•   Un grand branle-bas de combat s’empara alors du camp. Estelle se retrouva seule dans la tente, les larmes aux yeux. Le démon de Mandaly croyait qu’elle avait provoqué Rodis… Elle ne pouvait plus rester. Refoulant les larmes que les paroles du chevalier avaient provoquées, elle ôta précautionneusement les bandages qui entouraient son torse. Les plaies étaient propres mais la douleur lancinante. Au pied de la couche de Cœlian gisaient ses paquetages. Elle sortit le livre légué par son vieux maître. La formule était au deuxième chapitre. Elle prononça l’incantation. La douleur s’évanouit tandis que les marques laissées par la lanière du général se résorbaient jusqu’à devenir de simples cicatrices. Elle s’étira avant d’enfiler son haubert de mailles argentées. Par dessus, elle passa un court bliaut et ses jambières de cuir noir. Elle tressa rapidement ses cheveux pour les dissimuler sous son camail. Ainsi vêtue, elle pouvait passer pour un jeune écuyer. Les quelques sentinelles laissées en surveillance avaient leur attention tournée vers l’arrière-garde de l’armée arkanienne qui quittait le camp.

      Elle harnacha Alsved discrètement et se mit en selle, en proie à un étrange pressentiment. Elle quitta le camp du côté opposé à l’armée. Son but était de contourner le champ de bataille pour rejoindre la cité de Jolande. Elle grimpa au sommet d’une colline boisée. En contrebas, le combat faisait rage à quelques lieues du camp. À son grand soulagement, les arkaniens semblaient en meilleure position, bien qu’ayant été attaqués par surprise. Le prince galvanisait ses troupes en se battant comme un lion. Le chevalier de Mandaly, animé d’une rage destructrice, se frayait un chemin à travers les assaillants, désarçonnant ses adversaires chevaliers. Ils étaient largement supérieurs en nombre. Leur victoire était assurée.

      Soudain, son cœur se mit à battre la chamade. De sa position surélevée, elle distingua une troupe de cavaliers ennemis, qui attendaient dans l’ombre de la forêt, prêts à les prendre à revers dès que les arkaniens auraient suffisamment avancé. Elle reconnut les armes du baron de Jolande. Instinctivement, elle recula et descendit sur l’autre versant. Arrivée au bas de la colline, elle lança son esprit vers Cœlian pour l’alerter. Le chevalier leva la tête et l’aperçut. Lorsqu’il reconnut sa monture, il abrégea son combat et éperonna Marvack pour la rejoindre.

    « Par la grande Déesse, ne vous avais-je pas…

    - Plus tard chevalier, je vous en prie ! Jolande vous a tendu un piège ! Il est en embuscade dans le bois à quelques lieues derrière la colline avec le gros de sa troupe. »

      Cœlian écarquilla les yeux puis hésita, partagé entre le besoin irrépressible de l’emmener à l’abri loin du champ de bataille et sa loyauté envers Arnald.

    « Ne vous avisez pas de bouger de cette colline ! lui intima-t-il avant de faire faire volte-face à sa monture.

      Arnald poussa un rugissement de rage lorsqu’il lui rapporta l’information.

    « Rassemble tes hommes, ceux de Morannon et d’Albigerd. Fais-lui regretter sa traîtrise ! »

      La contre-attaque de Cœlian fut foudroyante. Il partagea ses hommes en trois groupes qui surprirent la troupe en attente en trois endroits différents. Du haut de la colline, Estelle assista à la débâcle de Jolande qui essaya de se replier en direction de la cité dès qu’il comprit que l’effet de surprise n’était plus de son côté. Le chevalier de Mandaly le prit en chasse, bien décidé à venger sa famille par l’épée.

      À la fin de la matinée, l’armée arkanienne avait repoussé ses assaillants en direction de la cité. Estelle suivit le mouvement, prenant garde de rester à l’écart.

      Au détour d’une butte, le fief de Jolande apparut devant ses yeux. La cité fortifiée ressemblait beaucoup à la Cité Lumineuse : même forme annulaire, même situation géographique au pied d’une colline ronde, même architecture élaborée de pierres blanches. La légende disait que les deux villes avaient été fondées dans la nuit des temps par deux frères, protégés par la Grande Déesse. La seule différence était la mer qui étincelait au soleil derrière Jolande.

      Estelle cligna des yeux, mais l’étrange impression persista. Jolande semblait terne: aucune lumière, aucun reflet ne l’égayait. Un frisson parcourut l’échine de la jeune fille. Il n’y avait pas le moindre nuage dans le ciel, le soleil au zénith brillait de tous ses feux. Néanmoins, la cité semblait ne recevoir aucun rayon, comme si la lumière du soleil l’évitait. Perplexe, Estelle observa longuement la ville, essayant de comprendre quel phénomène pouvait en être la cause.

    - Bonjour, mon gars ! Jolie manœuvre que celle que tu as permise tout à l’heure ! Les Arkaniens s’en seraient tirés, je pense. Mais tu as économisé du temps et des hommes.

      Estelle sursauta et fit virevolter sa monture pour faire face à l’inconnu. Dans le même temps, elle avait dégainé son épée. Le vieil homme qui l’avait interpellée sourit.

    - Tu as le sang chaud, mon gars ! Mais range donc ça ! Tu n’as rien à craindre d’un petit vieux comme moi !

      La jeune fille n’obéit pas. L’intensité du regard de l’inconnu la fit frémir. Elle n’avait rien à craindre de lui ? Rien n’était moins sûr ! Néanmoins, elle mit pied à terre.

    - Suis-je sur votre territoire, messire ?

      Le sourire du vieil homme s’élargit.

    - Si mes vieilles oreilles ne me trompent pas, tu es une jouvencelle !

    - En effet, messire. Savez-vous ce qui se passe dans la cité de Jolande ?

    - Tu parles de la guerre ? s’enquit-il.

    - Non ! Le soleil ! Ses rayons évitent la cité. Savez-vous ce qui en est la cause ?

      Il eut un sourire amusé.

    - Ah ! Tu as remarqué ! Ce phénomène est dû à la présence dans la ville d’un sorcier très puissant et très ancien, qui a voué sa vie aux forces du mal. En l’occurrence, Branag de Quervy s’est installé dans la cité voici environ neuf mois.

      Estelle sursauta.

    - Ce monstre est dans la cité ?

    - Alors tu es toi aussi une victime du sorcier le plus ancien de Mystia ! Hem ! Ne t’approche pas plus de la ville, petite. Il s’interrompit soudain, la jaugeant avec attention.

    - Tu as une aura bien puissante, demoiselle. Apparemment, tu ne la contrôles pas, puisque tu ne sais pas la dissimuler. Sais-tu ce que signifient mes paroles ?

      La jeune fille baissa la tête.

    - Je sais que je pourrais devenir une sorcière, si seulement je trouvais un maître pour finir mon apprentissage.

    - Tu as donc commencé ? Qui était ton premier guide ?

    - Il s’appelait Galaird.

    - Qui sont tes parents ? demanda-t-il avec avidité.

      Estelle observa l’inconnu, sentant la tension irradier de tout son corps.

    - Je suis la fille de Sandrun des Brumes et de…

    - Louvine de Queffelec ! » coupa le vieil homme, soudain réjoui. Estelle constata qu’il avait les yeux de la même couleur qu’elle et ce sourire lui rappelait Mikalyas…

    « Ton père était un très grand sorcier, Estelle des Brumes ! Ainsi, ce sont les liens du sang qui m’ont attiré dans ces lieux…

    - Vous savez mon nom ! Vous connaissiez mon père ?

    - C’était mon frère aîné, ma gentille nièce. Je suis Karystean, le frère cadet de Sandrun.

    - Alors… Vous… C’est vous, Karystean… 

      Un souvenir surgit brusquement dans son esprit. Le visage d’un portrait que son père gardait sur la cheminée de sa chambre.

    « Mon père regrettait tellement que vous ne veniez pas nous voir.

    - Le bonheur de sa famille m’était trop pénible, Estelle… Je venais de perdre ma femme et mon fils. J’ai tellement regretté lorsque j’ai appris sa mort. J’avais honte et le comte de Queffelec avait tellement plus à t’offrir… Mais maintenant, tu as besoin de mon aide.

    - Vous pouvez vraiment m’enseigner comment maîtriser mes pouvoirs ? Vous accepteriez de me prendre comme disciple?

    - Je le peux, Estelle des Brumes. Et je serais honoré de le faire. Mais ce choix est le tien. Car cette initiation peut être très dangereuse. Cela peut causer ta perte ! Si tu le souhaites, je peux aussi oblitérer tes pouvoirs, pour éviter qu’ils n’échappent à ton contrôle. Tu pourrais ainsi vivre une vie normale…

    - Sûrement pas, mon oncle. Je veux apprendre ! Je veux posséder tous les atouts possibles pour retrouver mon frère jumeau Mikalyas.

      Karystean hocha la tête, satisfait.

    - Alors, viens maintenant. Dans mon refuge, tu seras à l’abri de Branag. Il ne pourra pas découvrir ta présence, car ton aura lui sera invisible. Pour que tu puisses mener à bien ta formation, il ne faut pas qu’il soit informé de ton existence.

      Estelle recula brusquement.

    - Non ! Je ne peux pas partir maintenant ! Je dois aller me battre avec le prince et… Cœlian !

      Le sorcier eut un geste apaisant.

    - Jolande va perdre cette bataille, en partie grâce à toi. Ni le prince, ni le chevalier de Mandaly ne seront blessés, rassure-toi !

      Estelle fronça les sourcils.

    - Vous savez beaucoup de choses !

    - Je devine ce que Branag va faire. Il a sacrifié le baron. Une fois Jolande éliminé, il prendra la direction de cette cité. Son but est de détruire le royaume d’Arkanie, mais il veut que ses ennemis croient être les vainqueurs et qu’ils ne soient plus sur leurs gardes. L’homme à qui tu tiens et le prince ne risquent plus rien, je t’assure.

    - Mais je dois les prévenir ! s’exclama-t-elle, sans relever qu’il avait compris sans hésitation les sentiments qui troublaient son cœur.

    - Pas de vive voix ! Si tu attends la fin de la bataille, Branag n’aura pas son attention fixée sur le combat et il risque de te remarquer. Nous allons leur laisser un message. Ce sera ta première leçon ! »

     

    ◊◊◊

     

      Dans la grande plaine, le combat faisait rage, mais il était évident à tous que les arkaniens dominaient la situation. Lorsque le baron de Jolande s’écroula sous les coups rageurs du chevalier de Mandaly, la rumeur se répandit comme une traînée de poudre. Ce fut la débâcle.

    - J’ai vengé les victimes de Jolande ! lança farouchement Cœlian au prince Arnald qui arrivait au grand galop. Dans ses yeux étincelait la lueur qui faisait sa réputation. Il brandit son épée avec tant de détermination que le prince ne put s’empêcher d’éclater de rire.

    - Pauvre Jolande ! Encore une victime du démon de Mandaly ! Ta lame aime donc tant le sang, Cœlian ?

      Le jeune homme rengaina son arme avec un sourire narquois.

    - Seulement celui des traîtres, mon prince ! lança-t-il. Et celui de Jolande lui a parfaitement convenu ! »

      Il se remit en selle et son regard devint sérieux. « Regardez, Arnald ! Ils hissent les drapeaux blancs ! Ils capitulent ! Cette fois, la guerre est bien finie ! »

      Quelques instants plus tard, la scène qui avait eu lieu deux semaines auparavant devant la Cité Lumineuse se répéta, au détail près que le soldat qui vint présenter la capitulation n’avait absolument rien en commun avec la jolie Estelle des Brumes. Cette réflexion amena Cœlian à réaliser qu’il n’avait pas revu la jeune fille depuis leur entrevue du matin.

      Il se retourna vivement pour la chercher des yeux parmi les soldats de l’armée, mais à sa grande inquiétude, elle n’était pas dans leurs rangs. Dès qu’il put raisonnablement quitter le cortège officiel, il fit galoper Marvack jusqu’à la colline puis parcourut le champ de bataille à plusieurs reprises, cherchant avec angoisse et dégoût parmi les nombreux corps qui jonchaient le sol. En vain. Il ne trouva aucune trace de l’amazone aux cheveux roux, ni de son étalon bai.

    - Cœlian ? Que t’arrive-t-il ? s’inquiéta le prince lorsqu’il le rejoignit.

    - C’est Estelle des Brumes ! Je ne la trouve nulle part ! Savez-vous où elle est ?

      Une lueur d’inquiétude traversa le regard d’Arnald qui pâlit.

    - Crois-tu qu’elle soit…

    - Non ! coupa Cœlian. Elle n’est pas parmi les victimes ! Mais je n’ai vu Rodis nulle part non plus…

    - Rentre au camp, Cœlian ! Sans doute y est-elle !

      Le chevalier de Mandaly ne se le fit pas répéter. Il tira les rênes de Morvack qui virevolta et partit dans un galop d’enfer. Dès son arrivée, il mit pied à terre et secoua la tête. Toutes les affaires de la jeune fille avaient disparu. Il jura à plusieurs reprises, terriblement contrarié d’être aussi inquiet. Il pénétra dans sa tente. Que faisait cette tunique sur son lit ? Il sursauta en reconnaissant le vêtement qu’il avait prêté à la jeune fille la veille au soir… « Une lettre ! » s’exclama-t-il en s’emparant de la feuille déposée par dessus.

     

    Chapitre 9

     

    - Elle est partie ! murmura-t-il incrédule. Elle est partie !

      Peu après, le prince le trouva dans un état de rage indescriptible.

    - Cœlian ! Ça n’a pas l’air d’aller ? Tu l’as trouvée ?

    - Mademoiselle des Brumes est partie ! Je m’inquiétais pour elle, et elle a décidé qu’elle en avait assez ! Elle est partie !

      Le prince parcourut la lettre qu’il lui tendit et laissa échapper un sourire amusé.

    - Je crois bien que c’est toi qu’elle fuit, mon ami ! On se demande bien pourquoi, tu as toujours été tellement courtois et agréable…

      Dans sa tente, une missive l’attendait également :

    Chapitre 9

      Il poussa un soupir de soulagement. Au moins la jeune fille n’était-elle pas toute seule. Il sortit et observa son ami qui ne décolérait manifestement pas.

    - Mon cher Cœlian, ta petite protégée m’a aussi laissé du courrier.

      Sans aucun égard, le chevalier arracha la lettre des mains de son ami et crispa les poings après l’avoir lue.

    - Ange gardien ! Et en plus, elle se moque de moi ! Si je la retrouve, je l’étrangle de mes propres mains ! »


    7 commentaires
  •   Assis sur un gros rocher, Karystean observa son élève avec attention. À ses pieds, la panthère noire qu’Estelle avait trouvée l’année d’avant leva vers lui ses yeux d’or en feulant doucement.

    - Ne t’inquiète pas, Alya ! murmura le sorcier. Et surtout ne bouge pas, quoi qu’il puisse se passer. Estelle doit réussir ses épreuves toute seule, tu comprends ? »

      La jeune fille était assise au milieu du pré, les jambes croisées, les yeux bandés et les mains liées dans le dos. Elle allait devoir se défendre contre les dangers qui la menaceraient, à l’aide des sorts qu’elle avait appris à maîtriser. Il s’agissait de vérifier si elle était capable de réagir en situation critique, en tenant compte de l’énergie dont elle disposait et du type de danger auquel elle allait devoir faire face. Évidemment, elle n’avait aucune idée de ce qui allait se passer. Le sorcier prononça la première incantation.

      Au bout de la prairie, un énorme ours brun apparut, manifestement furieux. La panthère voulut se dresser mais d’un geste doux le sorcier l’apaisa. L’ours poussa un grognement de colère. Estelle frémit en sentant le sol vibrer sous les foulées de l’animal qui galopait vers elle. Ce n’était que la première des trois épreuves, il fallait donc économiser ses forces et ne pas utiliser un sort trop puissant…

    « J’ai trouvé ! » songea-t-elle. « Mais ce n’est pas drôle, je n’ai quasiment pas besoin de magie ! » Elle émit un léger grondement du fond de la gorge qui s’amplifia soudain de plus en plus. Comme atteint par l’onde de choc, l’ours se cabra, soudain inquiet. L’horrible cri se répéta plusieurs fois. L’animal, pris de panique, fit volte face.

      Sur son rocher, Karystean hocha la tête d’un air satisfait. Elle avait fait un choix très judicieux. À ses pieds, la panthère cracha avant de s’étirer. Il la caressa doucement derrière les oreilles. « Chut, Alya ! »

      Soudain, un grondement sourd s’éleva dans le lointain, s’amplifiant comme si l’origine du phénomène s’approchait. La jeune fille tourna la tête comme pour essayer de déterminer la nature du bruit. Une odeur de mousse humide et de boue pénétra ses narines tandis qu’un courant d’air frais lui donnait la chair de poule.

    « De l’eau ! » réalisa-t-elle brusquement comme le petit ruisseau paisible qui coulait à côté d’elle se muait en torrent furieux qui dévalait la montagne en amont, emportant avec lui branches cassées et autres débris végétaux arrachés des berges. Il déborda un peu plus haut de son lit sinueux, coupant à travers la prairie, droit sur elle. De loin, Karystean la vit se détendre mais rien ne se passa. Il ne put s’empêcher de frémir en voyant la trombe d’eau s’abattre sur elle avec violence et la cacher à sa vue. La jeune femme disparut sous les flots. D’un signe de la main, il annula le sortilège et la crue cessa en quelques minutes. Estelle réapparut, toujours assise, imperturbable, et absolument pas mouillée. Il comprit qu’elle avait choisi de s’abriter derrière une bulle d’énergie. Lorsque toute l’eau se fut écoulée, il sentit que son écran protecteur se dissolvait.

      « Bien ! » murmura-t-il. Une faiblesse soudaine s’empara de lui. Il ferma les yeux, rassemblant ses dernières forces ; il devait encore tenir quelques heures.

    « Passons maintenant à la dernière épreuve. La pire ! »

      Il fit un petit geste et les liens et le bandeau de la jeune fille tombèrent sur le sol. Estelle tourna vers lui son regard étonné et dans sa tête, Karystean l’entendit exprimer sa surprise.

      « C’est déjà fini, mon oncle ? Ne m’aviez-vous pas parlé de trois épreuves ? Vous ne savez pas compter ? »

      Il ne put s’empêcher de sourire en entendant les moqueries espiègles auxquelles il s’était habitué depuis trois ans qu’elle vivait chez lui. Mais il se reprit tout de suite. L’heure n’était pas à l’attendrissement. Estelle eut brusquement la désagréable impression que quelque chose, ou quelqu’un s’était introduit dans son cerveau. Une fraction de seconde plus tard, une douleur fulgurante et très brève traversa sa colonne vertébrale, mais elle ne put pas crier. Contre sa volonté, son corps frémit et ses muscles se mirent en mouvement. Subjuguée par le phénomène, elle se sentit se lever et se mettre à marcher d’un pas saccadé.

    « Mais je ne suis pas une marionnette ! » songea-t-elle, furieuse d’avoir perdu le contrôle de ses muscles. Elle ne pouvait rien faire ! Tous ses efforts étaient inutiles. La terreur la submergea. Elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle devait faire. Elle commença à paniquer en constatant que le “marionnettiste” dirigeait son “jouet” droit vers un ravin qui bordait la prairie. Son angoisse n’eut pour seul effet que de renforcer l’emprise de l’intrus sur son esprit. Le “pantin” se déplaçait beaucoup plus souplement et plus rapidement aussi. Estelle s’en rendit compte avec inquiétude. Elle essaya de faire le vide en elle.

    « Oh ! Karystean ! émit-elle télépathiquement. Vous ne croyez pas que vous avez passé l’âge de jouer à la poupée ? »

      Le sorcier ne put s’empêcher de rire et relâcha un peu son influence. Estelle se concentra alors. Elle eut soudain l’intuition de ce qu’elle devait faire. Comme pour son corps à la deuxième épreuve, elle construisit une bulle autour de ce qui restait de libre dans son esprit et l’étendit progressivement en luttant contre son adversaire pour l’expulser. Karystean fronça les sourcils en constatant qu’il lâchait prise.

    « Si vite ! songea-t-il. Elle est puissante, mais je faiblis inexorablement ! »

      Il essaya de reprendre l’avantage, mais la jeune fille était entièrement fixée sur un seul but, se débarrasser de lui. Son corps s’effondra soudain dans l’herbe, au pied de l’arbre, tandis qu’il tentait vainement de reprendre le contrôle. C’était impossible, elle le lui interdisait. Il ne trouva aucune faille dans son barrage. Tout en résistant à ses tentatives d’invasion, elle se redressa et le rejoignit près du rocher où elle s’assit à côté d’Alya. La panthère ronronna tandis qu’elle passait sa main sur la douce fourrure de son cou. Karystean sursauta soudain en découvrant le sourire espiègle de la jeune femme.

    « Eh ! » cria-t-il en cessant brusquement ses attaques mentales. Il se mit soudain à rire frénétiquement, sans pouvoir s’arrêter. « Non ! » Il se roula sur le sol et Estelle le regardait avec humour.

    « Moi aussi, j’aime les marionnettes ! » lança-t-elle. Il se redressa, amusé et elle fit une moue boudeuse. « Vous aussi, vous avez verrouillé votre esprit ! » constata-t-elle. « Dommage ! »

      Karystean secoua la tête d’un air entendu.

    - Si jamais j’avais joué un jeu pareil avec mon maître, il m’aurait changé en grenouille !

      Elle pouffa.

    - Si c’est vraiment indispensable, j’aimerai mieux en panthère, c’est plus joli ! Alors ?

    - Tu es vraiment comme ton père ! Aussi espiègle que lui. Tu viens de réussir les épreuves, ma nièce. Je n’ai plus rien à t’apprendre puisque tu as découvert seule ta propre stratégie pour résister au contrôle mental. »

      Ils rentrèrent jusqu’à la cabane. Karystean se laissa tomber dans son fauteuil et ferma les yeux. Estelle fit bouillir un peu d’eau pour leur préparer une tisane à la menthe. Elle sortit quelques biscuits faits la veille par son maître. Lorsque l’odeur agréable de la boisson chaude eut envahi la pièce, Estelle s’installa face à son oncle, sa panthère ronronnant à ses pieds.

      Ils burent en silence. La jeune fille observait son maître avec un peu d’inquiétude, voyant son visage prendre une teinte crayeuse. Son aura pâlissait autour de lui. Mais il détestait qu’on s’occupe de lui.

    « Mon oncle, suis-je prête à aller voir Branag et à exiger la libération de mon frère ?

    - Personne n’est prêt à affronter Branag. Il a des milliers d’années de pratique devant lui. Moi, je suis trop vieux.

    - Lui aussi, alors !

      Karystean secoua la tête.

    - Lorsque je suis tombé amoureux et que ma femme a voulu un enfant, j’ai fait le vœu de mourir pour ne pas leur survivre. Comme ton père et Galaird, j’ai renoncé à mon immortalité. Mon temps touche à sa fin, ma nièce aimée. Je n’ai plus la puissance nécessaire pour lutter contre Branag. Lui n’a jamais fait ce choix.

    - Cela fait maintenant presque trois ans que je me suis retirée avec vous. Branag n’est pas réapparu dans la cité de Jolande. Croyez-vous qu’il veut toujours s’emparer de l’Arkanie ?

    - J’en suis sûr et certain. Il a juré de d’établir sa domination sur Mystia entière. Il ne renoncera pas non plus à se venger !

    - Mais que dois-je faire pour retrouver Mikalyas ?

    - Je ne sais pas vraiment, Estelle. Je ne sais même pas s’il est encore vraiment ton frère. De ce que j’ai entendu, il est considéré comme l’héritier du sorcier. Il reste avec son ravisseur de son plein gré… J’ignore même si Branag peut être vaincu. »

      Il gémit soudain, la main crispée sur sa poitrine. Estelle se leva d’un bond. L’odeur lugubre de la mort planait au dessus de lui.

    - Karystean ! Que vous arrive-t-il ? Vous sentez-vous mal ?

      Le vieil homme sourit tristement.

    - Je suis en train de mourir, ma petite Estelle. C’est pour ça que je t’ai imposé un rythme infernal ces derniers mois. Ma vie arrive à son terme. Ne m’interromps pas, j’en suis sûr. La grande Déesse me rappelle à elle. Lorsque j’aurai disparu, tous mes biens seront à toi. Tu trouveras l’inventaire dans le grand coffre en bois noir. En particulier, prends le grimoire à la couverture de cuir vert. Il est pour toi. »

      Sa respiration se fit plus sifflante.

      Estelle tomba à genoux devant lui et prit ses mains, essayant en vain de lui envoyer de l’énergie. Mais le corps vieux et malade refusait de l’accepter. Ému, Karystean caressa doucement les mèches couleur de flamme.

    - Ne m’abandonnez pas, Karystean !

    - Je ne t’abandonne pas, Estelle. Je t’ai donné tout ce que j’avais, tout ce que je savais. Un spasme violent le plia en deux.

    - Karystean !

      Estelle fondit en larmes lorsque le vieux sorcier s’effondra en arrière, sans vie. La panthère Alya, couchée à leurs pieds leva la tête et poussa un cri rauque. Estelle pleura un long moment, le visage enfoui dans la fourrure douce d’Alya. À travers la mort de Karystean, elle pleurait aussi son père et son autre oncle, le cœur lourd d’avoir perdu les trois hommes qui lui avaient tant donné. Elle reprit conscience du monde qui l’entourait, lorsque le dernier rayon de soleil disparut derrière la colline. Elle éleva alors un grand bûcher de bois devant la cabane. Sous le regard blasé d’Alya, le corps de son maître se souleva lentement pour y être étendu. Lorsque la constellation sacrée apparut derrière l’horizon, Estelle enflamma les bûches et se recueillit, priant la grande Déesse de permettre à Karystean de rejoindre les êtres chers qu’il avait perdus.


    1 commentaire
  •   Lorsqu’elle s’éveilla le lendemain matin, son cœur était toujours étreint par un lourd sentiment de perte. Sa détermination de retrouver son frère s’en trouvait renforcée. La veille, elle avait soigneusement préparé toutes ses affaires, des provisions, de l’eau. Elle se leva rapidement, mangea un léger repas et nourrit Alya qui l’avait saluée d’un vigoureux coup de langue. Sur le fameux coffre de Karystean, elle n’avait pas osé toucher le grimoire de son oncle. Elle posa la main sur la reliure de cuir vert, orné par une étoile d’argent. Précautionneusement, elle l’ouvrit la gorge serrée. Sur la page de garde, il y avait trois dédicaces de trois écritures différentes. 

    Chapitre 11

      Elle fondit en larmes et la panthère vint se frotter contre elle, poussant de petits miaulements interrogatifs. Estelle sourit malgré son chagrin en plaçant le livre à côté de celui de Galaird, dans la gibecière de cuir qui ne la quittait que rarement. Les tuniques amples qu’elle avait porté les trois dernières années pour ses exercices de magie ne convenaient pas pour le voyage prévu. Elle enfila un haut de chausses en cuir noir, une fine chemise en soie noire et par dessus, sa cotte de maille argentée. Ses bottes grises au cuir épais montaient jusqu’aux genoux. Au fond du coffre,  elle trouva une grande cape de laine grise doublée de fourrure, munie d’un capuchon noir.

    - Qu’en penses-tu, Alya ?

      Couchée à côté d’elle, la panthère ne perdait pas un de ses gestes et semblait inquiète de ce comportement inhabituel. Elle feula doucement en réponse et Estelle sourit. « Tu as raison ! C’est la coiffure qui ne va pas ! » Elle enleva la cape, et s’empara d’un peigne. Quelques instants plus tard, elle retourna devant la glace, et sourit à son reflet. Elle avait tressé ses boucles rousses en deux nattes qui encadraient son visage, et un bandeau noir ceignait son front. Avec ses armes à portée de main, elle avait l’air moins enfantin.

    « Enfin, j’espère ! » songea-t-elle. Le dernier problème à régler, c’était Alya. Elle ne pouvait risquer de la voir se faire tuer. Le seul moyen de la protéger, c’était de la garder toujours auprès d’elle… Lorsque la jeune fille s’approcha d’elle avec un collier et une laisse en cuir, la panthère gronda et recula.

    - Allez, Alya ! Viens ! pria-t-elle. S’il te plaît, c’est pour qu’il ne t’arrive rien !

      Méfiante, la panthère observa sa maîtresse quelques instants avant de décider de lui faire confiance. Lorsque la jeune fille attacha le collier autour de son cou, elle cracha puis la regarda longuement avec ses grands yeux verts avant de se frotter contre ses jambes.  Estelle sourit. Alsved hennit de contentement, comprenant qu’un voyage se préparait.

      La jeune fille enfourcha sa monture, tout en gardant dans sa main la laisse de la panthère. Dès que le cheval commença à avancer, celle-ci aligna ses foulées sur celles d’Alsved.

      Le seul point de départ pour ses recherches était la cité de Jolande. Estelle chevaucha toute la matinée, jusqu’à la colline qui dominait la plaine où les arkaniens avaient vaincu. La ville brillait au soleil malgré la couleur de ses pierres noires. Pourtant, un phénomène étrange apparut sous ses yeux : une caravane d’une bonne centaine de cavaliers apparut à l’autre bout du plateau, entièrement recouverte d’ombre. Estelle tressaillit en fixant le ciel, il n’y avait aucun nuage. Elle resta figée à l’abri des arbres, regardant s’avancer la colonne de cavaliers et de litières entourée d’ombre. Lorsque le dernier cheval eut franchi la porte, la cité entière se trouva comme privée de soleil. Puis, l’impression disparut.

      Estelle cligna des yeux, plus tout à fait sûre de ne pas avoir rêvé. Elle vérifia que son aura était toujours dissimulée par sa volonté.

    - Je crois que Karystean avait raison. Branag n’a jamais disparu. Allez, viens Alya ! Nous devons aller voir ce qui se passe là-dedans. Peut-être Mikalyas est-il dans la cité ? »

      L’esprit aux aguets, Estelle s’approcha de la porte de la cité de Jolande au pas. De nombreux marchands et pèlerins entraient et sortaient de la ville sous le contrôle discret de gardes en uniforme sombre. En rejoignant la route, elle ordonna à la panthère de rester tout près d’elle avant de franchir la porte des remparts. Un frisson la parcourut comme si la lumière du soleil pâlissait. Elle eut l’impression que quelqu’un avait intercalé un voile serré entre l’astre lumineux et la ville, réduisant fortement l’intensité de sa lumière. Ce sentiment disparut aussi vite qu’il était venu.

    - Holà, étranger ! Arrête-toi !

      Elle sursauta et tira sur les rênes d’Alsved. Deux des gardes vêtus de noir lui barraient le chemin. Ils regardaient la panthère d’un air méfiant.

    - Que viens-tu faire ici avec ce monstre ?

    - Ce n’est pas un monstre ! rétorqua-t-elle d’une voix claire et déterminée. Tout en parlant, elle rejeta sa capuche en arrière et les deux soldats sursautèrent.

    - Tu es une femme ?

    - Ma panthère est apprivoisée. Elle ne mord pas, sauf si quelqu’un veut s’en prendre à moi, évidemment !

      Les deux hommes échangèrent un regard.

    - Tu es bien étrangement vêtue, et fortement armée, pour une femme ! D’où viens-tu ?

    - Du nord. Je ne fais que passer dans cette ville. Je viens acheter quelques objets qui me seront utiles dans mon voyage vers l’ouest. Je peux entrer ?

    - Bon, vas-y ! Mais on te garde à l’œil. Si tu causes le moindre problème, on te conduira devant le nouvel intendant de la ville. Il s’occupera de ton cas.

    - Qui est-il ?

    - Enyales de Rodis. Il a pris son poste aujourd’hui, sous les ordres de notre seigneur.

      La jeune fille maîtrisa sa surprise. Elle accueillit la nouvelle d’un air indifférent.

    - À priori, je n’ai aucune chance d’avoir à le rencontrer. Pourriez-vous m’indiquer la où se trouve le marché ?

      Les hommes lui indiquèrent la direction à suivre, et elle avança, consciente que tous les regards étaient fixés sur sa panthère. Elle attacha Alsved à l’endroit réservé, jetant discrètement un sort pour que personne n’essaye de le voler. L’air naturel, elle marcha jusqu’à la grande place, où tous les marchands avaient installé leurs étalages bariolés. Des dizaines d’odeurs différentes parvinrent à ses narines : pain frais, épices odorantes, herbes aromatiques, odeurs de cuir et de forge… Malgré la foule qui baguenaudait, un cercle s’était fait autour d’elle. Elle n’avait pas songé qu’Alya attirerait l’attention sur elle. Elle se sentait observée par des dizaines d’yeux inquiets. Elle avait peur que l’intendant la fasse convoquer. Tout en réfléchissant, elle observait la cité. Celle-ci était fortement surveillée. Dans chaque rue, il y avait au moins deux soldats en armes, et manifestement, les remparts étaient aussi bien gardés.

    - Il y a beaucoup de soldats dans cette ville ! remarqua-t-elle devant le boulanger qui lui emballait deux gâteaux de miel.

    - C’est pour protéger notre seigneur, jeune damoiselle. Il vient juste de rentrer d’un long voyage avec son héritier.

    - Il me semblait, lorsque j’étais enfant, que la cité était le fief d’un baron…

    - Le baron de Jolande, vous voulez dire ! Il est mort il y a trois ans, pendant la guerre contre les arkaniens.

    - Le prince Arnald n’a pas pris le contrôle de la cité ?

    - Non. Jolande avait enfermé dans ses geôles et fait torturer un de ses vassaux, le seigneur d’Andral. C’est à lui que le prince arkanien a confié notre ville. Il est revenu aujourd’hui, avec son fils, Mikalyas d’Andral. Ils étaient partis en exploration dans le Sud. »

      Estelle dut faire appel à toute sa détermination pour réussir à cacher sa surprise. Mikalyas ! Impossible que ce soit une coïncidence ! Andral était sûrement le nouvel avatar de Branag.

    - Merci de vos explications ! fit-elle. Gardez la monnaie !

      Elle s’éloigna, se doutant que poser plus de questions la rendrait suspecte. Après avoir acheté un nouveau carquois et des flèches, elle continua à flâner du côté des artisans, admirant des sculptures en bois, des flacons de verre coloré…

    - Holà ! Belle étrangère ! Quels beaux cheveux flamboyants ! Il te faut absolument un bijou de chez Vanek ! Je sais ce qu’il te faut ! Un rubis ! Regarde celui-ci ! Il est magnifique !

      Estelle sourit au joailler gouailleur qui l’interpelait. Elle se pencha vers la pierre qu’il lui montrait, mais secoua la tête.

    - Très beau, en effet. Mais avec mes yeux, il vaudrait mieux des émeraudes, non ?

      Le marchand sursauta.

    - Non ! Non ! Pas d’émeraudes !

      Estelle fronça les sourcils.

    - Tu n’en as pas ? Ah ! Si ! Tu n’en as qu’une mais fort jolie ! J’adore ce bandeau ! Me permets-tu de l’essayer ?

      Sans attendre sa réponse, elle tendit la main et ceignit le bijou sur son front. Un rayon de soleil traversa la pierre, accentuant son éclat smaragdin.

    - Rends-moi ça immédiatement ! hurla-t-il en agrippant son bras. Surprise, la jeune fille lâcha le bijou qui roula à terre.

    - Eh ! Je ne vais pas te le voler ! J’ai de quoi te payer !

      Lorsqu’elle se baissa pour ramasser la pierre, elle se retrouva nez à nez avec un regard identique au sien. Elle réprima un mouvement de recul, acceptant la main que l’inconnu lui tendait pour l’aider à se relever.

    - C’est pas de ma faute, seigneur Mikalyas ! C’est pas de ma faute ! geignit le marchand, terrorisé. C’est elle qui a voulu la prendre ! Je n’ai pas pu l’en empêcher !

      La jeune fille dévisagea l’homme qui lui faisait face. Il était très grand, blond comme son père. Les yeux verts qu’ils avaient hérité de leur mère étincelaient de colère froide. Il se tourna vers le joailler qui tremblait pour lui asséner un terrible coup au visage.

    - Tu es un animal stupide, Vanek ! fit-il d’une voix cassante. Incapable de discernement ! Je me chargerai de toi plus tard !

    - Non, seigneur ! »

      Interloquée, Estelle baissa les yeux.

    - Monseigneur, s’il y a faute, elle est sans doute de ma part et non de la sienne. J’ignorais qu’il y eut un tabou concernant les émeraudes. Je n’ai pas tenu compte de ses protestations.

      Mikalyas eut un sourire froid.

    - Damoiselle inconnue, ce rustre sera donc épargné puisque vous prenez sa défense. Je ne le tuerai point, il se contentera de quelques coups de fouet. Quant à l’émeraude, vous aviez raison, c’est ce qui va le mieux avec la couleur de vos yeux. Permettez-moi de vous l’offrir.

      Estelle osa le regarder en face. Ce qu’elle lut dans les yeux de son frère la bouleversa. Il n’y avait pas la moindre lueur d’émotion, simplement une immense soif de pouvoir et de possession. Il ne la reconnaissait pas.

    - Prenez-la ! insista-t-il, autoritaire. Elle tendit une main tremblante.

    - Quel est votre nom ? continua-t-il, sans la quitter des yeux.

    - Erin des Saules, inventa-t-elle très vite.

    - Erin… Vous êtes mon invitée à la table du seigneur de la cité, mon père.

      Estelle recula. Il fallait à tout prix qu’elle se sorte de ce piège. Enyales de Rodis allait la reconnaître. Branag saurait qui elle était. Il comprendrait qu’elle était une sorcière, et…

    - Je suis navrée, monseigneur, mais je ne peux pas accepter votre invitation… Je dois encore accomplir un long voyage et…

      Il eut un sourire narquois en l’attrapant par l’épaule pour l’attirer contre lui. Il souleva son menton en approchant sa bouche tout contre l’oreille de la jeune fille. Son souffle tiède la fit frissonner.

    - Je me suis sans doute mal exprimé, Erin ! Je veux que tu viennes avec moi. Tu vas me suivre, que tu le veuilles ou non !

    - Alya ! » cria Estelle.

      La panthère sauta sur Mikalyas et le renversa. Profitant de la panique, Estelle attrapa sa laisse en se mettant à courir vers l’endroit où elle avait attaché Alsved. D’un geste magique, elle dénoua sa longe et bondit en selle.

    - Yaaaah ! cria-t-elle en lançant l’étalon au galop. Sans tenir compte des cris des soldats, elle fonça droit vers la porte, en prenant soin de protéger Alya et Alsved du même sort qui l’avait protégée de l’eau la veille. Elle réussit à quitter la ville, mais Mikalyas s’était lancé à sa poursuite. Un coup d’œil en arrière lui prouva qu’il appréciait fortement l’idée de la poursuivre. Son cheval semblait plus rapide qu’Alsved, qui était lourdement chargé. Elle continua à pousser l’étalon jusqu’à ce qu’ils soient hors de vue de la cité. À l’orée de la forêt du Nord, elle tira sur les rênes d’Alsved, pour lui faire faire volte-face. Mikalyas arrêta sa monture à sa hauteur, l’air amusé. Mais son regard flamboyait de colère. Il avait une arbalète de poing, braquée sur le félin. La sorcière créa un bouclier protecteur autour de sa panthère.

    - À quoi tu joues, Erin ? Tu aimes te faire donner la chasse ? Maintenant que je t’ai capturée, tu vas être mon esclave, sais-tu ?

      Alya gronda et se prépara à bondir, mais Estelle l’arrêta d’un geste de la main tandis que son frère se raidissait.

    - Non, Alya !

      Il la déshabilla du regard en mettant pied à terre.

    - Maintenant, descends de ta monture et attache ta bête, si tu ne veux pas que je la tue. Tu m’as bien allumé, rouquine. Je n’aime pas attendre.

      Tout en le fixant droit dans les yeux, Estelle entreprit de sonder son esprit. Elle détestait faire cela, elle avait l’impression de profaner l’intimité de quelqu’un. Mais ce qu’elle trouva dans les pensées de son frère la fit pâlir.

    - Vous n’êtes plus Mikalyas des Brumes ! lança-t-elle, tandis que les larmes roulaient sur ses joues. Vous êtes devenu un monstre !

      Elle fit un geste brusque. L’homme lâcha son arme, brûlé par le sort. Alya poussa un feulement furieux qu’Estelle amplifia. Le cheval de Mikalyas s’emballa, fou de terreur. Estelle lança Alsved dans la forêt, s’éloignant le plus vite possible, sous les imprécations de cet inconnu qui avait été son frère.


    1 commentaire
  •   Dès la fin du conflit avec Jolande, le prince Arnald avait tenu à entretenir son alliance avec le comte de Queffelec. Des relations commerciales fortes avaient été mises en place tandis qu’une vraie amitié s’était nouée entre les deux hommes. Cœlian, qui s’était porté volontaire pour le poste d’ambassadeur d’Arkanie dans la Cité Lumineuse, s’entendait aussi très bien avec Tryer. Il avait réclamé cette faveur au prince pour fuir sa terre de Mandaly. Le manoir, incendié par l’arrière-garde de l’armée de Jolande, lui rappelait trop la manière dont sa sœur et sa mère avaient trouvé la mort. Mais inconsciemment, il savait que le comté de Queffelec était l’endroit le plus propice pour guetter le retour de la jeune cousine de Tryer. Des lettres régulières avaient rassuré tout le monde sur sa santé, sans révéler l’endroit où elle était. Apparemment, elle était entrée en apprentissage comme guérisseuse auprès de son oncle. Mais aucune nouvelle n’était parvenue à Queffelec depuis presque six mois.

      Le mariage du comte avec sa fiancée Ellyn étant imminent, une grande partie de la cour d’Arkanie était réunie au château de Tryer. Même s’il était ravi de retrouver son ami, Cœlian préféra fuir l’effervescence des préparatifs. Il sentait aussi la tristesse de Tryer et de sa fiancée de n’avoir pas pu prévenir Estelle de leurs noces. Sur une impression qu’il n’aurait pu lui-même expliquer, il décida de partir explorer la forêt au sud du domaine de Queffelec.

     

     ◊◊◊

     

      Hors d’haleine, Cœlian de Mandaly s’écroula à côté du cadavre de l’ours. Il avait eu la malchance de tomber nez à nez avec un ours blessé à la nuit tombée. Morvack était attaché trop loin pour qu’il puisse l’atteindre. Il avait dû se battre. Son arc étant absolument inutile, il avait dû se débrouiller avec seulement une dague. Par chance, il avait pu atteindre le cœur avant que l’animal ne le déchire complètement avec ses griffes acérées. Il essaya de se redresser, mais son bras gauche lacéré et sa jambe sûrement brisée ne lui en laissèrent pas le soin.

    - Voilà cette sale bête !

      Soulagé, Cœlian se retourna pour faire signe aux nouveaux arrivants, mais un juron lui échappa. Il reconnaissait leur manière de s’habiller. Il n’avait rien de bon à attendre d’eux. C’étaient des hors-la-loi.

    - Eh ! Il est mort ! Tu l’avais tué, Raydan !

    - Impossible, Gareck, je l’ai touché à l’épaule…

    - Ne vous fatiguez pas ! intervint soudain Cœlian, qui songea que de toute manière, ils finiraient bien par s’apercevoir de sa présence. C’est moi qui ai dû l’achever.

      Deux arcs furent bandés dans sa direction. Trois lames étincelèrent. Celui qui semblait diriger les opérations s’approcha, l’épée à la main.

    - C’est toi qui a tué ma proie !

    - Et juste avant, ton gibier a failli me mettre en pièces. Alors, je te laisse ton ours et toi, tu m’aides à remonter sur mon cheval. Comme ça, je pourrai rentrer me faire soigner. J’ai fini le boulot à ta place, je considère que c’est un bon marché, non ? »

      Un ricanement s’échappa de la gorge de Raydan.

    - Regardez-moi cette bonne chasse, les gars ! Un ours magnifique et un vaillant chevalier qui va nous apporter une bonne rançon. Voyez ses vêtements… Et son cheval ! Il se revendra une fortune. »

      Cœlian essaya de se lever, mais la douleur lui coupa le souffle. Il sentit la nausée monter, accentuée par les odeurs dégagées par l’ours et se laissa glisser sur le dos. Il n’était pas en état de tenter quoique ce soit.

    - Je vous conseille de ne pas toucher Morvack ! lâcha-t-il en feignant la désinvolture. Il a tendance à être ombrageux.

      Gareck éclata de rire.

    - Aucun cheval ne m’a jamais résisté, mon gars ! Il s’appelle Morvack, alors ?

      Le malandrin s’approcha du cheval qui encensait de la tête. Il dénoua sa longe mais n’eut pas le temps de prendre les rênes que l’animal se cabrait, l’obligeant à reculer.

    - Sale bestiole !

      Le chevalier de Mandaly frémit en voyant le brigand attraper une cravache et asséner un coup sur les flancs de sa monture.

    - Non ! Ne le touche pas ! »

      Sous la douleur, le cheval se cabra encore une fois, avec tant de force que Gareck ne put retenir sa longe. L’animal furieux fit volte-face et s’enfuit dans la forêt au grand galop.

    - Ton canasson t’a abandonné, ricana le chef. Il reviendra vers nous quand il aura faim. C’est quoi ton nom, le chevalier ?

      Cœlian haussa les épaules.

    - Je suis blessé, j’aimerai autant ne pas perdre ma jambe, alors on pourrait remettre les présentations à plus tard, non ?

      L’un des bandits sursauta en croisant le regard furieux du blessé.

    - Je le reconnais, Raydan. C’est le chevalier de Mandaly. Un des amis du roi d’Arkanie ! Il a dû venir pour les épousailles du comte de Queffelec…

      Les yeux de Raydan s’allumèrent.

    - Du beau monde ! Ils paieront une forte rançon pour toi, mon gars !

    - Certainement pas ! cracha Cœlian. Ils ne paieront rien du tout !

    - C’est ce qu’on verra ! Cette clairière est très sympathique. On installe le camp ici. Remercie-moi, chevalier ! lança-t-il d’un ton narquois. Tu n’auras pas à ramper pour atteindre notre camp. »

      La mort dans l’âme, il laissa le renégat le dépouiller de sa cape et de ses armes. Il resta allongé sur le dos pour ne plus les voir. Le moindre mouvement qu’il faisait réveillait la douleur lancinante. Il craignait que ses blessures ne s’infectent. À côté de lui, les cinq hommes mangeaient bruyamment autour du feu, se lançant des plaisanteries douteuses et arrosant leur repas avec une outre de vin. Les odeurs de viande grillée amplifiaient son malaise.

    - Il ne nous manque plus que quelques belles filles aux formes généreuses et ce serait le paradis ! soupira l’homme qui avait reconnu Cœlian.

    - En pleine forêt, tu es ivre, mon pauvre Gailer ! répliqua Raydan. N’empêche, tu as raison ! »

      Pendant qu’ils ripaillaient, Cœlian commença à se sentir de plus en plus mal. Il alternait somnolence nauséeuse avec des phases lucides où la douleur se faisait plus forte.

     « Taisez-vous ! J’entends des chevaux ! »

          Soudain, le silence subit des hors-la-loi l’alerta. Ils bondirent sur leurs pieds, les armes prêtes.

    - Qui va là ? jeta leur chef, un peu inquiet.

      Quelques instants plus tard, un cavalier dissimulé dans une grande cape noire avança dans la clairière. Les flammes faisaient briller d’un éclat particulier la robe fauve de l’étalon qu’il montait. Il tenait d’une main la longe du grand cheval noir qui le suivait. Il parla d’une voix assourdie.

    - Bonsoir, messires. J’ai trouvé ce cheval qui s’enfuyait. Auriez-vous vu son propriétaire ?

      Gareck s’avança.

    - Ce cheval est à moi ! Mais je dois dire que le tien me plaît également, étranger.

    - Qui que vous soyez, fuyez, avec mon cheval ! cria Cœlian. Ces hommes sont des brigands !

      Le nouveau-venu tourna la tête vers lui en poussant une exclamation de surprise. Ignorant totalement Raydan et ses hommes, il mit pied à terre pour rejoindre Cœlian. La capuche glissa comme il s’agenouillait auprès du blessé. Deux tresses d’or rouge apparurent. Cœlian sentit son cœur s’arrêter de battre en reconnaissant le visage inquiet qui se penchait vers lui. Le regard lumineux que soulignait l’émeraude du bandeau était celui qui hantait ses rêves.

    - Estelle des Brumes ! murmura-t-il d’une voix rauque.

    - Chevalier de Mandaly ! Vous êtes grandement  blessé ! s’écria la jeune fille. Je dois vous soigner ! »

      Elle se redressa pour récupérer la sacoche où elle rangeait ses herbes médicinales, mais elle se rendit compte que les cinq hommes la fixaient avec une joie mauvaise.

    - Finalement, j’avais raison ! ricana Gailer. On peut même trouver des jolies filles dans la forêt.

      Le sang de Cœlian ne fit qu’un tour.

    - Si toi, ou un de tes hommes ne touchez ne serait ce qu’un de ses cheveux, je t’arrache le cœur à mains nues ! cracha le jeune homme malgré son malaise grandissant.

      Estelle se tourna vers lui avec un sourire apaisant. Elle reporta son attention vers les hors-la-loi. Son regard devint impénétrable.

    - Messire, je ne sais pas qui vous êtes, mais je vous propose un marché. Vous me laissez m’occuper de mon ami, ses blessures nécessitent des soins immédiats. Sa vie est en danger. Ensuite, je pourrais vous accorder toute mon attention. Vous êtes d’accord ?

      Raydan fut un peu impressionné par son expression méprisante. Mais la jeune fille paraissait si inoffensive qu’il haussa les épaules. Ce n’était qu’une femme, après tout !

    - D’accord. Soigne-le ! Mort, il n’aura plus aucune valeur marchande. Mais fais vite ! »

      Elle haussa les épaules et enleva d’un geste ample sa grande cape.

    - Essayez de vous allonger dessus, chevalier ! fit-elle. Vous serez plus au chaud.

      Elle l’aida à s’installer, puis commença à découper la tunique et le haut de chausse du chevalier pour dégager les plaies. Elle fit la grimace en voyant l’étendue des dégâts. Un peu de magie allait être indispensable pour endiguer l’infection. Elle nettoya les plaies avec de l’eau, puis déposa dessus un cataplasme de feuilles cicatrisantes. Elle fabriqua une attelle avec des branches pour maintenir la jambe cassée, tandis qu’elle murmurait un sortilège de reconstruction. Il faudrait que la nuit passe pour en voir les effets. En même temps, elle prit sur elle un peu de la douleur, pour le soulager.

    - Vous êtes complètement folle ? siffla soudain le chevalier, l’esprit plus clair grâce à ses soins. Il était terrorisé à l’idée d’être impuissant à la protéger de ce qui allait suivre. Il ne pourrait rien faire pour elle, cloué au sol, impuissant.

      Estelle sourit en retrouvant la lueur dont elle se souvenait dans les yeux de Cœlian.

    - Mon cher démon, je suis heureuse de voir que vous n’avez pas perdu votre bon caractère ! Je dois vous avouer qu’il m’avait manqué !

      Il voulut se redresser, mais un gémissement de douleur lui échappa.

    - Vous n’avez pas changé non plus, toujours prête à vous mettre en danger de manière inconsidérée ! rétorqua-t-il. Par la grande Déesse, pourquoi ne vous êtes-vous pas enfuie à toutes jambes ? Ne comprenez-vous pas qu’ils vont vous… »

      Il s’interrompit, la gorge serrée par l’inquiétude.

    - Ils vont quoi ? Me violer ? J’en doute fort ! Comment aurais-je pu partir alors que vous gisez ici, grièvement blessé ? Il me serait impossible de vous abandonner à votre sort. Mais, ne vous inquiétez donc pas ! Depuis notre dernière rencontre, certaines choses ont changé ! Vous allez vous en rendre compte ! »

      Le chevalier de Mandaly resta bouche bée devant son expression volontaire. C’était vrai qu’elle avait changé. Elle était plus sûre d’elle, son regard paraissait plus sombre et plus lointain. Et elle était encore plus belle que dans son souvenir.

    - Restez couché et demain, il n’y paraîtra plus. »

      Tout en l’aidant à se rallonger, elle lui montra l’arbalète de poing dissimulée dans les replis de sa cape. Il sentit une poussée d’adrénaline l’envahir.

    « Tenez-vous prêt ! » murmura-t-elle.

      Derrière elle, les brigands s’impatientaient. Leur chef n’y tint plus.

    - Ça suffit ! Inutile de le materner ! Il est temps que tu nous montres de quoi tu es capable !

      Elle fit un clin d’œil à Cœlian et se retourna avec souplesse.

    - C’est votre tour, en effet. Alors, que voulez de moi, exactement ? C’est vous le chef, n’est ce pas ? fit-elle en regardant Raydan. Ordonnez, j’obéirai ! »

      Tout en parlant, elle avait délacé sa tunique de laine et la laissa tomber sur le sol. Elle portait en dessous une cotte de maille légère très ajustée qui soulignait sa poitrine. Les hommes retinrent leur respiration. Ils avaient posé leurs armes. Raydan fit un pas vers elle.

    « Enlève-la aussi ! »

      Furieux de son manège suggestif, Cœlian ne comprit pas tout de suite ce qui se passait.

      En entendant un bruissement dans le buisson, Estelle envoya un coup de genou dans le bas-ventre de l’homme qui venait de poser les mains sur elle.

    « Alya ! » cria-t-elle. Tout comme les autres, le chevalier n’en crut pas ses yeux. Une sorte d’éclair noir jaillit du bois et bondit par-dessus Cœlian pour s’asseoir aux pieds de la jeune fille, sa gueule entrouverte laissant paraître des crocs acérés.

    - Une panthère ! hurla Gareck en reculant. Raydan, qui gémissait de douleur sur le sol, roula loin de l’animal.

      Cœlian pâlit. Malgré son arbalète prête, il ne pouvait tuer la bête féroce sans toucher la jeune fille. Il ne comprenait pas pourquoi celle-ci restait si calme.

    - Je vous présente Alya. Inutile de chercher à prendre vos armes, sinon ses griffes vous le feront amèrement regretter. Le chevalier de Mandaly, tout blessé qu’il soit, ne rate jamais sa cible, surtout à bout portant.

      Les cinq hommes reculèrent.

    - Qui es-tu vraiment ? demanda Raydan, affolé.

    - Une guérisseuse qui sait se défendre. Alya est très obéissante, mais dès que quelqu’un s’en prend à moi, je ne peux plus la tenir. Elle est jolie, non ?

      Comme les brigands, Cœlian était subjugué par la scène. Cette jeune femme magnifique, le front orné d’une émeraude étincelante, cette panthère à ses pieds, prête à bondir… Ils avaient l’impression de voir une incarnation de la grande Déesse.

    - Qu’est-ce que vous nous voulez ? souffla Gailer.

    - Moi ? Rien du tout ! Enfin, si ! Que vous déguerpissiez ! Que vous preniez vos jambes à votre cou et que je ne vous revoie jamais plus ! Prenez vos chevaux et partez !

    - Mais…

    - Si vous aviez dans la tête de revenir, sachez que ma douce Alya va veiller cette nuit. Elle est nyctalope et son flair est infaillible. Si vous approchez à moins de cent pas de notre camp, je ne donne pas cher de votre peau, n’est-ce pas, Alya ? »

      Comme pour lui répondre, la panthère se dressa en poussant un feulement rauque qui provoqua la panique. Les cinq hommes se ruèrent sur leurs chevaux avant de disparaître dans la nuit.

    - Enfin débarrassés d’eux ! soupira la jeune fille en frissonnant dans la fraîcheur de la nuit. Elle se baissa pour remettre sa tunique. Cœlian respirait à peine, sidéré. Estelle s’agenouilla auprès de lui. Le chevalier sentit son cœur s’emballer.

    - Alya ! Viens ma toute belle !

      Cœlian se figea en voyant le magnifique animal aux grands yeux verts s’approcher de lui d’un pas souple.

    - Chevalier, voici Alya ! Alya, je te présente le chevalier Cœlian de Mandaly. C’est un de mes amis les plus chers. Alors, c’est aussi le tien. Tu le protégeras, comme moi, d’accord ? »

      Alya feula et vint renifler la main du chevalier.

    - Caressez-la, chevalier !

      Cœlian tressaillit. Pour ne pas la contrarier, il posa doucement sa main valide sur la tête de la panthère qui émit un ronronnement de plaisir. Il la gratta derrière les oreilles, comme il l’aurait fait pour un chat. Un gros chat. Alya ploya le cou puis se coucha tout contre lui.

    - Vous lui plaisez ! conclut-elle, amusée.

      Le chevalier ferma les yeux.

    - J’ai de la fièvre ! murmura-t-il. Ou alors, je deviens complètement fou.

      Estelle sourit et alimenta le feu prêt à s’éteindre.

    - Ces sauvages vous ont-ils donné à manger ? s’enquit-elle.

      Il fit non de la tête et elle s’empressa de couper un morceau du cuissot de chevreuil abandonné par les malandrins. Il se laissa nourrir quelques instants avant de repousser doucement sa main.

    - Merci, Estelle

    - Maintenant, vous devez dormir ! décréta-t-elle. Elle sortit quelques couvertures du paquetage accroché à la selle de Morvack et sans tenir compte de ses protestations, elle lui confectionna une couche confortable.

    - Je ne veux pas dormir ! Expliquez-moi ce qui s’est passé tout à l’heure ! exigea-t-il, retrouvant soudain son caractère habituel. La nourriture lui avait donné un regain d’énergie. Le sortilège d’Estelle commençait aussi à faire son effet, atténuant la souffrance ressentie. Il parvint à s’asseoir, étouffant un gémissement de douleur.

      Elle se pencha à côté de lui, déterminée.

    - Cette fois, ça suffit chevalier ! trancha-t-elle. Vous vous êtes battu seul contre cet ours et vous êtes blessé. Il vous faut dormir. Et vous allez m’obéir, cette fois. »

      Cœlian ne put réprimer un sourire devant cette jeune fille déterminée qui le réprimandait ainsi, ses yeux verts étincelants de colère, ses cheveux plus flamboyants encore que dans son souvenir. Sans réfléchir, il tendit sa main vers elle pour l’attirer contre lui. Avant qu’elle ait eu le temps de réagir, il écrasa ses lèvres contre les siennes. Estelle répondit à son baiser avec avidité, de plus en plus troublée. Elle reprit brutalement ses esprits en se souvenant des blessures du jeune homme qui gémit lorsqu’elle s’écarta de lui. Il se méprit sur sa réaction et baissa la tête.

    - Pardonnez-moi ! Je suis stupide, je n’aurais pas dû. Mais vous êtes si belle ! Et j’ai tant pensé à vous depuis… »

      Il se tut et se mordit les lèvres. C’était ce qu’il ne voulait surtout pas qu’elle sache !

      La jeune fille sourit et le poussa fermement sur ses couvertures.

    - Maintenant, dormez, Cœlian. Vous ne risquez rien et Alya veille sur nous.

      Comme dans un rêve, il la laissa l’obliger à s’allonger et ferma les yeux. Estelle attendit d’être sûre qu’il dormait pour installer sa propre couche.

     ◊◊◊


    1 commentaire
  •   Ce fut un rayon du soleil levant qui réveilla Cœlian, tout étonné d’avoir pu dormir malgré tous les événements de la veille. Avec précaution, il se souleva sur son coude valide. Estelle était allongée à quelques mètres de lui, blottie contre l’énorme panthère noire qui le contemplait avec ses grands yeux énigmatiques. À sa grande surprise, il ne ressentait plus aucune douleur ni dans sa jambe, ni dans son bras. Il enleva le bandage qu’elle lui avait fait au bras gauche.

    - C’est impossible ! » s’exclama-t-il tout fort.

      À la place de la plaie sanguinolente, il y avait une cicatrice nette, quatre traits obliques laissés par les griffes de l’animal furieux.

      Estelle se réveilla à son cri de surprise. Elle fronça les sourcils en le voyant défaire aussi le pansement de sa jambe.

    « Ne touchez plus rien ! » ordonna-t-elle sèchement. Le jeune homme sursauta d’un air coupable. Elle palpa doucement la jambe blessée, observant ses réactions.

    - C’est bon, vous pouvez marcher. Ce sera un peu douloureux pendant quelques jours, mais sans danger. »

      Il la regarda avec étonnement, puis se redressa doucement. Il fit quelques pas en boitillant puis prit un peu d’assurance.

    - Ma jambe est un peu raide, mais ça ne fait pas mal.

    - Cette raideur disparaîtra dans un jour ou deux. Mais, ménagez-vous : la douleur peut revenir avec la fatigue. »

      Le chevalier observa son visage encore chiffonné de la nuit, des mèches fauves s’échappaient de sa tresse. Pourtant, ce n’était pas de la vulnérabilité qu’elle dégageait, mais une sérénité et une impression de force cachée… Ce pouvoir dont il venait de faire l’expérience le fascinait tout comme il l’effrayait. Sans contrôler ses réactions, il tomba soudain à genoux devant elle, à la grande surprise de la jeune femme.

    - Qu’êtes-vous donc, Estelle des Brumes ? Comment avez-vous réalisé ce miracle ? J’étais grièvement blessé hier soir, je pensais ma jambe perdue ! Et ce matin, il n’y a plus rien ! Cette panthère qui vous obéit comme un chien de salon ? Comment tout cela est-il possible ? »

      Sa voix était si pleine de respect et de crainte, qu’Estelle se sentit gênée. Elle ne voulait pas ça. Elle voulait qu’il la considère comme avant. Comme la veille au soir, pour être plus précise ! Elle prit le parti de le taquiner.

    - Je vous en prie, chevalier ! Ne vous inclinez pas ainsi devant moi ! Que diraient vos amis ? Le fier démon de Mandaly ne peut pas s’humilier face à une petite fille stupide, surtout celle qui n’est pas capable de supporter le moindre petit sarcasme ! »

      Son naturel reprit le dessus. Il lui jeta un regard furieux qui se changea immédiatement en sourire narquois quand il comprit qu’elle l’avait mené où elle le voulait.

    - Je ne répondrai pas à ces provocations ! lança-t-il en s’asseyant face à elle. Il sursauta quand la panthère vint s’allonger tout contre lui, posant sa tête sur ses genoux.

    - Alya vous aime vraiment beaucoup, chevalier ! sourit Estelle. Caressez-la derrière les oreilles, elle adore ça.

      Il obéit et la panthère se mit à ronronner.

    - Je suis sérieux, Estelle, reprit-il. Je veux comprendre comment tout cela est possible.

      La jeune fille hésita. Elle se demandait ce qu’elle devait lui dire. Comment allait-il réagir lorsqu’il saurait ? Il ne voudrait même plus l’approcher…

    - Je suis juste une guérisseuse qui connaît parfaitement les plantes qui soignent…

      De surprise, il faillit s’étrangler.

    - Vous vous moquez de moi ? Mon bras était en charpie et ma jambe brisée !

    - Avec la fatigue et la fièvre causée par le début d’infection, vous avez surestimé la gravité de ces blessures…

    - Une guérisseuse qui connaît les plantes ? Et cette panthère douce comme un agneau, vous expliquez ça comment ?

    - Très simplement. J’ai tué sa mère par accident, alors qu’elle n’était pas encore sevrée. Je l’ai recueillie, soignée et nourrie moi-même. D’où sa familiarité avec moi. Contrairement aux autres de sa race, elle ne craint pas les humains !

      Il ferma à demi les yeux, la surveillant d’un air dubitatif.

    - Vous me cachez la vérité !

    - Décidément, vous ne voulez pas me croire !

    - Non, je ne vous crois pas ! répéta-t-il, frustré. N’avez-vous donc pas confiance en moi ? »

      Elle détourna les yeux sans démentir. Cœlian crispa les poings sur son front, la rage et la déception se mêlant dans son cœur. Lorsqu’il releva la tête, son regard n’avait jamais été aussi froid.

    - Assez musardé ! Vous l’ignorez, damoiselle Estelle, mais votre cousin se marie demain. Il nous a invité, le prince Arnald et moi. Puisque je vous ai retrouvée, même par hasard, je dois vous ramener à la Cité Lumineuse.

    - Tryer n’avait pas encore épousé Ellyn ?

    - Leur mariage n’a pu se faire, à cause du décès de la mère de votre amie. Ellyn a dû s’occuper de ses petits frères jusqu’à ce qu’ils puissent devenir écuyers.

      Estelle baissa la tête, songeant qu’elle avait été absente au moment où son amie aurait eu besoin d’elle.

    - Je vous accompagne, évidemment.

    - Alors, allons-y. »

      Les deux jeunes gens chevauchèrent toute la journée, accompagnés par la panthère qui courait à côté d’eux. Cœlian admira longuement sa course puissante, le jeu harmonieux de ses muscles avant de reporter son attention sur sa jeune compagne qui semblait rêveuse.

      Il se sentait écartelé entre deux sentiments opposés. D’un côté, il mourrait d’envie de la prendre dans ses bras comme la veille. Mais le fait qu’elle refuse de lui faire confiance le mettait en colère comme jamais il ne l’avait été. Il savait qu’elle lui cachait la vérité.

      Perdue dans ses pensées, Estelle ne se rendait pas compte du malaise de son compagnon. Même si trois jours s’étaient déjà écoulés depuis sa rencontre avec Mikalyas, elle ne parvenait pas à s’en remettre. Paradoxalement, elle était plus choquée par le fait que son frère ne l’ait pas reconnue, que par ce qu’elle avait lu dans ses pensées. Dans l’esprit de son frère, il n’y avait pas la moindre trace de sa vie antérieure, aucun souvenir de son père ou de sa mère, ni des jeux qu’il inventait avec sa sœur jumelle. Il n’y avait que soif de pouvoir et désir de domination. Elle se mit à pleurer doucement, refusant de faire le deuil de son jumeau.

      À la vue de ses larmes, l’instinct de protection, qui avait de nouveau envahi le chevalier à l’instant même où il l’avait reconnue, prit le dessus sur sa colère.

    - Estelle ! Vous pleurez ! s’inquiéta Cœlian.

      Elle essuya ses yeux d’un geste brusque.

    - De tristes souvenirs m’assaillent, chevalier. Et de la peur aussi. Mais, je vous en prie, n’insistez pas, je n’en parlerai pas maintenant. Il faudra que je fasse ce récit à mon cousin et au prince. Je préférerais n’avoir pas à le répéter. Nous voilà en vue de la cité. Alya ! »

      La panthère qui courait devant eux se retourna. Elle s’assit sur son arrière-train pour attendre les deux cavaliers.

    - Je dois l’attacher ! expliqua-t-elle. Sinon, je crains qu’il lui arrive malheur à proximité de Queffelec, les chasseurs ont la flèche facile.

    - Dépêchez-vous, damoiselle Estelle. Il va bientôt pleuvoir.

      Il n’avait pas prononcé ces paroles, qu’une averse se déclencha.

    - Vite ! cria-t-il.

      Elle éperonna sa monture et Alsved se mit à galoper derrière Morvack.

      Ils franchirent la porte, gravirent au galop les rues désertées de la Cité Lumineuse et avec soulagement, ils mirent pied à terre dans la grande cour du château. Des palefreniers se précipitèrent pour s’occuper de leurs montures.

    - Cœlian ! Enfin vous voilà ! Nous avons eu peur de ne pas vous voir revenir hier ! s’exclama le comte de Queffelec, qui venait à la rencontre de son hôte, averti par les guetteurs. Mais, vous n’êtes pas venu seul !

    - Tryer ! cria Estelle en courant vers lui.

      Il la reconnut au moment où elle se jetait dans ses bras.

    - Ma petite Estelle ! C’est toi ? C’est vraiment toi ? Tu es revenue !

    - C’est moi !

      Ils restèrent enlacés quelques minutes, jusqu’à ce que Tryer pousse un cri d’horreur.

    - Attention ! Une panthère ! Cœlian, faites quelque chose !

      Estelle se dégagea des bras de son cousin pour poser la main sur la tête de l’animal.

    - Tryer, je te présente mon amie. Alya, Tryer est mon cousin. Tu ne lui fais pas de mal. Tryer, caresse-la, d’accord ?

      Ébahi, Tryer regarda le chevalier qui observait la scène avec son impossible sourire narquois.

    - Elle ne mord pas, comte ! Vous pouvez y aller !

      Tryer passa la main dans la fourrure mouillée de la panthère qui ronronna.

    - Alors ça… C’est incroyable ! Comment est-ce… ?

      La jeune fille éternua, faisant sursauter son cousin.

    - Quel idiot je fais ! Vous allez attraper la mort ! Rentrez vite.

      En frissonnant, Estelle rejoignit sa chambre qu’une servante était en train de préparer. Quelques minutes plus tard, une tornade brune vint se jeter dans ses bras.

    - Estelle ! Tu es de retour ! J’espérais de moins en moins que tu serais là pour mon mariage !

    - Ellynn !

    - Je suis tellement contente que le chevalier t’ait retrouvée ! Je t’ai fait monter…

      Estelle comprit en voyant les yeux de son amie s’écarquiller de terreur.

    - Ne crie pas, Ellynn ! La panthère que tu vois est vivante, gentille et elle s’appelle Alya. C’est comme un gros chat. Si tu la caresses derrière les oreilles, elle sera aux anges !

      À cet instant, la servante revint annoncer que le bain était prêt. Elle écarquilla les yeux. Estelle leva les yeux au ciel.

    - Approchez-vous, je vais vous présenter Alya !

      La servante, terrifiée, toucha la panthère qui lui lécha la main.

    - C’est un gros chat ! » répéta Estelle.

      Ellynn sourit, mi-amusée, mi-inquiète. Avant de quitter la pièce, elle se retourna.

    - J’ai donné l’ordre que le repas soit retardé un peu, pour que tu aies le temps de te préparer. Descends dès que tu seras prête !  Je suis tellement heureuse que tu sois revenue à temps ! »

     


    1 commentaire