• Chapitre 9

      Un grand branle-bas de combat s’empara alors du camp. Estelle se retrouva seule dans la tente, les larmes aux yeux. Le démon de Mandaly croyait qu’elle avait provoqué Rodis… Elle ne pouvait plus rester. Refoulant les larmes que les paroles du chevalier avaient provoquées, elle ôta précautionneusement les bandages qui entouraient son torse. Les plaies étaient propres mais la douleur lancinante. Au pied de la couche de Cœlian gisaient ses paquetages. Elle sortit le livre légué par son vieux maître. La formule était au deuxième chapitre. Elle prononça l’incantation. La douleur s’évanouit tandis que les marques laissées par la lanière du général se résorbaient jusqu’à devenir de simples cicatrices. Elle s’étira avant d’enfiler son haubert de mailles argentées. Par dessus, elle passa un court bliaut et ses jambières de cuir noir. Elle tressa rapidement ses cheveux pour les dissimuler sous son camail. Ainsi vêtue, elle pouvait passer pour un jeune écuyer. Les quelques sentinelles laissées en surveillance avaient leur attention tournée vers l’arrière-garde de l’armée arkanienne qui quittait le camp.

      Elle harnacha Alsved discrètement et se mit en selle, en proie à un étrange pressentiment. Elle quitta le camp du côté opposé à l’armée. Son but était de contourner le champ de bataille pour rejoindre la cité de Jolande. Elle grimpa au sommet d’une colline boisée. En contrebas, le combat faisait rage à quelques lieues du camp. À son grand soulagement, les arkaniens semblaient en meilleure position, bien qu’ayant été attaqués par surprise. Le prince galvanisait ses troupes en se battant comme un lion. Le chevalier de Mandaly, animé d’une rage destructrice, se frayait un chemin à travers les assaillants, désarçonnant ses adversaires chevaliers. Ils étaient largement supérieurs en nombre. Leur victoire était assurée.

      Soudain, son cœur se mit à battre la chamade. De sa position surélevée, elle distingua une troupe de cavaliers ennemis, qui attendaient dans l’ombre de la forêt, prêts à les prendre à revers dès que les arkaniens auraient suffisamment avancé. Elle reconnut les armes du baron de Jolande. Instinctivement, elle recula et descendit sur l’autre versant. Arrivée au bas de la colline, elle lança son esprit vers Cœlian pour l’alerter. Le chevalier leva la tête et l’aperçut. Lorsqu’il reconnut sa monture, il abrégea son combat et éperonna Marvack pour la rejoindre.

    « Par la grande Déesse, ne vous avais-je pas…

    - Plus tard chevalier, je vous en prie ! Jolande vous a tendu un piège ! Il est en embuscade dans le bois à quelques lieues derrière la colline avec le gros de sa troupe. »

      Cœlian écarquilla les yeux puis hésita, partagé entre le besoin irrépressible de l’emmener à l’abri loin du champ de bataille et sa loyauté envers Arnald.

    « Ne vous avisez pas de bouger de cette colline ! lui intima-t-il avant de faire faire volte-face à sa monture.

      Arnald poussa un rugissement de rage lorsqu’il lui rapporta l’information.

    « Rassemble tes hommes, ceux de Morannon et d’Albigerd. Fais-lui regretter sa traîtrise ! »

      La contre-attaque de Cœlian fut foudroyante. Il partagea ses hommes en trois groupes qui surprirent la troupe en attente en trois endroits différents. Du haut de la colline, Estelle assista à la débâcle de Jolande qui essaya de se replier en direction de la cité dès qu’il comprit que l’effet de surprise n’était plus de son côté. Le chevalier de Mandaly le prit en chasse, bien décidé à venger sa famille par l’épée.

      À la fin de la matinée, l’armée arkanienne avait repoussé ses assaillants en direction de la cité. Estelle suivit le mouvement, prenant garde de rester à l’écart.

      Au détour d’une butte, le fief de Jolande apparut devant ses yeux. La cité fortifiée ressemblait beaucoup à la Cité Lumineuse : même forme annulaire, même situation géographique au pied d’une colline ronde, même architecture élaborée de pierres blanches. La légende disait que les deux villes avaient été fondées dans la nuit des temps par deux frères, protégés par la Grande Déesse. La seule différence était la mer qui étincelait au soleil derrière Jolande.

      Estelle cligna des yeux, mais l’étrange impression persista. Jolande semblait terne: aucune lumière, aucun reflet ne l’égayait. Un frisson parcourut l’échine de la jeune fille. Il n’y avait pas le moindre nuage dans le ciel, le soleil au zénith brillait de tous ses feux. Néanmoins, la cité semblait ne recevoir aucun rayon, comme si la lumière du soleil l’évitait. Perplexe, Estelle observa longuement la ville, essayant de comprendre quel phénomène pouvait en être la cause.

    - Bonjour, mon gars ! Jolie manœuvre que celle que tu as permise tout à l’heure ! Les Arkaniens s’en seraient tirés, je pense. Mais tu as économisé du temps et des hommes.

      Estelle sursauta et fit virevolter sa monture pour faire face à l’inconnu. Dans le même temps, elle avait dégainé son épée. Le vieil homme qui l’avait interpellée sourit.

    - Tu as le sang chaud, mon gars ! Mais range donc ça ! Tu n’as rien à craindre d’un petit vieux comme moi !

      La jeune fille n’obéit pas. L’intensité du regard de l’inconnu la fit frémir. Elle n’avait rien à craindre de lui ? Rien n’était moins sûr ! Néanmoins, elle mit pied à terre.

    - Suis-je sur votre territoire, messire ?

      Le sourire du vieil homme s’élargit.

    - Si mes vieilles oreilles ne me trompent pas, tu es une jouvencelle !

    - En effet, messire. Savez-vous ce qui se passe dans la cité de Jolande ?

    - Tu parles de la guerre ? s’enquit-il.

    - Non ! Le soleil ! Ses rayons évitent la cité. Savez-vous ce qui en est la cause ?

      Il eut un sourire amusé.

    - Ah ! Tu as remarqué ! Ce phénomène est dû à la présence dans la ville d’un sorcier très puissant et très ancien, qui a voué sa vie aux forces du mal. En l’occurrence, Branag de Quervy s’est installé dans la cité voici environ neuf mois.

      Estelle sursauta.

    - Ce monstre est dans la cité ?

    - Alors tu es toi aussi une victime du sorcier le plus ancien de Mystia ! Hem ! Ne t’approche pas plus de la ville, petite. Il s’interrompit soudain, la jaugeant avec attention.

    - Tu as une aura bien puissante, demoiselle. Apparemment, tu ne la contrôles pas, puisque tu ne sais pas la dissimuler. Sais-tu ce que signifient mes paroles ?

      La jeune fille baissa la tête.

    - Je sais que je pourrais devenir une sorcière, si seulement je trouvais un maître pour finir mon apprentissage.

    - Tu as donc commencé ? Qui était ton premier guide ?

    - Il s’appelait Galaird.

    - Qui sont tes parents ? demanda-t-il avec avidité.

      Estelle observa l’inconnu, sentant la tension irradier de tout son corps.

    - Je suis la fille de Sandrun des Brumes et de…

    - Louvine de Queffelec ! » coupa le vieil homme, soudain réjoui. Estelle constata qu’il avait les yeux de la même couleur qu’elle et ce sourire lui rappelait Mikalyas…

    « Ton père était un très grand sorcier, Estelle des Brumes ! Ainsi, ce sont les liens du sang qui m’ont attiré dans ces lieux…

    - Vous savez mon nom ! Vous connaissiez mon père ?

    - C’était mon frère aîné, ma gentille nièce. Je suis Karystean, le frère cadet de Sandrun.

    - Alors… Vous… C’est vous, Karystean… 

      Un souvenir surgit brusquement dans son esprit. Le visage d’un portrait que son père gardait sur la cheminée de sa chambre.

    « Mon père regrettait tellement que vous ne veniez pas nous voir.

    - Le bonheur de sa famille m’était trop pénible, Estelle… Je venais de perdre ma femme et mon fils. J’ai tellement regretté lorsque j’ai appris sa mort. J’avais honte et le comte de Queffelec avait tellement plus à t’offrir… Mais maintenant, tu as besoin de mon aide.

    - Vous pouvez vraiment m’enseigner comment maîtriser mes pouvoirs ? Vous accepteriez de me prendre comme disciple?

    - Je le peux, Estelle des Brumes. Et je serais honoré de le faire. Mais ce choix est le tien. Car cette initiation peut être très dangereuse. Cela peut causer ta perte ! Si tu le souhaites, je peux aussi oblitérer tes pouvoirs, pour éviter qu’ils n’échappent à ton contrôle. Tu pourrais ainsi vivre une vie normale…

    - Sûrement pas, mon oncle. Je veux apprendre ! Je veux posséder tous les atouts possibles pour retrouver mon frère jumeau Mikalyas.

      Karystean hocha la tête, satisfait.

    - Alors, viens maintenant. Dans mon refuge, tu seras à l’abri de Branag. Il ne pourra pas découvrir ta présence, car ton aura lui sera invisible. Pour que tu puisses mener à bien ta formation, il ne faut pas qu’il soit informé de ton existence.

      Estelle recula brusquement.

    - Non ! Je ne peux pas partir maintenant ! Je dois aller me battre avec le prince et… Cœlian !

      Le sorcier eut un geste apaisant.

    - Jolande va perdre cette bataille, en partie grâce à toi. Ni le prince, ni le chevalier de Mandaly ne seront blessés, rassure-toi !

      Estelle fronça les sourcils.

    - Vous savez beaucoup de choses !

    - Je devine ce que Branag va faire. Il a sacrifié le baron. Une fois Jolande éliminé, il prendra la direction de cette cité. Son but est de détruire le royaume d’Arkanie, mais il veut que ses ennemis croient être les vainqueurs et qu’ils ne soient plus sur leurs gardes. L’homme à qui tu tiens et le prince ne risquent plus rien, je t’assure.

    - Mais je dois les prévenir ! s’exclama-t-elle, sans relever qu’il avait compris sans hésitation les sentiments qui troublaient son cœur.

    - Pas de vive voix ! Si tu attends la fin de la bataille, Branag n’aura pas son attention fixée sur le combat et il risque de te remarquer. Nous allons leur laisser un message. Ce sera ta première leçon ! »

     

    ◊◊◊

     

      Dans la grande plaine, le combat faisait rage, mais il était évident à tous que les arkaniens dominaient la situation. Lorsque le baron de Jolande s’écroula sous les coups rageurs du chevalier de Mandaly, la rumeur se répandit comme une traînée de poudre. Ce fut la débâcle.

    - J’ai vengé les victimes de Jolande ! lança farouchement Cœlian au prince Arnald qui arrivait au grand galop. Dans ses yeux étincelait la lueur qui faisait sa réputation. Il brandit son épée avec tant de détermination que le prince ne put s’empêcher d’éclater de rire.

    - Pauvre Jolande ! Encore une victime du démon de Mandaly ! Ta lame aime donc tant le sang, Cœlian ?

      Le jeune homme rengaina son arme avec un sourire narquois.

    - Seulement celui des traîtres, mon prince ! lança-t-il. Et celui de Jolande lui a parfaitement convenu ! »

      Il se remit en selle et son regard devint sérieux. « Regardez, Arnald ! Ils hissent les drapeaux blancs ! Ils capitulent ! Cette fois, la guerre est bien finie ! »

      Quelques instants plus tard, la scène qui avait eu lieu deux semaines auparavant devant la Cité Lumineuse se répéta, au détail près que le soldat qui vint présenter la capitulation n’avait absolument rien en commun avec la jolie Estelle des Brumes. Cette réflexion amena Cœlian à réaliser qu’il n’avait pas revu la jeune fille depuis leur entrevue du matin.

      Il se retourna vivement pour la chercher des yeux parmi les soldats de l’armée, mais à sa grande inquiétude, elle n’était pas dans leurs rangs. Dès qu’il put raisonnablement quitter le cortège officiel, il fit galoper Marvack jusqu’à la colline puis parcourut le champ de bataille à plusieurs reprises, cherchant avec angoisse et dégoût parmi les nombreux corps qui jonchaient le sol. En vain. Il ne trouva aucune trace de l’amazone aux cheveux roux, ni de son étalon bai.

    - Cœlian ? Que t’arrive-t-il ? s’inquiéta le prince lorsqu’il le rejoignit.

    - C’est Estelle des Brumes ! Je ne la trouve nulle part ! Savez-vous où elle est ?

      Une lueur d’inquiétude traversa le regard d’Arnald qui pâlit.

    - Crois-tu qu’elle soit…

    - Non ! coupa Cœlian. Elle n’est pas parmi les victimes ! Mais je n’ai vu Rodis nulle part non plus…

    - Rentre au camp, Cœlian ! Sans doute y est-elle !

      Le chevalier de Mandaly ne se le fit pas répéter. Il tira les rênes de Morvack qui virevolta et partit dans un galop d’enfer. Dès son arrivée, il mit pied à terre et secoua la tête. Toutes les affaires de la jeune fille avaient disparu. Il jura à plusieurs reprises, terriblement contrarié d’être aussi inquiet. Il pénétra dans sa tente. Que faisait cette tunique sur son lit ? Il sursauta en reconnaissant le vêtement qu’il avait prêté à la jeune fille la veille au soir… « Une lettre ! » s’exclama-t-il en s’emparant de la feuille déposée par dessus.

     

    Chapitre 9

     

    - Elle est partie ! murmura-t-il incrédule. Elle est partie !

      Peu après, le prince le trouva dans un état de rage indescriptible.

    - Cœlian ! Ça n’a pas l’air d’aller ? Tu l’as trouvée ?

    - Mademoiselle des Brumes est partie ! Je m’inquiétais pour elle, et elle a décidé qu’elle en avait assez ! Elle est partie !

      Le prince parcourut la lettre qu’il lui tendit et laissa échapper un sourire amusé.

    - Je crois bien que c’est toi qu’elle fuit, mon ami ! On se demande bien pourquoi, tu as toujours été tellement courtois et agréable…

      Dans sa tente, une missive l’attendait également :

    Chapitre 9

      Il poussa un soupir de soulagement. Au moins la jeune fille n’était-elle pas toute seule. Il sortit et observa son ami qui ne décolérait manifestement pas.

    - Mon cher Cœlian, ta petite protégée m’a aussi laissé du courrier.

      Sans aucun égard, le chevalier arracha la lettre des mains de son ami et crispa les poings après l’avoir lue.

    - Ange gardien ! Et en plus, elle se moque de moi ! Si je la retrouve, je l’étrangle de mes propres mains ! »


  • Commentaires

    1
    Lundi 29 Février 2016 à 21:52

    Ah que ne dit-on pas par passion ! Mais oui, il te déteste, crois-le, petite fille !he

    2
    Mercredi 6 Avril 2016 à 13:14

    Un démon ? c'est sexy
    Prénommé Coelian ? c'est sexy
    Manquerait plus qu'il soit chevelu... winktongue

    3
    Mercredi 6 Avril 2016 à 14:53

    Tu ne t'es pas trompée de chapitre 9, Parthénia, j'ai l'impression que tu es passée du tome 1 au tome 2 subrepticement!^^ Merci d'être passée lire mes fantaisies en tout cas!

    4
    Mercredi 6 Avril 2016 à 16:24

    Oh pinaise...

    il me semblait bien que j'avais raté un truc, j'avais l'impression d'être passée dans la 4è dimension !!! sarcastic Oh pinaise mais ça veut dire que je ne reverrai pas Coelian  avant le tome 2 ?!? he

    5
    Mercredi 6 Avril 2016 à 16:51

    Tout à fait Parthénia: Coelian et Estelle, c'est le tome 2! ^^

     

    6
    Mercredi 6 Avril 2016 à 16:51

    Et au fait, tu peux tous les imaginer un peu chevelus mes gars, ça ne me pose pas de problème!

    7
    Jeudi 28 Avril 2016 à 15:06

    Ah l'amour, l'amour... :p  

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :