Après avoir coupé toute la pile de bois qui attendait dans la remise, Lauréan s’était assoupi dans le fauteuil à bascule lorsque Lyanis revint du marché de Koralia, sa jument chargée de paquets, la mine défaite.

  La force des émotions qui émanaient d’elle le réveilla en sursaut. Il se précipita pour l’aider.

« Lyanis ! Que se passe-t-il ? Tu es bouleversée ! »

  La jeune femme s’effondra en larmes contre lui, secouée de sanglots convulsifs. « Les bébés… Les petits… »

  Lauréan frémit. Il n’avait pas songé à cela.

- Dis-moi, Lyanis ! Dis-moi ! 

  Elle étouffa un hoquet avant de relever la tête vers lui.

- Branag a emmené une expédition punitive d’humains au cœur de la forêt Warjane. Ils ont brûlé l’arbre Mémoire et… Ils ont trouvé les deux dernières femelles qui avaient choisi de donner la vie. Elles devaient protéger leurs petits. Notre clan avait seulement sept dragonneaux. Ils les ont massacrés jusqu’au dernier. Pendant la bataille entre nos derniers guerriers, ils avaient décimé le nid où vous aviez dissimulé vos œufs à Yphas. Ils sont revenus aujourd’hui, triomphants, brandissant les griffes et les éclats de coquille. Nos deux peuples sont définitivement perdus, Lauréan ! Cette fois nous sommes vraiment seuls… »

  Lauréan sentit sa gorge se serrer. Dans leur rage destructrice, aucun des deux rois n’avait voulu laisser un guerrier en protection, tellement sûrs d’eux et de leur victoire…

- Les humains paieront cette ignominie, Lyanis ! assura-t-il en caressant doucement ses cheveux, pour l’apaiser.

- Non ! corrigea la jeune Warjanyane. C’est ce sorcier, le seul coupable. Il a fait croire aux arkaniens que les dragons sont coupables de la mort de leur roi Karel, de l’enlèvement du prince Léry le jour de sa naissance ainsi que de nombreuses autres exactions, enlèvements de jeunes vierges et autres…

- N’y a-t-il aucun risque que tu te balades seule dans cette ville, avec tes cheveux si inhabituels pour une humaine et ces iris rouges ? s’inquiéta-t-il.

  Un sourire lui échappa à travers ses larmes :

- Parce que tu crois éviter ça ! Que nenni mon cher ! Tes iris sont aussi rouges que les miens. Et que dire de tes somptueuses mèches vertes ! Mais ne t’inquiète pas, les gens me connaissent par ici. Ils savent que je suis atteinte d’une maladie rare et non contagieuse. Et puis, personne ne sait à quoi ressemble un dragon sous enveloppe humaine ! »

  Lauréan secoua la tête.

« Branag finira par nous repérer ! Il le sait sans doute, lui.

- J’y ai justement songé, mon ami. Je suis allée consulter la bibliothèque de magie de la tour Blanche. J’y ai trouvé un sortilège qui fait illusion là-dessus, mais seulement de manière temporaire. Nous le testerons tout à l’heure.

- Nous devons aussi réfléchir à un plan d’action ! Allons interroger la reine !

- Non. Je pense que nous aurions plutôt intérêt à commencer par rendre une petite visite à la princesse Aura, décida Lyanis. Le roi Moreth est entièrement à la botte du sorcier. Mais Aura était présente lors de l’assassinat de Karel, il y a vingt-cinq ans. Elle sait peut-être quelque chose, au moins dans son subconscient. Je sais que les miens ne sont pour rien dans l’enlèvement de son fils…

- Les Yphastes non plus ! protesta Lauréan.

- Je sais ! Ces idiots d’humains ont colporté ces histoires de dragons qui réclament un tribut de jeunes vierges pour leur repas ! Des pervers dégoûtants qui veulent ainsi assouvir leurs fantasmes et en ont fait rejaillir la responsabilité sur nos deux peuples ! Je suis d’ailleurs intimement persuadée que le roi est le premier à propager cette rumeur pour cacher ses écarts de débauché.

  Lauréan la sentit frissonner contre lui. Il la serra plus près encore, songeant que finalement, cette enveloppe humaine avait du bon : les rapports en étaient bien plus chaleureux et intimes que sous forme draconique. Par Yphéas ! Cela faisait seulement trois jours qu’il s’était libéré du sortilège de discorde, et il avait l’impression que jamais plus il ne pourrait se passer d’elle !

  La jeune femme appuya sa tête contre son épaule avant de s’en écarter brusquement, à la fois gênée et effrayée. Lauréan se morigéna intérieurement.

« Elle ne t’aime pas, elle te craint et t’en veut sans doute encore pour tout ce que tu as voulu lui faire… présuma-t-il. Et toi, tu lui imposes cette étreinte ! Pauvre idiot ! »

« Rentrons les provisions, ensuite, je testerai le sort ! » fit-elle en s’emparant de deux paniers. Lauréan emporta le reste à l’intérieur tandis qu’elle cherchait la formule ramenée de Koralia.

  Elle prononça l’incantation. Un éclair vif les enveloppa, leur faisant fermer brièvement les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, Lyanis avait de magnifiques boucles blondes qui retombaient en cascade sur ses épaules et ses yeux étaient devenus violets.

« Pas mal, pas mal ! » plaisanta-t-elle, troublée, en découvrant le regard vert étincelant et l’épaisse chevelure d’un noir de jais de son compagnon. « Mon cher, je te garantis que tu vas faire une hécatombe chez les humaines ! Elles vont tomber comme des mouches à tes pieds ! »

  Lauréan lui sourit avec amusement. Il fit un pas vers elle, mais elle recula d’autant. Il n’insista pas.

- Ce serait une bonne idée de vengeance !  Comme toi, tu vas faire défaillir tous les hommes que nous croiserons… On va mettre Koralia à genoux d’un simple regard ! »

  Lyanis pouffa.

« Branag et Moreth sont absents pour le moment. Après sa victoire sur les dragons, le sorcier veut étendre le royaume d’Arkanie aux territoires du Nord. Ils sont partis assiéger la cité de Fyst, qui a refusé que ses mages soient recensés par Branag. Je pense que nous devrions en profiter.

- Penses-tu pouvoir faire confiance à la princesse Aura ?

- J’ai l’impression qu’elle n’est qu’une victime de Branag…

- Pourtant, elle nous a accusés d’avoir tué son fils, elle a soutenu les actions de Branag contre nos peuples ! » gronda Lauréan, sentant la colère l’embraser.

  Lyanis secoua la tête : « Nous n’avons qu’un seul moyen de le savoir : la rencontrer. »