•   Les deux jeunes gens émergèrent du sommeil, blottis l’un contre l’autre, réveillés par un éclat de rire. Devant eux, sur le lac, le dragon Lauréan nageait vers eux.

    - Bonjour les enfants ! lança-t-il. Je vois que la nuit a été bonne.

      Malgré leur gêne, Cœlian et Estelle retinrent leur souffle tellement il paraissait majestueux.

    - Bonjour Lauréan ! Je suis heureux de vous revoir. J’avoue avoir cru que vous nous aviez laissés tomber, glissa perfidement Cœlian.

      L’Yphaste accueillit la pique d’un hochement de tête amusé.

    - Je l’avais bien cherché ! Mais, sachez, enfants impétueux, que je suis loyal. Je vous aiderai dans votre combat.

    - Où étiez-vous, Lauréan ? insista-t-il.

    - Décidément, tu es aussi curieux qu’un gamin ! Je suis allé prendre des nouvelles de quelqu’un qui m’est aussi cher que l’est Estelle pour toi. Elle aussi est prisonnière. Mais contrairement à moi, son esprit pouvait voyager. Vous allez pouvoir la libérer.

    - Que faites-vous de la guerre initiée par Branag ? protesta Cœlian. Le désastre est imminent à Koralia ! Malgré tout son courage et la loyauté qu’il inspire à ses vassaux, Arnald ne pourra rien contre la magie maléfique que Branag a utilisée à la Cité Lumineuse. Il ne résistera pas longtemps.

    - Peut-être, chevalier ange gardien, mais si nous échouons, elle restera à jamais captive de sa grotte ! Tandis qu’en la libérant, nous ne perdrons pas beaucoup de temps. Elle aussi sera sauvée !

    - Il n’y a pas d’hésitation ! Où est-elle ? demanda Estelle qui se doutait de la réponse.

    - Coincée dans les montagnes du Nord. J’ai rompu le sortilège d’isolement du temps, celui qui nous a permis de vivre aussi longtemps sans nous nourrir. Mais je suis trop faible. Lyanis pourra me rendre ma puissance, c’est une guérisseuse Warjanyane. Sauf qu’elle ne peut se libérer sans aide de la grotte.

      Cœlian fronça les sourcils.

    - Où débouche le lac souterrain, Lauréan ? s’enquit-il.

    - Sous la cascade de Clemy, à quelques kilomètres de la cité.

    - Alors, attendez-nous là-bas ! Nous vous y rejoindrons dès que nous aurons récupéré Alya et Mikalyas.

      Le dragon acquiesça avant de replonger dans le lac.

      Sans perdre une seconde, Cœlian s’empara de la main d’Estelle pour les ramener auprès d’Alya. La panthère les accueillit avec des petits feulements de joie. Elle lécha tour à tour les mains d’Estelle et du chevalier. Toujours solidement ligoté, Mikalyas n’avait pas bougé mais son regard vert distillait tant de haine qu’Estelle en eut les larmes aux yeux. Cœlian remarqua sa tristesse. Il pressa doucement son épaule pour la réconforter. Puis, sans prévenir, il fit à nouveau usage de son pouvoir. Alsved et Morvack paissaient de concert dans une prairie devant une cascade.

    - Comment ont-ils pu s’échapper ?

    - Devine ! rétorqua Cœlian. Hier, quand je suis allé chercher les outils, j’en ai profité pour les sortir de cet endroit détestable que sont les écuries de Branag. Pas d’eau, pas de fourrage… Un enfer !

      Estelle aida Cœlian à installer son frère en travers de la selle d’Alsved. Le dragon les attendait au bord de la rivière, l’air impatient. Il se dressa en les apercevant.

    - Dépêchez-vous, les enfants ! Elle m’attend ! Eh ! Qui est votre prisonnier ?

    - Mon frère.

    - Ton frère ? Avec la haine qu’il ressent pour vous deux ! Il ne rêve que d’infliger à ton ange gardien les pires supplices et de te soumettre à ses fantasmes les plus cruels !

    - C’est la faute de Branag ! s’écria-t-elle. Il ne se souvient plus de moi. Vous est-il possible de le… libérer ?

      Lauréan rugit. Ils tremblèrent malgré eux.

    - Il n’y a pas vraiment de sortilège ! fit le dragon. Sa vie commence le jour où Branag l’a arraché aux bras de sa mère. Il lui a enlevé ses souvenirs ainsi que toute empathie avec ses semblables. Je ne peux rien faire pour lui, Estelle. Je suis navré. Ton seul espoir est que Branag soit suffisamment affaibli pour que son emprise disparaisse. Mais rien ne dit qu’il redeviendra comme dans tes souvenirs. Renonce à l’espoir de le retrouver. »

      La jeune femme essuya ses larmes d’un geste brusque.

    - Ça, je ne pourrais jamais m’y résoudre ! Je trouverai un moyen ! Rejoignons-nous la grotte ?

      Lauréan acquiesça.

    - Cœlian va vous y emmener tous. Moi je vous y retrouve ! Pour un dragon, de telles distances sont infimes.

    - Je n’y suis jamais allé ! objecta le chevalier.

    - Je vais te donner mes souvenirs !

      Cœlian sursauta en sentant l’esprit de la jeune fille se glisser en lui. Il eut la tentation de l’expulser de son âme, mais parvint à surmonter sa répugnance. Tout d’un coup, des images qu’il n’avait jamais vues commencèrent à défiler devant ses yeux. Du blizzard, un chemin dans la neige, puis soudain, une grotte…

      Il ferma les yeux pour mieux se concentrer.

    - Enfin, vous voilà !

      Allongé devant la grotte, Lauréan les accueillit d’un clin d’œil.

    - Moi, je ne peux pas entrer à l’intérieur. expliqua-t-il. Mais vous, vous pouvez la libérer !

    - Comment ?

    - Pourquoi ne m’a-t-elle pas demandé de le faire lorsque je suis venue la première fois ?

    - Parce qu’elle ne sait pas comment il faut procéder !

    - Et comment faut-il faire ? insista Cœlian qui ne comptait pas y passer la journée.

    - Il faut détruire le cristal.

      Estelle et Cœlian échangèrent un coup d’œil inquiet avant de pénétrer dans la grotte. La jeune fille avança tout de suite vers le fond de la paroi où le cristal sombre était toujours à sa place, sans faille.

    - La première fois, j’ai ouvert le mur en complétant le cristal. Mais là…

    - Peut-être faut-il cette fois enlever cet éclat ?

      Du bout des doigts, Estelle se mit à chercher sur la pierre précieuse. Au bout de quelques minutes, Cœlian s’impatienta.

    - Ce n’est pas comme ça qu’il faut faire ! Tu es sorcière, Estelle ! Je pense que tu dois détruire le cristal de la roche par la magie.

      La jeune fille leva vers lui son regard clair.

    - Mais oui ! Tu as raison ! Karystean m’a enseigné un rituel de destruction des cristaux ! Sauf… Il y a un problème, Cœlian. Je n’aurai pas assez d’énergie. À cette altitude, il n’y a rien pour faire une décoction de soutien.

    - Ça, c’est mon affaire ! C’est un travail d’ange gardien !

    - Bon…

      La jeune sorcière se concentra sur le cristal. Elle prononça à haute voix les paroles du rituel de destruction. Cœlian, derrière elle, avait posé les mains sur son épaule. Chaque fois qu’il sentait l’influx magique faiblir, il prenait le relais pour qu’elle utilise son énergie d’ange gardien. Malgré tout, Cœlian se sentait au bord de défaillir lorsqu’une explosion très lumineuse se déclencha. Dans un ultime réflexe, il poussa Estelle sur le sol en la protégeant de son corps.

      La déflagration se propagea dans la roche. La paroi de pierre se désagrégea dans un nuage de poussière accompagné d’un grondement assourdissant, répercuté par l’écho. Plaquée sur le sol, aux trois-quarts ensevelie, Estelle prit conscience du soudain silence qui s’installait. Elle essaya de se dégager, mais Cœlian ne faisait pas mine de l’aider. Les débris de rocher l’empêchaient de bouger. Elle prit une grande inspiration. Toutes les pierres qui la bloquaient s’élevèrent les unes après les autres, pour retomber en douceur dans un coin de la grotte. La jeune fille réussit à se lever mais Cœlian resta étendu sur le sol. Affolée, elle tomba à genoux auprès de lui. Elle se pencha pour écouter son cœur. Les battements étaient faibles, sa respiration à peine perceptible. La gorge serrée, elle écarta de son front les mèches sombres collées par la sueur, la poussière et le sang.

    - Estelle ? Tu vas bien ?

      La jeune femme se retourna pour découvrir Lyanis, libre, qui la regardait avec inquiétude.

    - Cœlian est en train de mourir ! gémit-elle.

      Lyanis s’agenouilla à côté d’elle. Elle effleura la joue du chevalier, pâle comme la mort.

    - Prends sa main ! ordonna-t-elle. Vite !

      Estelle s’exécuta tandis que Lyanis prenait l’autre.

    - Répète après moi les formules de reconstruction.

    - De reconstruction ? Mais ce sortilège s’applique aux objets !

    - Il faut reconstruire ce que le choc a détruit, Estelle. Ne discute pas !

      Lyanis serra fortement l’autre main d’Estelle. Elle commença à psalmodier les litanies que la jeune sorcière prononçait en même temps qu’elle. Au bout d’une dizaine de minutes, Lyanis cessa de parler, livide. Elle se leva.

    - Je crois qu’on ne peut plus rien faire, Estelle ! Il ne respire plus !

      Tandis que Lyanis se dirigeait vers l’extérieur, la jeune sorcière s’abattit sur le corps inerte du chevalier.

    - Cœlian ! Cœlian ! Tu n’as pas le droit ! Ne meurs pas !

      Folle de chagrin, elle embrassait désespérément les paupières closes, les lèvres pâles. Elle serra contre son cœur la main du chevalier de Mandaly.

    - Cœlian ! J’ai besoin de toi ! Je te demande pardon pour tout ce que j’ai fait ! Je veux que tu vives ! Je t’aime tant ! Ne m’abandonne pas ! Je te jure de ne plus jamais rien faire qui te contrarie, Cœlian ! Je t’obéirai, mais reste avec moi ! Reste avec moi !

      Un espoir fou lui traversa soudain le cœur. Elle essaya de s’introduire dans l’esprit du jeune homme. Il n’y avait plus aucune résistance. Tout semblait noir. Elle prit conscience de la souffrance qui régnait, puis d’une étrange lueur bleue qui semblait s’éteindre progressivement.

    « Vis, Cœlian ! » hurla-t-elle dans sa tête, envoyant des ondes d’énergie magique vers la lumière. « Reviens-moi ! Sans toi, je refuse de vivre ! »

      Elle ouvrit brusquement les yeux. Son cœur tressaillit en entendant des battements reprendre force dans la poitrine de l’homme qui l’avait tant de fois protégée. Le visage du chevalier reprenait des couleurs, son souffle se renforçait. Il se mit soudain à tousser en clignant des yeux comme une poupée mécanique.

    - Estelle ! murmura-t-il. Estelle, que s’est-il passé ? J’ai si mal…

    - Où as-tu mal ?

    - Les bras… Le dos… Estelle, je ne peux plus bouger les jambes !

      La panique qu’elle lisait dans les yeux du jeune homme la pétrifia d’angoisse. Elle respira profondément pour se calmer. Elle était sorcière, non ?

    - Je vais soigner ça, ne t’inquiète pas !

      Elle ferma les yeux pour explorer mentalement le corps de Cœlian, à la recherche du nerf sectionné par la chute des pierres. Lorsque son esprit eut trouvé, elle répéta le rituel de reconstitution.

      Cœlian broya dans sa main les doigts de la jeune femme. Il ne put retenir un hurlement de douleur. Son cri s’étrangla dans sa gorge lorsqu’il parvint à remuer sa jambe droite. Estelle caressa doucement sa joue. Il sentit la douleur s’atténuer.

    - Tu as la jambe brisée cette fois encore ! diagnostiqua-t-elle. Je n’ai plus assez de forces pour faire plus maintenant.   

      Épuisée, la jeune fille fondit soudain en larmes. Tant bien que mal, Cœlian l’attira contre lui pour la serrer très fort.

    - Je te dois la vie, Cœlian ! Si tu n’avais pas été là, c’est moi qui aurais été ensevelie sous ces rochers…

    - N’y pense plus, ma sorcière.

      Lyanis s’arrêta sur le seuil de la grotte, les yeux écarquillés. Elle poussa un petit cri de surprise qui attira l’attention du chevalier.

    - Ah, Lyanis, vous êtes libre ! Tant mieux ! Je n’aurai pas sacrifié ma jambe pour rien alors !

      Un inconnu apparut à ses côtés, la prenant par la taille d’un geste tendre tout en évaluant la situation d’un coup d’œil rapide.

    - Je t’avais bien dit que cette gamine était capable de faire des miracles. Tu as oublié qu’elle était amoureuse de lui, contrairement à toi !

      Cœlian fronça les sourcils.

    - Et vous, vous êtes qui ?

      L’inconnu rejeta en arrière ses longs cheveux en éclatant de rire. Estelle sursauta en constatant qu’ils étaient d’un beau vert de jade. Le regard rouge sombre lui fit comprendre ce qu’il en était.

    - Lauréan, c’est vous ! Mais alors… Lyanis… Vous aussi, vous êtes un dragon !

      Cœlian reconnut les intonations rauques de l’Yphaste.

    - Très maligne, la petite sorcière !

    - Comment vous êtes-vous…

    - Transformé en humain ? C’est ma Lyanis qui seule est capable de le faire grâce à son sang warjanyan. Bon, ne souhaitiez-vous pas rejoindre Branag pour essayer de lui mettre des bâtons dans les roues ?    

      Cœlian poussa un gémissement navré.

    - Rien ne nous ferait plus plaisir, Lauréan. Mais j’ai la jambe en morceaux et Estelle est à bout de forces !

    - Je suis une Warjanyane ! coupa Lyanis. Je suis la dernière représentante du peuple des dragons guérisseurs.

      Cœlian sursauta en voyant une lueur mauve entourer sa jambe. Une chaleur intense l’envahit.

    - Lève-toi, Cœlian ! Tu es complètement guéri maintenant !

      À cet instant, Cœlian décida que rien ne pourrait plus jamais l’étonner. Il se mit debout tandis qu’Estelle sentait un regain d’énergie courir dans ses veines.

    - Estelle et Lyanis, vous devriez vous associer toutes les deux ! plaisanta Lauréan. Aucune blessure, aucune maladie ne pourrait vous résister. La mort pourrait se mettre à la retraite !

      Lyanis haussa les épaules. Dans un geste spontané, elle serra contre elle Estelle, puis le chevalier de Mandaly.

    - Nous vous serons éternellement reconnaissant de ce que vous avez fait pour nous, tous les deux ! fit-elle. Sans vous, nous aurions été séparés et prisonniers jusqu’à la fin des temps.

      Cœlian sentit que l’émotion le gagnait lorsque Lauréan acquiesça en lui donnant une brève accolade.

    - Bon, il ne reste plus qu’à régler son compte à Branag ?

      La mention du nom du sorcier fit frissonner Estelle. Ses yeux roulèrent vers le ciel avant qu’elle ne se fige, le regard fixe. Inquiet, Cœlian voulut s’approcher mais Lauréan fit un geste apaisant.

    - Ce n’est rien, elle a eu une vision ! expliqua-t-il. Tu en prendras l’habitude ! Ne la brusque pas. Dans un instant, elle te dira tout.

      En effet, Estelle reprit ses esprits. Son regard effrayé se tourna vers lui.

    - L’assaut a été lancé, les troupes arkaniennes et celles de mon cousin sont en difficulté. »

     


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  •   Le cœur étreint par une terrible angoisse, le prince Arnald regardait le soleil se lever du haut des remparts de Koralia. Arrivée depuis moins d’une heure, l’avant-garde de l’armée ennemie installait son campement derrière la colline à l’Est. Les éclaireurs arkaniens venaient de rapporter que les balistes et les catapultes étaient en cours de montage.

      Une odeur agréable chatouilla soudain les narines du prince. Le comte Tryer de Queffelec venait de le rejoindre. Il lui tendit un grand bol de café bien chaud, avant de siroter le sien, rêvant à sa femme qu’il risquait de ne plus jamais revoir, à leur enfant qu’il ne connaîtrait peut-être jamais… Il se demanda un instant où sa cousine pouvait être, sans doute toujours prisonnière du sorcier sinon Cœlian la leur aurait ramenée.

    - À quoi pensez-vous donc, Tryer ? Votre regard s’est assombri…

    - Je crains que tout espoir ne soit perdu de revoir ma cousine, mon prince. Cœlian et elle n’ont pas donné signe de vie. Ils savent que nous aurions terriblement besoin d’eux pour nous aider. Si Cœlian avait pu la libérer, ils seraient déjà avec nous ! »

      Le prince Arnald poussa un soupir résigné. Entendre ses propres craintes exprimées à haute voix par son compagnon n’avait rien de rassurant. Il se voulut optimiste.

    - Si Cœlian était aussi prisonnier, alors il est quasiment certain que nous le saurions déjà. Notre ennemi ne se priverait pas de plonger nos cœurs dans le désespoir. Je ne serais pas étonné qu’il utilise Estelle pour faire pression sur nous.

    - Quel que soit le chantage auquel il puisse se livrer, Arnald, refusez ! Si je vous supplie de n’en rien faire, ne m’écoutez pas ! Nous devons résister à cet homme !

      Arnald eut un sourire amusé.

    - D’autant plus, qu’en tant que descendant de celui qui a essayé de le détruire il y a si longtemps, c’est sur moi que s’exercerait sa vengeance ! »

      Dans la cité arkanienne, tous les hommes valides se préparaient à la bataille. Ils rejoignaient peu à peu leurs postes sur les différents points stratégiques des remparts. Voyant que des mouvements avaient lieu dans le camp ennemi, Tryer enfila sa cotte de maille par dessus sa tunique.

    - Si Branag suit le même protocole que chez moi, il va bientôt nous envoyer une petite délégation pour exiger notre reddition sans conditions ! fit-il en observant le prince qui montrait quelques signes de nervosité.

    - Je déteste cette attente ! gronda celui-ci. Je déteste la guerre, mais plus encore ce moment angoissant où on ne sait pas encore ce qui va se passer.

    - Alors, soyez heureux, Arnald, car comme je l’avais prévu, voici les ambassadeurs venus pour vous rendre hommage.

    - Nous allons être fixés sur le sort de nos magiciens ! »

      Une petite troupe de six cavaliers sortit du camp de Branag pour s’approcher des remparts de la ville. Tous étaient vêtus d’un grand manteau de laine rouge, leur visage était dissimulé par un capuchon bordé de velours noir. L’homme de tête était porteur d’un grand étendard blanc.

    - Regardez le drapeau blanc, prince !

    - Ils viennent en paix, pour nous annoncer la guerre ! ironisa Arnald.

      Le porte-drapeau de la délégation leva le bras en guise de salut. Le prince prit la parole.

    - Que voulez-vous, étrangers ? L’intrusion de votre armée sur les terres d’Arkanie est assimilable à un acte de guerre !

    - Prince d’Arkanie, j’ai un message à te transmettre de la part de mon maître, le seigneur d’Andral !

    - Parle, tout les habitants de Koralia et leurs alliés t’écoutent !

    - Si vous libérez vivant le fils de mon seigneur, Mikalyas, si vous lui livrez la sorcière Estelle des Brumes et le mage inconnu qui les a enlevés, mon maître garantit la vie sauve à tous les arkaniens. Dans le cas contraire, la mort sera votre lot à tous.

      À ces mots, Tryer et Arnald échangèrent un regard brillant d’espoir. Branag ignorait où se trouvaient Estelle et Cœlian ! Sans nul doute étaient-ils libres !

    - Je ne comprends rien à vos paroles ! rétorqua le prince arkanien. Estelle des Brumes n’est pas en Arkanie. La dernière fois que nous avons eu de ses nouvelles, elle se constituait prisonnière, pour sauver la Cité Lumineuse de la destruction. Je n’ai jamais vu l’homme que vous appelez Mikalyas !

    - Tu mens, prince ! intervint le dernier des cavaliers qui se redressa sur sa monture. Subitement, il semblait plus grand et majestueux que les autres qui baissèrent la tête en signe de soumission.

    - Sans doute êtes-vous le seigneur d’Andral ! Je n’ai aucune raison de vous mentir. Contrairement à vous, je ne retiens pas des innocents prisonniers pour faire pression sur leurs proches !

    - Ton esprit et celui de ton allié me sont imperméables, prince Arnald ! Vous êtes protégés par un bouclier mental ! Tu ne peux pas nier l’évidence. Rends-moi mon fils !

    - Je vous répète que j’ignore où se trouve votre fils !

    - Tu l’auras voulu, prince présomptueux. D’ici peu, ta ville sera mienne. Toi, descendant d’Aslyan, tu connaîtras le prix d’une vengeance mûrie pendant plus de huit siècles.

    - Ainsi vous êtes bien le sorcier Branag de Quervy… Je n’ai pas voulu croire mon père, il y a trois ans ! Nos ancêtres ont jadis fait obstacle à vos projets maléfiques, nous ferons de même aujourd’hui. »

      Branag fit volte face, aussitôt imité par sa délégation, pour rejoindre ses troupes prêtes à livrer bataille.

    - Eh bien, je crois que nous pouvons nous préparer à affronter notre dernier combat, soupira Arnald.

    - Ils viendront, prince ! J’ai confiance en Estelle. Puisqu’ils sont libres, ils viendront ! »

      Malgré leur angoisse, tous les hommes d’Arkanie et leurs alliés se tenaient prêts. Les guetteurs sur les remparts regardaient l’armée ennemie qui restait immobile. Alors que le temps s’annonçait beau, des nuages sombres s’amoncelèrent brusquement à l’horizon. Un vent frais se mit à souffler par bourrasques, faisant claquer dans l’air les oriflammes, apportant une lourde odeur d’humidité. En quelques minutes, le ciel assombri s’illumina d’éclairs. Les craquements assourdissants du tonnerre résonnèrent entre les remparts.

      « Ce n’est pas naturel ! » murmura Tryer. Un trait de feu en provenance du camp ennemi tomba sur le premier mur d’enceinte. Les arkaniens virent la construction vaciller puis s’effondrer en partie. Un nuage de poussière acre dissimula brièvement la plaine à leurs yeux.

    - Nous sommes perdus ! souffla le prince Arnald. En moins d’une heure, Koralia sera anéantie !

    - Pas forcément, Arnald ! rétorqua Tryer avec optimisme. Il y a eu beaucoup d’éclairs, un seul a été réellement destructeur. Tout puissant que soit ce sorcier, il ne peut pas démolir Koralia sans s’épuiser.

    - Vous avez raison. Quitte à mourir, autant le faire en luttant. Empêchons au moins les balistes de s’approcher. »

      Le prince et Tryer rejoignirent leurs troupes. Quelques instants plus tard, les deux armées alliées quittaient la ville chacune par un côté pour se lancer à l’assaut de l’ennemi.

      Comme le comte l’avait prévu, le sorcier détourna son attention de la ville. Il se mit en devoir de protéger ses troupes. Ses boules d’énergie provoquèrent de nombreuses blessures dans le camp des arkaniens, sans pour autant porter atteinte à la détermination des combattants. Tous se battaient parce qu’ils n’avaient pas le choix. Il fallait combattre ou mourir.

      Au cœur de la bataille, Tryer et Arnald se retrouvèrent un instant face à face peu après le milieu du jour. Le comte de Queffelec était blessé au visage, une longue estafilade ensanglantée courait le long de sa joue. Le prince avait l’épaule en charpie.

    - Tryer, je crois que c’est la fin. »

      À cet instant, un étrange grondement rauque résonna dans le ciel, couvrant un instant le bruit des combats. Tous cessèrent de se battre, levant la tête en direction du nord. Deux formes étranges et manifestement immenses arrivaient par les airs.

    - Des dragons ! Ce sont des dragons ! »


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  •   Les combattants des deux camps restèrent figés de terreur lorsque les créatures légendaires se posèrent sur la colline qui dominait le champ de bataille. Elles étaient accompagnées de trois humains.

      Seul à oser bouger, malgré la surprise qu’il ressentait, Branag galopa dans leur direction. Il arrêta sa monture à une vingtaine de mètres. Son visage était toujours dissimulé par sa capuche mais l’incrédulité transparaissait dans le ton de sa voix.

    - Lauréan ! Lyanis !

    - Eh oui, Branag. Nous sommes de nouveau libres pour nous opposer à toi. Nous ne sommes pas seuls ! Tu connais déjà notre prisonnier Mikalyas ainsi que la petite Estelle des Brumes. Voici Cœlian de Mandaly.

      Le sorcier jura à plusieurs reprises. Il tourna le regard vers Estelle, essayant de reprendre contrôle de son esprit. Cœlian réagit aussitôt en renforçant le bouclier magique qu’il avait mis en place pour protéger les défenseurs de Koralia. La jeune femme serra la main de son amant contre son cœur en sentant la lutte dont elle était l’objet.

    - Tu as osé porter la main sur mon héritier, Mandaly ! Tu le paieras très cher !

      Cœlian haussa les épaules.

    - Enlever le frère d’Estelle et traiter celle-ci en esclave t’interdit de faire ce genre de reproche, sorcier. Sans compter les neuf cents années de captivité auxquelles tu as condamné Lauréan et Lyanis…

      Estelle s’avança en tenant son frère par le bras. Mikalyas se débattait tant qu’il pouvait, mais la jeune sorcière le retenait solidement.

    - Branag ! Je vous en prie, libérez mon frère !

      Le sorcier se mit à rire.

    - Tu ne manques pas d’aplomb, petite sorcière. Tu es décidément très naïve. Crois-tu sincèrement qu’on puisse donner des ordres à Branag ? Tu sais, ton père a voulu le faire, aussi. Le seul résultat qu’il a obtenu a été l’anéantissement de sa famille. Si tu comptes sur ces deux monstres écailleux pour te sauver, tu en seras pour tes frais ! Ils ont déjà essayé de s’opposer à moi. Leur châtiment a été à la hauteur de leur présomption.

      Estelle avança vers le sorcier en se débarrassant de son ample cape.

    - Je vous défie, Branag. Je reconquerrai l’âme de mon frère !

    - Je ne pense pas que tu sois digne d’un tel honneur, fillette.

      Branag se tourna vers ses soldats qui attendaient en la désignant du doigt.

    - Emparez-vous d’elle ! ordonna-t-il.

      Lyanis et Lauréan retrouvèrent forme humaine. Lyanis les revêtit instantanément d’armures en cuir sur le modèle de celles des arkaniens. Ils prirent chacun une main du chevalier de Mandaly.

    - Cœlian ! souffla Lyanis. Tu dois isoler Branag. Renvoie à Fyst toute l’armée de Branag. Vite !

    - Mais… Je ne suis pas assez puissant ! Je dois les toucher !

    - Ils sont bien moins nombreux que ce que voient tes yeux. Branag utilise une illusion pour faire croire à sa supériorité numérique. Notre énergie est inépuisable ! répliqua Lauréan. Les toucher est inutile ! Ton esprit sait le faire ! Dépêche-toi avant qu’Estelle soit à leur portée !

      Cœlian se concentra sur les soldats les plus proches de la jeune femme tout en visualisant la grotte souterraine de la cité de Branag.

    « Ça marche ! » souffla Lauréan lorsque les premiers ennemis eurent disparu. « Continue ! »

      Branag poussa un juron terrible en se tournant vers le trio. Il prononça une incantation. Une boule de feu apparut au bout de ses doigts. Aux aguets, Estelle attendit qu’il ait terminé de lancer son sort pour faire de même. Les deux boules d’énergie se télescopèrent à quelques mètres de Cœlian et des dragons qui sentirent une bouffée d’air chaud à l’odeur sulfureuse les envahir.

    - Tiens bon, Cœlian ! murmura Lyanis. Ton intervention a semé la panique. La plupart des soldats ennemis s’enfuient devant ta magie. Il n’en reste presque plus ! »

      Galvanisés par le retour du chevalier de Mandaly et par le soutien des dragons, les arkaniens et leurs alliés se réorganisèrent de manière à bloquer la fuite de leurs adversaires qu’ils désarmèrent et firent prisonniers.

    - Koralia est sauvée pour le moment, Arnald ! souffla le comte de Queffelec. Mais j’ai dans l’idée que nous allons assister à un combat de sorciers devant lequel nous serons impuissants.

    - Renvoyons les troupes derrière les remparts, alors ! Inutile de risquer leurs vies inutilement. Qu’ils prennent du repos tant qu’ils le peuvent encore ! Morannon, Trevalyn ! Sonnez la retraite ! » ordonna-t-il à ses généraux. « Gardez la moitié des troupes en protection des remparts et renvoyez les autres au repos ! »

      Lorsque le dernier ennemi qui menaçait Estelle eut disparu, Cœlian lâcha les mains des dragons. Il tomba à genoux sur le sol, avec le sentiment d’être complètement vidé. Lyanis se pencha vers lui. Elle posa ses mains fraîches sur son front couvert de sueur.

    - Laisse-toi envahir par mon énergie, Cœlian.

      La scène arracha un petit rire rauque au sorcier. L’accès de faiblesse du chevalier lui avait entrouvert son esprit pendant une fraction de seconde.

    - Je ne vous crains pas ! cria-t-il. J’ai vaincu de nombreux sorciers et anges qui renforçaient leurs pouvoirs depuis des siècles ! Je n’aurai aucune difficulté à éliminer des gamins comme vous ! Allons, viens, Estelle des Brumes ! Je relève ton défi. Viens subir ta défaite ! »

      Tous retinrent leur souffle. La scène semblait surréaliste, avec cet homme grand et sombre qui faisait signe d’approcher à la jeune femme au milieu d’une plaine quasi déserte. L’orage provoqué par Branag s’évanouit comme le sorcier rassemblait ses forces.

      La jeune fille sembla rassérénée par la chaleur des rayons du soleil de l’après-midi qui perçait enfin. Elle se rapprocha du sorcier. Elle sentait en elle deux esprits lutter, l’un pour s’emparer de son âme, l’autre pour la protéger.

      Tout en contrôlant son pouvoir protecteur, Cœlian dégaina son arc. Il décocha deux flèches, visant le cœur et la tête du sorcier. Ce dernier ricana quand les traits tombèrent en poussière devant lui.

    - Lauréan ! Êtes-vous capable de tuer Branag ? s’enquit le chevalier, le cœur serré devant la puissance de leur ennemi.

      Les deux dragons reprirent leur forme originelle. Lauréan jura en secouant la tête.

    - Pas dans l’état actuel des choses. Il s’est protégé par un talisman Yphaste, un bijou serti d’émeraudes contre lequel nous sommes impuissants. Tant qu’Estelle ne l’aura pas brisé, nous ne pourrons rien faire !

      Cœlian se mordit les lèvres en voyant la jeune femme se camper face au sorcier.

    - Estelle ! fit-il dans sa tête. Il faut que tu détruises le talisman de Branag ! Il est constitué d’émeraudes !

    - D’accord ! rétorqua-t-elle tout en s’entourant d’une bulle d’énergie pour se protéger des boules de feu que Branag commençait à lancer.

      La jeune fille se contentait de parer les attaques de son adversaire, tout en essayant de déterminer où pouvait se trouver ce fameux talisman. Elle finit par passer à son tour à l’offensive. Mais contrairement à Branag, elle ne tentait pas de le détruire, sachant qu’elle n’avait pas la puissance suffisante. Elle se contentait de lui causer le plus de perte d’énergie. Agacé par sa résistance inattendue, le sorcier rejeta en arrière son grand manteau. La capuche qui dissimulait son visage tomba. Estelle laissa échapper un cri. Le fameux talisman était en fait enchâssé dans le front du sorcier, enfoncé dans sa chair.

    - Tu n’aimes pas mon apparence, fillette ? ricana-t-il.

      Au lieu de s’être réfugiés dans la ville avec leurs troupes, Arnald et Tryer rejoignirent Cœlian et les deux dragons. Ils contemplaient bouche bée les éclairs lumineux multicolores qui entouraient les deux combattants.

    - Cœlian ! Que se passe-t-il ?

      Prêt à l’attaque, Lauréan s’intercala entre eux et Lyanis. Il se détendit en fouillant leurs esprits.

    - Prince Arnald, comte Tryer, ne distrayez pas le chevalier. Il est très concentré pour pouvoir protéger Estelle !

    - Va-t-elle pouvoir le vaincre ? demanda Tryer avec anxiété.

    - Non, répondit Lyanis. Mais ce n’est pas son but. Il faut qu’elle détruise le talisman du sorcier. À ce moment-là seulement, Lauréan pourra le tuer.

    - Un talisman ?

    - Le bijou incrusté dans son front, précisa-t-elle. Je ne vois pas comment elle va pouvoir l’arracher.

      Arnald poussa un soupir puis son regard s’éclaira subitement.

    - À quoi penses-tu, prince ? s’enquit Lauréan.

    - Rien… C’est juste que je me souviens d’une histoire racontée par ma mère… Sur l’émeraude qui serait une pierre vivante à l’intérieur… Il paraît que lorsqu’ils y en a plusieurs, on peut les faire vibrer.

    - Prince, tu es un génie ! » rugit Lauréan.

      La vision du visage de Branag avait plongé Estelle dans un désespoir profond. Elle n’arrivait plus à réfléchir. Comment arracher ce talisman ? Branag profita immédiatement de son avantage. Cœlian avait de plus en plus de mal à maintenir sa protection autour de la jeune fille. Estelle entendit soudain la voix de Lauréan dans sa tête.

    - Estelle ! Notre seul espoir est de forcer Branag à arracher lui-même le talisman. Il faut faire vibrer les pierres précieuses ! Vite ! »

      À cause de la surprise, la jeune fille relâcha son attention. Branag en profita pour se jeter sur elle. Il l’immobilisa sur le sol, utilisant la force physique du corps masculin qu’il avait investi. Cœlian tressaillit en voyant qu’il la frappait violemment au visage laissant échapper sa colère. Le sorcier était trop fort pour que sa magie d’ange-gardien puisse le déstabiliser.

    - C’est fini, Estelle des Brumes ! siffla le sorcier, dont la haine déformait le visage. Tu as perdu ! Rends-toi à l’évidence !

      La jeune sorcière essayait de lutter contre sa force, mais il était trop puissant pour elle. En bandant ses muscles pour résister, elle ne parvenait plus à réfléchir. Elle se détendit brusquement, comme si elle avait perdu connaissance. Branag eut l’impression de tenir entre ses mains une poupée de chiffon. Il laissa échapper un rire sardonique en la soulevant au dessus de sa tête. Estelle restait inerte. Une angoisse terrible envahit le cœur des arkaniens et de leurs alliés.

    - Vous avez perdu ! hurla Branag. J’ai vaincu la sorcière Estelle des Brumes ! Désormais, son esprit sera mien. J’en ferai mon héritière. Je n’ai plus besoin de Mikalyas. Je vous le rends ! »

      Le frère d’Estelle tressaillit tandis que l’emprise du sorcier sur lui s’évanouissait. Un hurlement lui échappa lorsque la conscience de tous ses actes reprit sa place dans son esprit. L’empathie de Lyanis lui fit recevoir les émotions du jeune homme de plein fouet. Sa souffrance la fit défaillir. Lauréan la retint de justesse. Blottie dans ses bras, elle délia les poignets de Mikalyas d’un discret geste de la main. Ce dernier ne réagit pas  tout de suite. Son regard était braqué sur sa sœur, aux mains de l’assassin de ses parents, ce maudit sorcier qu’il avait appelé ‘père’ sous l’effet du sortilège qui venait de se dissiper. Ce sorcier qui le rejetait comme un objet cassé, lui rendant les remords dont il l’avait privé.

      Il bondit sur Alsveld, le cœur battant à se rompre. Tant de mal avait été causé par sa faute, tant de souffrance. Savoir qu’il n’avait jamais eu le choix ne lui était d’aucun réconfort. Malgré la violence qu’elle avait subie, Estelle était restée du bon côté de la magie. Tout en galopant vers le sorcier, il ajusta l’arbalète que sa sœur gardait toujours accrochée à la selle de son cheval. Il tremblait trop. Le carreau se ficha dans l’épaule de Branag qui lâcha sa proie, les yeux écarquillés d’étonnement. Son bouclier inconscient n’avait pas considéré Mikalyas comme une menace.

      Estelle roula sur le sol avec souplesse, profitant de l’inattention de son adversaire pour reprendre pleinement possession de son esprit. De sa bouche s’échappa soudain un son cristallin pur, une note aiguë qu’elle siffla doucement. Branag recula d’un pas en portant ses mains à son front. « Nooon ! » hurla-t-il en sentant les pierres du talisman entrer en résonance avec ce la.

      La jeune fille ne quittait pas des yeux les pierres précieuses qui semblaient étinceler par intermittence. La douleur de Branag paraissait intolérable. Dans un dernier sursaut de combativité, il lança vers elle une salve d’éclairs verdâtres. À bout de forces, Cœlian ne réagit pas suffisamment vite. Un faisceau de magie verte passa outre son bouclier, interrompant net le chant d’Estelle qui trébucha. Le sorcier rassembla ses forces pour lancer une dernière boule d’énergie. Un cri s’étrangla dans la gorge de Lyanis en voyant le cavalier, qui avait continué sa course, se jeter entre les belligérants, encaissant le choc à la place d’Estelle qui profita de l’interruption pour reprendre et amplifier sa note destructrice. Une atroce odeur de chairs brûlées s’éleva. Le sorcier hurla sa douleur en multipliant les imprécations. Coupée de tout ce qui n’était pas son but, Estelle augmenta progressivement l’intensité du son. Branag poussa soudain un hurlement sauvage. Tous virent s’élever dans les airs le talisman qu’il venait d’arracher de sa chair et de jeter le plus loin possible de lui. Elle courut ramasser le bijou. Le sorcier, toujours allongé sur le sol, le front inondé de sang, leva les yeux vers elle, lorsqu’elle prononça la formule de destruction. « Nooon ! » gémit-il lorsque les pierres précieuses tombèrent en poussière.

    - Cœlian ! Ramène Estelle et Mikalyas près de toi ! ordonna Lauréan. L’ange rassembla les dernières bribes de pouvoir qui lui restait pour obéir.

      Tous poussèrent une exclamation émerveillée en voyant l’immense Yphaste prendre son envol majestueux. Sur la plaine, Branag essayait de fuir. En quelques secondes, Lauréan était sur lui. Un immense jet de flammes vertes jaillit de la bouche du dragon. Pendant une fraction de seconde leur lumière envahit la plaine à tel point que tous se cachèrent les yeux. Le sorcier s’embrasa avec un cri inhumain. Quelques secondes plus tard, il ne restait de lui qu’un petit tas de cendres que le vent éparpilla.

      Un grand silence régna sur la plaine, uniquement troublé par le bruit du vent. Réalisant soudain ce qui s’était passé, Estelle tomba à genoux devant le corps inerte de Mikalyas. D’une poigne d’acier, Lyanis empêcha Cœlian de se précipiter vers elle.

    « Laisse-leur ce dernier instant ! »

    - Mon frère ! chuchota la sorcière, dont le visage ruisselait de larmes, en cherchant à atteindre l’âme de Mikalyas. Une douce chaleur l’envahit. Dans l’esprit de son jumeau, dansaient les souvenirs de leur enfance, leurs jeux, l’amour qu’il éprouvait pour elle. Puis vinrent les images douloureuses de la mort de leurs parents, de sa séquestration et de la violence dont il avait fait preuve envers elle.

    - Le sort de Branag a brisé mon corps, Estelle. Mais même si tu pouvais me soigner, je ne pourrais survivre à ce que je t’ai fait, murmura la voix dans sa tête. Mon dernier geste ne suffit pas à racheter tout le reste à mes yeux. Pardonne-moi, ma sœur étoile et laisse-moi partir…

    - Non ! hurla-t-elle. Il n’y a rien à pardonner, Mika ! Je ne veux pas… »

      Un dernier souffle d’air sortit des lèvres pâles du moribond, comme une caresse sur la joue de sa sœur qui laissa libre-cours à son chagrin.

      Tous restèrent sans bouger encore quelques minutes, témoins des sanglots convulsifs de la sorcière. Cœlian interrogea Lyanis du regard : la Warjanyane hocha la tête. Elle fit un petit geste de la main. Estelle s’affaissa sur le corps de son frère. Son ange se précipita pour la soulever entre ses bras.

    « Je l’ai plongée dans un sommeil réparateur. Va la mettre à l’abri ! » expliqua la guérisseuse.

      À quelques mètres, le prince Arnald restait perplexe, comme s’il ne parvenait pas à assimiler tout ce qui s’était déroulé devant ses yeux. Son incrédulité était partagée par bon nombre de témoins.

    - Prince Arnald, je crois que l’Arkanie et Mystia sont sauvées ! souffla Tryer.

       Les deux hommes s’inclinèrent courtoisement devant Lyanis et Lauréan, dont les doigts entrelacés semblaient comme soudés.

    - Je ne sais pas qui vous êtes, commença le prince troublé, et je ne suis pas encore sûr que mon cerveau ait bien compris ce que mes yeux ont vu. Mais vous avez sauvé l’Arkanie. Notre royaume vous en est infiniment reconnaissant.

      Lyanis sourit en lui tendant sa main libre. Arnald la baisa avec respect.

    - Mon nom est Lyanis, prince. Je suis la dernière représentante de l’espèce Warjanyane, un dragon guérisseur. Voici mon compagnon Lauréan, dernier prince Yphaste. Nous sommes restés captifs d’un mauvais sort de Branag pendant presque neuf cents ans. Par bonheur, le chevalier et Estelle nous en ont libérés juste à temps.

    - Un millénaire ! souffla le prince, sidéré. Un soupir lui échappa lorsque toute la fatigue qu’il ignorait s’abattit sur ses épaules. Dame Lyanis, seigneur Lauréan, vous serez toujours les bienvenus en Arkanie et au palais de Koralia. Dès maintenant, des appartements vous y sont réservés, si vous conservez forme humaine. Sinon… Il réfléchissait désespérément lorsque Lyanis répondit d’un sourire.

    - Ne te tracasse pas, prince Arnaud. Nous allons rester sous cette apparence dans ta cité.

    - Et nous acceptons avec grand plaisir ton invitation ! soupira Lauréan.

    - Mais auparavant, nous devons songer parer au plus pressé. Je mets mon talent de guérisseuse à la disposition de tous les blessés du champ de bataille ! ajouta la warjanynane, provoquant un grondement de dépit de la part de son compagnon. 


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  •   Malgré la victoire, l’ambiance n’était pas à la fête à Koralia juste après la fin de la bataille. Trop de guerriers manquaient à l’appel. Bien qu’Estelle eût assumé l’essentiel de la fin du combat, l’épuisement se lisait dans tous les regards. Il avait fallu renforcer sommairement le pan de muraille effondré par le sorcier maléfique au début de l’assaut.  Les blessés étaient nombreux, les guérisseurs en nombre insuffisant.

      Soutenue par la force que Lauréan savait puiser dans la terre, Lyanis passa la soirée dans les dispensaires de fortune installés dans les grandes salles de bal du palais de Koralia pour pallier le manque de place dans l’hospice de la ville.

      Estelle l’avait rejointe rapidement malgré les tentatives de la princesse Lyjane pour la convaincre de rester au repos. Elle avait repris connaissance lorsque le sortilège d’apaisement de Lyanis s’était évanoui, toute son énergie mobilisée pour soigner les blessés. Le regard atone, sans manifester aucune réaction émotionnelle, elle avait pris en charge les blessés plus légers pour permettre à la warjanyane de se concentrer sur les cas lourds. Mais ses forces, déjà mises à mal par son combat contre Branag, s’étiolèrent rapidement. Alerté mentalement par les dragons, Cœlian abandonna Arnald et les généraux qui réfléchissaient déjà à la gestion de « l’après ». Il n’eut d’autre choix que lui transmettre le peu d’énergie qui lui restait lorsqu’il comprit qu’il ne pouvait atteindre sa raison. Depuis l’instant où Mikalyas avait rendu son dernier soupir, il avait senti l’esprit de la jeune femme se replier sur lui-même. Un infranchissable bouclier de tristesse et de désespoir repoussait toute tentative d’approche. Mais elle n’exprimait rien. Elle agissait machinalement, soignant et apaisant les blessures des autres, mais refusant de laisser quiconque la détourner de sa tâche. Incapable de lui refuser son soutien, Cœlian finit par s’effondrer d’épuisement. Elle suivit peu après, à bout de force. Lyanis avait aussi les traits tirés. Voyant cela, la princesse Lyjane fit emmener Cœlian et sa sorcière dans leur chambre avant d’interdire l’accès des dispensaires aux deux dragons. Lauréan ne se le fit pas dire deux fois et prit la main de sa Warjanyane.

     Après s’être rapidement restaurés avec le couple princier, les deux dragons furent conduits par une servante jusqu’à leurs appartements. Lorsque la porte se fut refermée derrière elle, ils restèrent muets quelques instants, face à face, à quelques pas l’un de l’autre, incapables de faire autre chose que de se regarder intensément. Depuis leur libération, ils n’avaient pas eu un instant pour se retrouver vraiment, pris par l’urgence de la guerre contre Branag. Les seuls contacts que les circonstances leur avaient permis étaient utilitaires, pour se transmettre magie et énergie. Ils emplirent leurs esprits de la présence de l’autre, de ses traits si longuement imaginés pendant leur captivité, repoussant le moment tant attendu pour mieux le savourer.

      Le prince yphaste n’y tint soudain plus. Il franchit les quelques pas qui les séparait pour attirer Lyanis contre son cœur. Son doux parfum de violette le fit frémir. Elle enfouit son visage au creux de son épaule en l’entourant de ses bras.

    « Neuf cents années sans toi, murmura enfin Lauréan. Sans parvenir à rompre la barrière mentale qui m’isolait du temps et de la vie. Sans même savoir ce qu’il était réellement advenu de toi. Je ne pouvais même pas toucher ton esprit. Pourras-tu me pardonner de n’avoir pas été assez fort pour te protéger ? »

      Il sentit des larmes brûlantes sur sa peau.

    « Pourras-tu me pardonner d’avoir été trop présomptueuse, rétorqua-t-elle. Si j’étais restée avec nos alliés, je n’aurais pas été victime du maléfice. J’aurais pu te libérer. Moi, je ressentais toute ta souffrance, Lauréan. Sandrun avait réussi à contrer en partie le sortilège de Branag destiné à m’isoler du monde. Sa puissance était supérieure à ce que son ancien maître croyait, mais insuffisante pour me libérer. Il a essayé jusqu’à sa mort de me sortir de ce piège, mais en vain. »

      Il se mit à caresser doucement la chevelure soyeuse tandis qu’elle laissait échapper un sanglot. Au bout de quelques minutes, elle  prit soudain conscience du corps chaud contre le sien, de son odeur qui lui avait tant manqué. Elle releva soudain la tête, déterminée malgré les larmes pleins ses yeux.

    « Ce sorcier ne nous a pas brisés. Nous sommes encore vivants ! Je t’aime ! »

      Un éclair vif de désir traversa l’échine de l’Yphaste qui s’empara de sa bouche avec une passion qui confinait à la rage.

    « Tu es mienne, violette, et personne ne nous séparera plus. »

     

     ♦♦♦

     

      Dès le lendemain matin, la décision fut prise d’envoyer une partie des troupes valides à Fyst. Après une rapide discussion la veille, Tryer et Cœlian avaient convaincu Arnald d’agir au plus vite, avant que les troupes de Branag, livrées à elles-mêmes, ne retrouvassent un semblant d’organisation. Le comte de Queffelec craignait que la proximité de ses terres avec la Cité Perdue n’en fît des cibles de choix pour des pillages ou des raids vengeurs. Il fut convenu qu’un escadron arkanien accompagnerait le gros des troupes de la Cité Lumineuse pour pacifier la zone. Les dragons décidèrent de faire partie de l’expédition, dans l’espoir de trouver les archives de Branag.

      Cœlian avait recouvert l’essentiel de son énergie malgré une fin de nuit agitée. Il avait en vain essayé de percer la carapace infranchissable qui isolait l’esprit de son Estelle malgré son épuisement, même pendant son sommeil. Partagé entre son besoin de rester près d’elle et son sens stratégique qui lui soufflait que c’était le meilleur moyen de lui assurer un avenir protégé, il accepta d’effectuer le transfert lorsque la princesse Lyjane lui promit de veiller sur le sommeil d’Estelle.

      Partagés entre la fascination et la terreur, les soldats arkaniens retrouvèrent leurs alliés devant la Cité Perdue.

    « Surprenant, prince Arnald, n’est-ce pas ? s’amusa Tryer devant l’air ébahi de son suzerain.

      Cœlian ricana.

    « J’aurais bien aimé voir votre tête la première fois que je vous ai expédié à Koralia ! »

      Tous rirent de bon cœur avant de tourner leur regard vers le ciel, où le grand Yphaste aux écailles vertes venait d’apparaître.

      Lauréan réprima un frisson d’angoisse en se posant devant les remparts de Fyst. Il avait passé presque un millénaire sous la cité. Sans Lyanis. Restée sous sa forme humaine, la Warjanyane était installée sur son dos, blottie contre son cou. Ils refusaient de s’éloigner l’un de l’autre.

      Redevenu sérieux, le cousin d’Estelle étudiait les lieux avec suspicion.

    « Je croyais vraiment cette zone déserte, envahie par des marécages malsains… Les comptes rendus des chasseurs égarés ou des missions de reconnaissances l’ont toujours soutenu.

    - Branag a sans doute usé jadis d’un sortilège de répulsion pour éloigner les curieux, expliqua Lyanis. Un sortilège suffisamment puissant qui se sera maintenu jusqu’à ce qu’il retrouve forme humaine…

    - Peut-être… murmura Lauréan, peu convaincu. Attendez-moi ici, je vais en reconnaissance. »

      Les portes de la Cité Perdue étaient grandes ouvertes mais prudent, l’Yphaste préféra franchir les murailles par la voie des airs. Les rues étaient désertes à l’exception de quelques poules qui erraient avec insouciance. Le linge aux fenêtres, les odeurs de nourriture, de foin coupé qui chatouillaient ses narines, la fumée à certaines cheminées, prouvèrent à Lauréan que la ville était habitée, malgré son délabrement apparent. La forteresse au centre de Fyst lui sembla en moins mauvais état que le reste des habitations.  Le dragon survola la grande place au pied du château du seigneur de Fyst avant de retourner auprès d’Arnald. Lyanis descendit de son dos pour lui rendre forme humaine. Elle eut à peine le temps de lui matérialiser des vêtements qu’il l’avait attiré contre lui, comme si l’idée même de perdre le contact avec elle le faisait souffrir. Elle se laissa aller contre lui, émue, tandis qu’il rapportait aux arkaniens ce qu’il avait perçu.

    « Tous les habitants de cet endroit sont terrifiés. Ils ne sont pas nombreux : une petite centaine de civils et à peu près autant de soldats…

    - Mais Cœlian en a fait disparaître bien plus que ça ! contesta Tryer.

    - C’était une illusion de Branag, expliqua la Warjanyane. Chacun des combattants apparaissait entouré d’une dizaine de reflets…

    - Dès que leurs guetteurs vous ont vu apparaître de nulle part, ils se sont rassemblés sur la place. J’ai fouillé leurs esprits pour comprendre ce qu’avait fait Branag. Les habitants de Fyst sont de la même époque que votre ancêtre Aslyan, Arnald. Le sorcier les a endormis dans une faille temporelle parallèle à la mienne. Comme il n’était pas mort, le sortilège n’a pas cessé. Il est d’ailleurs probable que ce sortilège ait considérablement retardé son retour. Les habitants de Fyst ont été réveillés lorsqu’il a repris possession d’un corps humain adulte voici environ dix ans. Il a alors exercé sur eux sa domination, obligeant par la terreur ou par coercition mentale hommes, femmes et enfants à accroître sa richesse et à combattre sous sa bannière.

    - Ce ne sont que des victimes, tout comme nous… commenta Tryer.

    - J’imagine qu’ils ont peur des représailles, soupira le prince. Il faut un nouveau seigneur à cette cité, qui les rassure et leur offre protection.

      Arnald hésita. Ce fief était sans doute une récompense digne de la loyauté de Cœlian mais le dragon, prince qui plus est, pouvait légitimement en revendiquer la possession. Il considéra Lauréan d’un air interrogatif.

      L’Yphaste sursauta en lisant la pensée du prince d’Arkanie avant que celui-ci n’ait le temps de la formuler.

    « Hors de question, prince Arnald ! Il faudra beaucoup de temps pour que cet endroit représente pour moi autre chose qu’un lieu de souffrance et de malheur. Ta première idée est bien meilleure. »

      Le chevalier de Mandaly s’était éloigné d’eux depuis un moment. L’inquiétude concernant sa petite sorcière lui rongeait le cœur. La colère couvait en lui sans avoir d’exutoire désigné. Sans attendre les ordres de son prince, il passa les portes de la ville seul, son arc à la main, les sens aux aguets. Il parcourut la rue principale déserte. Au bout de quelques minutes, il commença à entendre les sons de dizaines de conversations anxieuses et agitées. Lorsqu’il déboucha sur la place, le silence se fit progressivement. Cœlian frémit intérieurement en constatant l’état physique des femmes et des enfants, mal nourris, mal vêtus, craintifs. Les soldats enrôlés par Branag semblaient en meilleure forme, mais leurs esprits étaient confus, le sortilège du sorcier n’étant pas complètement dissipé.

      Cœlian pouvait sentir les ondes de terreur émanant des enfants et des femmes à son apparition. D’une légère pression de ses genoux, il arrêta Morvack et abaissa son arc.

      Un petit garçon d’une dizaine d’années osa s’avancer vers lui. Derrière lui, une fillette un peu plus jeune tremblait de peur.

    « Messire, ne laissez pas le dragon dévorer ma petite sœur ! »

      Un soupir lui échappa. Il mit pied à terre.

    - Rassure-toi, le dragon ne mange pas les humains. Et même si c’était le cas, ta sœur et toi feriez un bien maigre déjeuner. Comme la plupart des gens de cette cité ! Comment tu t’appelles, demi-portion ?

    - Lacyan, messire.

    - Ravi de te connaître, Lacyan. Je suis Cœlian de Mandaly, chevalier d’Arkanie. Qui est le seigneur de cette ville ?

      Un homme âgé, visiblement malade s’avança à son tour avant de tomber à genoux devant lui. Cœlian crispa les poings, surtout lorsqu’il se rendit compte que le vieil homme n’osait le regarder.

    - Cette ville appartenait au seigneur de Quervy, messire de Mandaly. Ayez pitié de nous !

    - Bon sang, relevez-vous ! intima sèchement Cœlian. Nous sommes ici pour découvrir si cette cité représente un danger pour la cité Lumineuse et le royaume d’Arkanie, pas pour exécuter tout le monde !

      Un des soldats s’approcha à son tour.

    « Qu’est-il arrivé au sorcier, messire ? Nous sommes dans l’ignorance depuis qu’un sort nous a arrachés au champ de bataille. Nous savons juste que son esprit a lâché l’emprise qu’il pouvait avoir sur nous.

    - Il est mort. Le dragon Lauréan l’a détruit avant qu’il ne puisse étendre son pouvoir sur l’Arkanie. »

      Un immense cri de joie s’éleva de toutes les bouches. Le soldat eut un sourire fatigué.

    - Notre cité est désormais sans seigneur. Nous souhaitons faire allégeance au roi d’Arkanie.

    - Et cette allégeance sera acceptée de bon cœur ! »

      Derrière Cœlian, le prince Arnald venait d’arriver, accompagné d’une petite escorte et des dragons sous forme humaine.

      « Je suis le prince Arnald d’Arkanie, régent en place du roi Majan. Je déclare la cité de Fyst liée par l’honneur au royaume. Vous serez désormais vassaux du chevalier Cœlian de Mandaly que je fais aujourd’hui comte de la cité de Fyst. »

      Une ovation s’éleva tandis que Cœlian, interloqué, ne savait pas quoi dire.

    « Tu auras quand même intérêt à venir souvent à Koralia, mon vieil ami. Tu me manquerais trop ! »

     

     ♦♦♦

     

      Branag et son armée avaient eu le temps de faire de nombreuses victimes sur le champ de bataille avant l’apparition des dragons. Pendant l’expédition à Fyst, la princesse Lyjane avait consacré sa journée à l’organisation de la cérémonie des funérailles. Aucune célébration de la victoire ne serait possible tant que les morts n’auraient pas été honorés dignement.

      Un immense bûcher avait été dressé au milieu le champ de bataille. Toutes les victimes y avaient été déposées, sans distinction, car la Grande Déesse accueillait toutes les âmes en son sein, sans se soucier de leur origine.

      Depuis la fin de l’après-midi, tous ceux qui le souhaitaient pouvaient venir déposer sur les corps une fleur ou une branche d’arbuste pour honorer les défunts. Le défilé fut ininterrompu jusqu’au coucher du soleil. Estelle, éveillée depuis peu, était toujours absente dans son esprit. Cœlian restait à ses côtés, malheureux de ne pouvoir l’atteindre. Il l’aida à déposer une couronne tressée de lys et de tulipes blanches sur le corps de Mikalyas, dissimulant sous les fleurs le visage de son frère.

      Lorsque la constellation de la Grande Déesse commença à scintiller au dessus d’eux, les derniers bouquets furent déposés. La foule recueillie recula d’une centaine de mètres. Le prince Arnald fit quelques pas en avant, encadré par dix archers. Il leva les mains en un geste pour demander le calme. Progressivement, le silence s’abattit sur la plaine, troublé seulement par le souffle d’une brise légère. « Honneur aux guerriers tombés aujourd’hui ! Amis comme ennemis, vous avez combattus valeureusement ! Que la Grande Déesse vous accorde éternel repos ! »

      Des hommes vêtus aux couleurs de l’Arkanie versèrent un mélange d’huiles parfumées pour imbiber le bûcher tandis que le prince, une torche à la main, enflammait les flèches de ses archers. Lorsque tout le monde eut suffisamment reculé, Arnald baissa la tête. Les dix archers tirèrent en même temps et le bûcher s’embrasa, ses flammes visibles de très loin.

      Une voix pure s’éleva alors au milieu de la foule, entonnant le traditionnel Thrène des morts, un lamento déchirant, qui faisait monter les larmes aux yeux de bien des hommes. Une seconde voix masculine se joignit à elle, entrelaçant ses notes plus graves pour renforcer le thème principal. Une autre voix leur répondit, puis une autre jusqu’à ce que toutes les voix s’unissent. L’harmonie de ces centaines de chants partageant en chœur leur chagrin était bouleversant.       La mélodie semblait les envelopper, s’immiscer au plus profond de leur cœur, là où leur chagrin nichait. À côté de sa compagne, la voix de basse de Cœlian s’éleva à son tour, exprimant la peine que la jeune femme refusait de laisser sortir. Elle se mit à trembler, la gorge serrée. Ses yeux s’inondèrent des larmes qu’elle ne parvenait plus à contenir. Lorsqu’une partie du bûcher s’effondra, elle sentit quelque chose se rompre en elle. Elle poussa un hurlement comme la douleur de la perte qu’elle venait de subir s’emparait d’elle.

    « Mikalyas ! »

      Elle bondit en avant pour courir vers les flammes. Cœlian la rattrapa au bout de quelques pas, l’attira avec force contre son torse tandis qu’elle était terrassée par le chagrin.

    - Laisse-moi le rejoindre ! balbutia-t-elle en luttant sans espoir contre sa force.

    - Il est mort pour te sauver, Estelle ! gronda-t-il sèchement. Il a sacrifié sa vie pour toi ! Ce ne doit pas être en vain !

      Estelle cessa alors de se débattre. S’abandonnant dans les bras du chevalier, elle laissa libre cours à ses sanglots convulsifs, s’accrochant à lui de toute sa force sans parvenir à détourner son regard du brasier qui se consumait dans une odeur âcre. Cœlian lui caressait doucement les cheveux, partageant sa peine mais soulagé de voir sa souffrance s’exprimer enfin. Son cœur se tourna alors vers sa propre famille détruite aussi deux ans auparavant par la faute de Branag.

      Autour d’eux, progressivement, l’harmonie glissa du désespoir à la mélancolie, entourant les auditeurs d’une caresse réconfortante, promettant des jours meilleurs.

      Estelle ferma les yeux, son esprit enfin libéré. Elle nicha sa tête au creux du cou de Cœlian lorsque celui-ci la souleva pour la ramener à Koralia.

     

     ♦♦♦

     

      Quelques jours plus tard, Koralia était enfin en liesse. Au sommet de la plus haute colline, une arche de verdure avait été dressée, ses branches verdoyantes entrelacées de guirlandes de fleurs mauves et blanches. Sous le dais végétal, deux chevaliers en haubert étincelant attendaient d’un air impatient pour l’un et amusé pour l’autre. Dans l’assistance, la moitié des jeunes femmes admiraient les yeux rubis et la chevelure émeraude si étrange du prince dragon tandis que l’autre moitié restait fidèle au charme du démon de Mandaly. Ce dernier n’était pas aussi narquois qu’à l’ordinaire, impatient d’être réellement marié à sa petite sorcière. Lauréan, lui, ne ressentait pas particulièrement le besoin d’une cérémonie humaine, mais sa Warjanyane souhaitait marquer ainsi leur entrée dans une nouvelle vie. Derniers dragons sur Mystia, ils avaient choisi de rester humains. À l’éternité de peine qu’ils venaient de vivre, ils préféraient opposer une vie mortelle et féconde. Leurs enfants naîtraient comme des humains et seraient humains, malgré leurs gènes draconiques. Ce mariage symbolisait plus ce changement d’espèce que leur amour qui ne se souciait pas de légitimité.

      Le visage des deux fiancés s’illumina soudain lorsque la foule s’écarta devant eux. Ils découvrirent le prince Arnald s’avancer vers eux, un petit sourire satisfait aux lèvres. Un « Ohhhhh ! » fasciné s’éleva de nouveau. Estelle avait relevé ses boucles fauves en un chignon tressé de perles irisées, identiques à celles brodées sur le corsage de sa robe vert d’eau dont la traîne étincelait au soleil. Lyanis, qui avait laissé sa longue chevelure mauve glisser naturellement sur ses épaules, portait un diadème ancien, relique du monde Warjanyan qu’elle avait découvert dans une cache de Branag, à Fyst. Sa robe de velours orange pâle soulignait sa taille fine.

      « Arkaniennes et arkaniens ! Amis de la Cité Lumineuse et des provinces alentour ! Réjouissons-nous ! Aujourd’hui, enfin, nous pouvons dignement célébrer la victoire contre l’ennemi qui menaçait Mystia tout entière. Le sorcier Branag de Quervy a été vaincu ! »

      Des cris de joie et des sifflets retentirent. Le prince attendit que le calme revienne pour reprendre.

    « Quoi de mieux pour prendre notre revanche sur lui que de consacrer le bonheur de ses plus grands ennemis ? Aujourd’hui, Lyanis des Warjanyan accepte d’unir son existence à celle du prince Lauréan des Yphastes. Les territoires draconiques ancestraux, situé à l’ouest de Koralia leur sont restitués en tant que pays libre et indépendant sous leur seule autorité. Ce territoire aura toujours l’amitié et le soutien de l’Arkanie. »

      Des acclamations s’élevèrent de plus belle tandis que les dragons, surpris, échangèrent un regard heureux.

    « Je suis aussi ravi de pouvoir présider aujourd’hui à l’union de mon ami le plus cher. Le démon de Mandaly a enfin trouvé son maître ! »

      Il y eut un éclat de rire général tandis que Cœlian tenait ses mains croisées devant lui en signe d’offrande à Estelle.

    « Comme il l’a affirmé lui-même, avec une sorcière pour épouse, il ne risque pas de perdre sa réputation ! Sans leur détermination, l’Arkanie aurait été balayée par la puissance du sorcier. Aujourd’hui, je leur donne donc le comté de Fyst, avec pour mission de réparer les dégâts commis par la haine de Branag.

    - Ça sent le cadeau empoisonné ! plaisanta Cœlian. Bon, mon cher prince, si vous abrégiez les discours ? Lauréan et moi apprécions sans nul doute vos bienfaits, mais tenir nos femmes dans nos bras commence à nous manquer ! »

      Tout le monde éclata de rire à nouveau.

      Lorsque le prince d’Arkanie confia la main de chaque jeune femme à son époux, une ovation s’éleva de toute la foule réunie, consacrant les unions selon la tradition arkanienne.

    « Vivent les mariés ! »

      Les applaudissements et sifflets redoublèrent lorsque les deux hommes, d’un mouvement quasiment simultané, se penchèrent vers leurs femmes pour les embrasser avec passion. Tandis que Lyanis se blottissait dans les bras de Lauréan, les yeux fermés, Estelle se haussa sur la pointe des pieds, murmurant quelques mots à l’oreille de Cœlian dont le regard s’éclaira davantage. Il posa délicatement la main sur le ventre encore plat de sa compagne, comprenant l’acte d’amour de sa sorcière qui avait renoncé à l’immortalité pour vivre pleinement avec lui. 


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