Naéma et son compagnon chevauchèrent côte à côte toute la journée, savourant le plaisir simple d’être ensemble sans être obligés de fuir. Lorenzo sentait des courants d’énergie le parcourir, bien plus puissants que lorsqu’ils étaient en Toscane. Sa magie, bridée dans le monde de son enfance, semblait à la fois surgir de chacun des pores de sa peau et jaillir de tout l’environnement. Il se sentait merveilleusement bien. Dans l’après-midi cependant, la jeune femme devint plus nerveuse. Lorsqu’ils atteignirent une route plus large, elle s’arrêta, les sens aux aguets.

 « J’ai une drôle d’impression… Nous sommes observés, Lorenzo…

- Observés ? Mais par qui ?

- Ça, je n’en sais rien !

- En tout cas, je ne ressens rien de dangereux… Ce ne doit pas être quelqu’un qui nous est hostile !

- Si votre intuition le dit, mon seigneur…

- Naéma ! protesta Lorenzo en la fusillant du regard.

- Désolée, mon… Désolée Lorenzo… Je vais avoir du mal à m’y habituer ! Vous êtes tout de même le duc de Kilmar, mon suzerain !

 - Suzerain qui vous a ordonné de ne plus lui imposer de titre pompeux, mon amazone ! »

  Elle sourit tandis qu’il se penchait pour lui voler un baiser.

« Il nous faut décider où aller maintenant. Rejoindre ma dame Aura à Koralia…

- Elle est au manoir de Mirel ! » rétorqua une voix grave derrière eux. La jeune fille dégaina sa claymore qui heurta l’épée brandie par un chevalier aux mèches fauves ébouriffées. Rany rompit l’engagement lorsqu’elle l’eut reconnu.

« Tout doux, amazone d’Amariel ! Voilà donc le ménestrel à cause duquel vous avez brisé le cœur de tout le palais de Koralia ? »

  L’amazone noire rougit au souvenir de ce qui avait dissimulé sa fuite.

« Chevalier de Mirel ! murmura-t-elle en le saluant de la tête, hésitante. Que faites-vous loin de votre poste de chef de la Garde ?

- Je ne le suis plus. J’ai changé d’allégeance. Mon service va au prince Aslyan et à la reine uniquement. Ne vous inquiétez donc pas, demoiselle d’Amariel. Je vais vous conduire à la duchesse Aura qui ne cesse de réclamer de vos nouvelles depuis qu’on lui a rendu la mémoire…

- Dame Aura a retrouvé la mémoire ? Mais…

- Pas de panique, amazone. La situation au château exigeait que la famille princière soit mise à l’abri du seigneur de Quervy. J’ai ramené le petit prince, la reine et la duchesse Aura auprès de mon père. Ils y sont en sécurité.

- Et le roi ? » demanda la jeune femme, étonnée.

  Une grimace vint aux lèvres de Rany qui secoua la tête.

« Mon cousin est en train de mener le siège de la Cité Lumineuse après avoir massacré Fyst…

- Fyst est tombée ? C’est une catastrophe !

- Je ne vous le fais pas dire, demoiselle ! Mais la situation n’est pas si désespérée. Nous avons pris des mesures prophylactiques pour contrer l’emprise délétère de Branag sur l’Arkanie. Nous sommes alliés avec les derniers dragons. Karystean des Brumes a réussi à libérer son frère de l’emprise du sorcier. Quervy n’a plus d’acolyte mage. Sandrun est allé rejoindre les dragons pour contenir l’attaque sur la Cité Lumineuse. Nous attendons… »

  Un doute traversa soudain Rany qui observa le compagnon de Naéma avec attention.

« Vous… Vous êtes le portrait craché de Garian de Kilmar ! Seriez-vous… Léry ? »

  Lorenzo regarda vers Naéma qui hocha la tête.

« J’ai découvert il y a quelques jours que tel était en effet mon nom de naissance. répondit-il un peu gêné. Mais on m’a toujours nommé Lorenzo. »

  Un grand sourire illumina le visage de Rany qui s’exclama :

- Léry ou Lorenzo, quelle importance ? Tu es de retour ! Ça, c’est une bonne nouvelle, mon cousin ! Car nous sommes cousins par alliance ! Mon nom est Rany de Mirel. Avez-vous… Avez-vous retrouvé le cœur de l’Arkanie ? »

  Pour toute réponse, Lorenzo sortit le pendentif qu’il gardait sous sa tunique. Le regard de Rany s’éclaira d’une lueur de respect.

« Alors, nous allons pouvoir mettre notre plan à exécution ! Bientôt, et grâce à vous deux, l’Arkanie sera débarrassée de Branag ! Mais, venez ! Ce serait criminel de faire attendre ma tante Aura plus longtemps qu’il n’est nécessaire. Dire que cela fait vingt-cinq ans que tout le monde te croit dévoré par les dragons ! »

  Le jeune homme se sentit gêné.

« Messire…

- Je suis ton cousin, Lorenzo ! Appelle-moi donc Rany, sans faire de manières ! 

- C’est que… Enfin, je ne suis pas chevalier ! Je suis un pauvre paysan. J’ai été élevé par un alchimiste et une guérisseuse, qui vivaient surtout de la culture des champs. J’ignore tout de l’art du combat d’un noble guerrier…

- Il a mis en déroute une escouade de soldats grâce à sa magie dont il ignorait tout ! coupa Naéma. Ne l’écoutez pas, chevalier de Mirel. Il est aussi valeureux combattant que vous !

- Je n’en doutais pas une seconde, chère amazone ! Ne te fais pas de souci, Léry ! Si tu souhaites apprendre le maniement des armes, je t’aiderai. Maître Karystean se chargera de t’enseigner à contrôler tes dons magiques. »

  Lorenzo sentit soudain un bourdonnement dans son esprit. Il se concentra, essayant de comprendre.

« Je crois que deux cavaliers s’approchent au grand galop de nous ! » murmura-t-il.

  Rany les prit tous les deux par le bras et les fit disparaître derrière un bosquet d’arbres tandis que le son des sabots des montures devenait audible.

« C’est notre roi ! » souffla Lorenzo, sans comprendre comment il le savait.

  Rany sursauta en reconnaissant quelques instants plus tard la reine et le petit prince.

« Mais non ! C’est le prince Aslyan ! » s’exclama-t-il avant de sortir à découvert pour les arrêter dans leur course.

  Le jeune garçon dégringola de cheval pour se jeter dans les bras de Rany qui l’étreignit en retour.

« Maître Rany ! Enfin ! On vous attend avec impatience ! »

  Lorenzo tressaillit en découvrant la frimousse espiègle du jeune prince. L’impression d’avoir atteint son but l’envahit. Il songea que son rôle serait désormais de protéger cet enfant. La même sensation que celle qui s’était emparée de lui lorsqu’il avait accepté l’allégeance de Naéma le reprit.

  Sans comprendre pourquoi, il mit un genou à terre devant l’enfant et lui tendit le pendentif de cristal noir d’un geste respectueux, le regard baissé.

« Prince héritier d’Arkanie, je remets entre vos mains l’héritage dont je n’étais que le dépositaire. Le cœur de l’Arkanie est votre bien légitime. »

  Étonné, le petit prince tendit la main. Il enfila le pendentif autour de son cou. Un éclair bleuté salua le changement de porteur et Aslyan considéra avec curiosité le jeune homme agenouillé qui avait levé vers lui ses yeux clairs.

- Prince, j’ai été élevé comme un pauvre paysan. Je n’ai rien d’un chevalier, mais néanmoins je mets ma loyauté et mon honneur à votre service. Moi, Lorenzo, je vous jure ici fidélité en temps d’abondance ou de disette, de paix ou de guerre, dans la vie ou dans la mort, dès ce moment et jusqu’à ce que mon prince me délie de ce serment, que la mort me prenne ou que Mystia périsse. »

  La reine, interloquée, interrogea Rany du regard.

« L’amazone a retrouvé le fils de dame Aura ! » expliqua simplement Rany. La jeune femme comprit immédiatement ce qu’était le cristal offert à son fils. Elle s’avança et prit la main de Lorenzo pour le relever.

« Au nom du prince Aslyan, j’accepte votre service, duc Léry de Kilmar. Il ne l’oubliera pas et ne manquera pas de récompenser ce qui est donné : la fidélité par l’amour, la valeur par l’honneur, le parjure par la vengeance et la mort. »

     Lorenzo s’inclina dans une profonde révérence. Le silence s’installa tandis qu’il eut l’impression de sortir d’une sorte de transe. Il chercha le regard de Naéma, un peu inquiet. Mais l’amazone souriait d’un air approbateur.

  Le petit prince murmura quelques mots à l’oreille de sa mère qui sursauta.

« Messire de Kilmar… Comment avez-vous reconnu mon fils ? »

  Le jeune homme tourna vers la reine un regard un peu égaré.

« Je l’ignore, Votre Majesté… Mais j’ai ressenti comme l’impression d’avoir atteint mon but devant votre enfant… C’est très difficile à expliquer, mais j’ai l’impression que… Enfin… »

  Il bégayait un peu, mal à l’aise pour exprimer des sensations qu’il ne comprenait pas vraiment.

« Karystean des Brumes pensait que vous étiez un ange gardien… avança Naéma. Peut-être êtes-vous destiné à être le protecteur du prince Aslyan ? »

  La reine acquiesça et Aslyan battit des mains.

« Ouaaaiiis ! Un protecteur magique ! Vous allez pouvoir m’apprendre toute la magie alors ? Avec maître Rany pour ce qui concerne la chevalerie, je serai le plus fort de tous les princes ! »

  Lorenzo laissa échapper un petit rire :

« J’ai découvert l’existence même de cette magie il y a moins d’une semaine, mon prince ! Je pense qu’actuellement, c’est vous qui pourriez me donner des leçons ! »