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      À la tombée de la nuit, les envahisseurs cessèrent leur assaut. Une délégation s’avança vers les remparts. Avec une certaine appréhension, Estelle reconnut Mikalyas dans le premier cavalier.

     - Comte de Queffelec, nous ne voulions pas l’anéantissement de la Cité Lumineuse ! Mais votre résistance va nous obliger à nous y résoudre !

     - Personne ne peut anéantir la Cité Lumineuse ! Il y a plus de mille ans qu’elle a été construite ! rétorqua Tryer du haut des remparts.

     - Vous ne me croyez pas, mais vous avez tort ! Regardez ce rocher, qui existe sans doute depuis bien plus longtemps !

       Tout le monde tourna la tête vers l’énorme masse rocheuse désignée par le héraut et attendirent. Quelques secondes plus tard, un trait de feu jaillit du camp du prince d’Andral. Lorsque le nuage de poussière se fut dissipé, il ne restait du rocher qu’un tas de gravier.

       Un grand silence régna parmi les témoins de la scène. Mikalyas attendit quelques minutes pour reprendre la parole. Une angoisse terrible étreignit le cœur de la jeune sorcière.

     - Avez-vous compris maintenant quelle est la puissance du prince d’Andral ? Vos remparts ne nous arrêteront pas longtemps !

     - Que voulez-vous de nous ? lança Tryer d’une voix étranglée. Comme celui de tous les guerriers de la Cité Lumineuse, son visage était livide. Il se doutait que seule sa reddition sans condition pourrait sauver la ville. Il se rappela des dernières paroles de son père en baissant la tête. Il avait échoué.

     - Je vous le répète, nous ne voulons pas votre anéantissement. Voilà nos conditions pour que votre cité reste intacte. Vous nous fournirez des vivres pour l’armée d’Andral, pour tenir jusqu’en Arkanie. Vous nous livrerez la femme que j’ai aperçue sur les remparts, Erin des Saules. Si ces deux conditions sont remplies, la ville ne sera pas détruite. Évidemment, nous laisserons un administrateur pour la diriger. Vous avez une heure pour réfléchir !

       Estelle pâlit tandis que les autres échangeaient des regards interloqués. Ils descendirent dans la cour du château, le cœur lourd.

     - Qui est cette Erin ? demanda Tryer.

     - C’est moi, murmura Estelle. C’est sous ce nom-là que j’ai parlé à Mikalyas. Je vais me rendre.

       Cœlian l’attira dans ses bras d’un geste protecteur.

     - C’est hors de question ! Tu ne dois pas ! Je te l’interdis !

       La jeune femme baissa la tête. Des larmes commencèrent à rouler sur ses joues. Elle se blottit contre lui.

     - Cœlian a raison. Jamais je n’accepterai un tel marché ! renchérit Tryer.

       Estelle se haussa sur la pointe des pieds. Elle embrassa Cœlian avant de s’écarter brusquement de lui.

     - Je vais me rendre ! L’intégrité de la Cité Lumineuse sera sauvegardée. Le sorcier repartira avec son armée. Il nous faut gagner du temps pour prévenir le prince Arnald du danger qui le menace !

     - Impossible ! L’Arkanie est à deux semaines de marche d’ici.

     - Tu oublies ce que je suis, mon amour. Je peux t’y envoyer !

     - Non !

       Elle recula d’un pas, le toisant avec détermination.

     - Nous n’avons pas le choix. Il faut protéger la cité Lumineuse. Toi, tu dois expliquer la situation au prince Arnald. Tu dois être à ses côtés. En plus, dans les archives de la capitale, tu pourras peut-être trouver des renseignements concernant la Cité Perdue ou ce dragon dont je t’ai parlé !

     - Je ne te laisserai pas faire une chose pareille ! gronda-t-il en la ramenant brusquement dans ses bras.

       Le cœur déchiré, elle fit appel à sa magie pour le repousser avec tant de force qu’il s’écrasa contre le mur d’enceinte. Tandis qu’il se relevait, furieux, Estelle siffla. Morvack arriva au galop.

     - Pardonne-moi, je t’aime, Cœlian ! souffla-t-elle en s’approchant de lui. Elle déposa dans sa main l’émeraude offerte par Mikalyas avant de prononcer sa formule.

     - Non ! hurla-t-il avant de disparaître.

       Tous les soldats présents n’en crurent pas leurs yeux.

       Estelle tomba à genoux. Tryer se précipita pour la relever. Elle tituba et remercia son cousin d’un sourire fatigué. Fouillant dans la sacoche qu’elle portait autour du cou, elle en tira une petite fiole, dont elle s’empressa d’avaler le contenu. Instantanément, elle sembla reprendre des couleurs.

     - Cœlian est désormais à quelques lieues de Koralia, la capitale d’Arkanie, expliqua-t-elle. D’ici peu, le prince sera mis au courant de tout. Je suis désolée, Tryer. C’est le seul moyen pour sauver la Cité Lumineuse !

     - Je refuse ! rétorqua le comte. Tu ne te rendras pas, je te l’interdis !

     - Non seulement je vais me rendre, mais tu vas leur accorder ce qu’ils voudront ! Pendant cinq jours, tu vas faire comme si tu baissais la tête. Ils pourront faire faire ce qu’ils voudront. Mais à l’aube du sixième jour, révoltez-vous ! Chassez les intrus. Cependant, tu ne dois pas dévoiler ce plan tant que les armées de Branag seront à proximité. Et… Tryer, Alya et Alsved vont revenir rapidement. Prends bien soin d’eux ! »

       Laissant les autres stupéfaits, Estelle s’éloigna en courant. Elle bondit sur Alsved. Sa panthère la suivit comme à contrecœur. Sur un signe de sa main, les gardiens eurent la sensation déplaisante de perdre le contrôle de leur corps. La sorcière les obligea à ouvrir les portes de la ville. Lorsqu’ils se sentirent enfin libérés de son emprise, elle galopait vers le camp de Branag, hors de portée.

       La jeune fille s’arrêta non loin de l’entrée du camp. Elle mit pied à terre à un endroit où on ne pouvait la voir. Elle flatta avec douceur les naseaux de sa monture qui souffla dans son cou. Elle se pencha ensuite vers la panthère. Alya poussa un gémissement interrogatif. Estelle passa ses bras autour du cou du félin pour le serrer fort contre elle.

     « Alya ! Je te confie mon cousin Tryer, Ellynn ainsi que l’enfant qui va naître dont ils ignorent encore l’existence. Protège-les ! » Elle étouffa un sanglot. « Va, Alya ! Ramène Alsved à la Cité Lumineuse ! »

       La panthère poussa un feulement rauque. Elle donna un affectueux coup de langue à sa maîtresse avant de repartir pour la cité. La tête basse, Estelle s’avança à découvert. Elle n’attendit pas longtemps que les sentinelles s’approchent d’elle.

     - Qui va là ?

       Elle sentit sa gorge se serrer.

     - Je suis venue me rendre au seigneur Mikalyas, murmura-t-elle. Il me connaît sous le nom de Erin des Saules.

       Les deux guerriers sursautèrent. L’un d’entre eux pointa sa lame dans sa direction.

     - Surtout, ne bougez pas ! Va donc chercher le seigneur !

       Estelle ferma les yeux tandis que le soldat la toisait avec méfiance. Au bout de quelques instants, Enyales de Rodis fit son apparition. Il écarquilla les yeux. D’un geste brusque, il attrapa la jeune fille par les cheveux, la forçant à lever la tête vers lui.

     - Tu es Estelle des Brumes, pas celle que le seigneur recherche ! Pourquoi as-tu menti ? Tu pensais pouvoir sauver ta pitoyable cité ? La colère de mon maître sera terrible…

     - Je suis celle que le seigneur Mikalyas cherche ! répliqua-t-elle d’une voix tremblante. Je vous le jure !

       Sans répondre, Rodis la frappa au visage avec force. Elle s’effondra sur le sol, retenant un cri de douleur. Elle se remit debout rapidement. L’ancien général du royaume d’Arkanie la frappa de nouveau. Une goutte de sang perla de sa lèvre inférieure.

     - Rodis, puis-je savoir ce que vous faites ?

       Estelle se retourna vers le nouveau venu. Son cœur se mit à battre plus vite.

     - Erin des Saules n’est pas pour vous ! continua l’homme au regard pénétrant. Vous avez suffisamment d’esclaves pour assouvir vos pulsions sadiques ! Cette fille-là m’appartient !

     - Mais, seigneur Mikalyas ! Elle ment, son nom est Estelle des Brumes !

     - Estelle des Brumes ? Joli nom ! Dit-il vrai ?

       Estelle voulut reculer mais Mikalyas l’attrapa par le bras.

     - Réponds !

     - Il dit vrai, seigneur.

       Il l’observa attentivement. Son sourire s’accentua tandis qu’il plissait les yeux.

     - Favian ! Apporte-moi les chaînes ! Mon esclave a honoré son rendez-vous. »

       La jeune fille tressaillit en lisant le message que les yeux verts lui envoyaient. Prise de panique, elle voulut se libérer. Il resserra sa prise sur son poignet avec un sourire amusé. Le serviteur revint rapidement. Il se chargea de lier les poignets d’Estelle avec des lourds bracelets de métal.

     - C’est juste une précaution, pour que tu ne me fausses pas compagnie une fois encore ! expliqua Mikalyas, qui ne la quittait pas des yeux. Viens maintenant, Erin, à moins que ce ne soit Estelle ? Je vais te présenter à quelqu’un.

       Sans résister, elle se laissa entraîner dans une tente de forme circulaire, montée autour d’un pilier central. Mikalyas fit un grand sourire en prenant sa captive par la nuque.

     - Mon père, voici la fille dont je t’avais parlé ! Mais elle semble avoir changé de nom depuis la dernière fois.

     - Ah oui ? Après tout, que t’importe son nom ?

       Sous la poigne de fer de son ravisseur, Estelle dut s’agenouiller devant l’homme assis sur un grand siège de bois. Il paraissait âgé d’une cinquantaine d’années, mais l’intensité de son regard laissait deviner qu’il était beaucoup plus vieux. Estelle baissa la tête. Elle savait que Branag ne pourrait lire dans ses pensées que ce qu’elle voudrait bien qu’il y trouve. Pourtant, elle ne put s’empêcher de ressentir une grande terreur.

     - Ma curiosité me pousse à vouloir comprendre, père. Je voudrais bien savoir pourquoi elle m’a menti. Que penses-tu d’elle ?

       Le prince d’Andral se leva. Il observa la silhouette agenouillée devant lui d’un air approbateur.

     - Tu ne m’avais pas menti, elle est vraiment très belle. Fine et racée ! Elle pourra te donner des descendants magnifiques, au regard vert.

       En entendant ces mots, Estelle sursauta violemment.

     - C’est impossible ! cria-t-elle. Je ne peux pas !

       Furieux, Mikalyas la frappa sur la nuque. Elle roula au sol.

     - Tu n’as pas voix au chapitre, esclave !

       La jeune fille se releva tant bien que mal. Son regard plein de larmes implora Branag.

     - Seigneur Andral, écoutez-moi ! Mon nom est Estelle des Brumes !

       Le regard du sorcier se fit plus aiguisé.

     - Comment as-tu dit ? Des Brumes ?

       Le sorcier s’approcha d’elle. Il la força à le regarder dans les yeux.

     - Oui, seigneur ! Je suis la fille de Sandrun des Brumes ! Vous comprenez…

     - Tais-toi, esclave ! ordonna Mikalyas, agacé.

      Mais je suis ta sœur, Mikalyas ! Je suis ta jumelle !

       Le jeune homme blond resta interloqué tandis que le prince d’Andral étudiait Estelle avec attention.

     - Je ne te mens pas, Mikalyas ! continua-t-elle. Depuis que tu as disparu, j’espère en vain de tes nouvelles. Mais lorsque je t’ai retrouvé, tu ne m’as pas reconnue ! C’est pour ça que je t’ai caché mon nom, désespérée de voir que tu m’avais oubliée !

     - Tais-toi ! répéta son frère tandis que son père adoptif ébauchait un petit sourire.

     - Elle a raison, Mikalyas. Vous êtes frère et sœur. Mais tu ne peux pas la reconnaître, puisque tu ne l’as jamais vue !

     - C’est faux, Mikalyas ! protesta-t-elle. Nous avons les mêmes parents ! Il t’a enlevé après les avoir tués lorsque tu avais dix ans ! Tu dois te souvenir !

       Branag ne put s’empêcher de ricaner.

     - Quoi qu’elle dise, cette fille t’appartient, Mikalyas. Il est vrai qu’elle est ta sœur. Cela ne l’empêchera pas de devenir une compagne parfaite pour toi. Elle pourra être mère de tes enfants, de mes héritiers.

       Ébranlé, le jeune homme blond resta muet quelques secondes en contemplant la jeune femme qui se cachait le visage entre les mains.

     - Non, dit-elle simplement. Je ne serai pas la mère de ses enfants.

     - Comment comptes-tu faire pour t’y opposer ?

     - Pour le moment, je ne peux pas avoir d’enfants, messire ! lança-t-elle.

       Le prince d’Andral sursauta. Dans son regard sombre une lueur d’étonnement inquiet apparut.

     - Pas d’enfant ? Comment le sais-tu ?

     - Vous ne pouvez pas avoir d’enfant. Je ne peux pas en avoir non plus, seigneur Branag ! lança Estelle d’une voix froide. Non seulement je suis la fille de Sandrun des Brumes mais je suis aussi son héritière.

       Mikalyas fit aller son regard du seul père qu’il reconnaissait à l’esclave à ses pieds, étonné de l’assurance affichée par la fille comme de voir le prince d’Andral aussi déstabilisé.

       Estelle ferma les yeux en sentant l’esprit de Branag s’immiscer dans son cerveau. Elle rassembla toute sa volonté pour résister à l’invasion, sachant qu’il valait mieux laisser filtrer quelques informations peu importantes pour mieux protéger les autres.

     - Tu es forte ! finit-il par dire. Décidément, ton père aura encore une fois réussi à me surprendre ! Il savait qu’il allait mourir, mais il a tout fait pour que je croie que c’était Mikalyas qui avait hérité de la sorcellerie.

       Le jeune homme fronça les sourcils.

     - Alors tu m’as menti ? C’est elle qui dit vrai ?

     - Oui, ton vrai père t’a sacrifié pour la sauver, elle. Moi j’ai pris soin de toi !

       Mikalyas haussa les épaules.

     - Quelle importance ! À défaut d’être mon épouse, elle sera ma servante. Peu importe qu’elle ne puisse pas avoir d’enfant !

       Branag sourit. Estelle sentit un grand froid l’envahir. Elle concentra toute son énergie à protéger son esprit.

     - Mon cher fils, je ne te remercierai jamais assez. Grâce à toi, nos ennemis viennent de perdre le seul atout qui aurait pu retarder leur chute. Petite fille, je viens de rendre tous tes pouvoirs impuissants. À part résister à mon invasion cérébrale, tu ne peux plus rien faire ! Elle est à toi, mon fils.

       Le sourire de Mikalyas s’élargit. Il obligea la jeune fille à se relever pour l’emmener dans une autre tente.

     - Viens donc, ma sœur… Ce soir, tu vas avoir le privilège d’être tout à la fois ma servante, mon coiffeur, mon majordome…

     


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