussa sur la pointe des pieds, murmurant quelques mots à l’oreille de Cœlian dont le regard s’éclaira davantage. Il posa délicatement la main sur le ventre encore plat de sa compagne, comprenant l’acte d’amour de sa sorcière qui avait renoncé à l’immortalité pour vivre pleinement avec lui. 


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