• Chapitre 11

      Lorsqu’elle s’éveilla le lendemain matin, son cœur était toujours étreint par un lourd sentiment de perte. Sa détermination de retrouver son frère s’en trouvait renforcée. La veille, elle avait soigneusement préparé toutes ses affaires, des provisions, de l’eau. Elle se leva rapidement, mangea un léger repas et nourrit Alya qui l’avait saluée d’un vigoureux coup de langue. Sur le fameux coffre de Karystean, elle n’avait pas osé toucher le grimoire de son oncle. Elle posa la main sur la reliure de cuir vert, orné par une étoile d’argent. Précautionneusement, elle l’ouvrit la gorge serrée. Sur la page de garde, il y avait trois dédicaces de trois écritures différentes. 

    Chapitre 11

      Elle fondit en larmes et la panthère vint se frotter contre elle, poussant de petits miaulements interrogatifs. Estelle sourit malgré son chagrin en plaçant le livre à côté de celui de Galaird, dans la gibecière de cuir qui ne la quittait que rarement. Les tuniques amples qu’elle avait porté les trois dernières années pour ses exercices de magie ne convenaient pas pour le voyage prévu. Elle enfila un haut de chausses en cuir noir, une fine chemise en soie noire et par dessus, sa cotte de maille argentée. Ses bottes grises au cuir épais montaient jusqu’aux genoux. Au fond du coffre,  elle trouva une grande cape de laine grise doublée de fourrure, munie d’un capuchon noir.

    - Qu’en penses-tu, Alya ?

      Couchée à côté d’elle, la panthère ne perdait pas un de ses gestes et semblait inquiète de ce comportement inhabituel. Elle feula doucement en réponse et Estelle sourit. « Tu as raison ! C’est la coiffure qui ne va pas ! » Elle enleva la cape, et s’empara d’un peigne. Quelques instants plus tard, elle retourna devant la glace, et sourit à son reflet. Elle avait tressé ses boucles rousses en deux nattes qui encadraient son visage, et un bandeau noir ceignait son front. Avec ses armes à portée de main, elle avait l’air moins enfantin.

    « Enfin, j’espère ! » songea-t-elle. Le dernier problème à régler, c’était Alya. Elle ne pouvait risquer de la voir se faire tuer. Le seul moyen de la protéger, c’était de la garder toujours auprès d’elle… Lorsque la jeune fille s’approcha d’elle avec un collier et une laisse en cuir, la panthère gronda et recula.

    - Allez, Alya ! Viens ! pria-t-elle. S’il te plaît, c’est pour qu’il ne t’arrive rien !

      Méfiante, la panthère observa sa maîtresse quelques instants avant de décider de lui faire confiance. Lorsque la jeune fille attacha le collier autour de son cou, elle cracha puis la regarda longuement avec ses grands yeux verts avant de se frotter contre ses jambes.  Estelle sourit. Alsved hennit de contentement, comprenant qu’un voyage se préparait.

      La jeune fille enfourcha sa monture, tout en gardant dans sa main la laisse de la panthère. Dès que le cheval commença à avancer, celle-ci aligna ses foulées sur celles d’Alsved.

      Le seul point de départ pour ses recherches était la cité de Jolande. Estelle chevaucha toute la matinée, jusqu’à la colline qui dominait la plaine où les arkaniens avaient vaincu. La ville brillait au soleil malgré la couleur de ses pierres noires. Pourtant, un phénomène étrange apparut sous ses yeux : une caravane d’une bonne centaine de cavaliers apparut à l’autre bout du plateau, entièrement recouverte d’ombre. Estelle tressaillit en fixant le ciel, il n’y avait aucun nuage. Elle resta figée à l’abri des arbres, regardant s’avancer la colonne de cavaliers et de litières entourée d’ombre. Lorsque le dernier cheval eut franchi la porte, la cité entière se trouva comme privée de soleil. Puis, l’impression disparut.

      Estelle cligna des yeux, plus tout à fait sûre de ne pas avoir rêvé. Elle vérifia que son aura était toujours dissimulée par sa volonté.

    - Je crois que Karystean avait raison. Branag n’a jamais disparu. Allez, viens Alya ! Nous devons aller voir ce qui se passe là-dedans. Peut-être Mikalyas est-il dans la cité ? »

      L’esprit aux aguets, Estelle s’approcha de la porte de la cité de Jolande au pas. De nombreux marchands et pèlerins entraient et sortaient de la ville sous le contrôle discret de gardes en uniforme sombre. En rejoignant la route, elle ordonna à la panthère de rester tout près d’elle avant de franchir la porte des remparts. Un frisson la parcourut comme si la lumière du soleil pâlissait. Elle eut l’impression que quelqu’un avait intercalé un voile serré entre l’astre lumineux et la ville, réduisant fortement l’intensité de sa lumière. Ce sentiment disparut aussi vite qu’il était venu.

    - Holà, étranger ! Arrête-toi !

      Elle sursauta et tira sur les rênes d’Alsved. Deux des gardes vêtus de noir lui barraient le chemin. Ils regardaient la panthère d’un air méfiant.

    - Que viens-tu faire ici avec ce monstre ?

    - Ce n’est pas un monstre ! rétorqua-t-elle d’une voix claire et déterminée. Tout en parlant, elle rejeta sa capuche en arrière et les deux soldats sursautèrent.

    - Tu es une femme ?

    - Ma panthère est apprivoisée. Elle ne mord pas, sauf si quelqu’un veut s’en prendre à moi, évidemment !

      Les deux hommes échangèrent un regard.

    - Tu es bien étrangement vêtue, et fortement armée, pour une femme ! D’où viens-tu ?

    - Du nord. Je ne fais que passer dans cette ville. Je viens acheter quelques objets qui me seront utiles dans mon voyage vers l’ouest. Je peux entrer ?

    - Bon, vas-y ! Mais on te garde à l’œil. Si tu causes le moindre problème, on te conduira devant le nouvel intendant de la ville. Il s’occupera de ton cas.

    - Qui est-il ?

    - Enyales de Rodis. Il a pris son poste aujourd’hui, sous les ordres de notre seigneur.

      La jeune fille maîtrisa sa surprise. Elle accueillit la nouvelle d’un air indifférent.

    - À priori, je n’ai aucune chance d’avoir à le rencontrer. Pourriez-vous m’indiquer la où se trouve le marché ?

      Les hommes lui indiquèrent la direction à suivre, et elle avança, consciente que tous les regards étaient fixés sur sa panthère. Elle attacha Alsved à l’endroit réservé, jetant discrètement un sort pour que personne n’essaye de le voler. L’air naturel, elle marcha jusqu’à la grande place, où tous les marchands avaient installé leurs étalages bariolés. Des dizaines d’odeurs différentes parvinrent à ses narines : pain frais, épices odorantes, herbes aromatiques, odeurs de cuir et de forge… Malgré la foule qui baguenaudait, un cercle s’était fait autour d’elle. Elle n’avait pas songé qu’Alya attirerait l’attention sur elle. Elle se sentait observée par des dizaines d’yeux inquiets. Elle avait peur que l’intendant la fasse convoquer. Tout en réfléchissant, elle observait la cité. Celle-ci était fortement surveillée. Dans chaque rue, il y avait au moins deux soldats en armes, et manifestement, les remparts étaient aussi bien gardés.

    - Il y a beaucoup de soldats dans cette ville ! remarqua-t-elle devant le boulanger qui lui emballait deux gâteaux de miel.

    - C’est pour protéger notre seigneur, jeune damoiselle. Il vient juste de rentrer d’un long voyage avec son héritier.

    - Il me semblait, lorsque j’étais enfant, que la cité était le fief d’un baron…

    - Le baron de Jolande, vous voulez dire ! Il est mort il y a trois ans, pendant la guerre contre les arkaniens.

    - Le prince Arnald n’a pas pris le contrôle de la cité ?

    - Non. Jolande avait enfermé dans ses geôles et fait torturer un de ses vassaux, le seigneur d’Andral. C’est à lui que le prince arkanien a confié notre ville. Il est revenu aujourd’hui, avec son fils, Mikalyas d’Andral. Ils étaient partis en exploration dans le Sud. »

      Estelle dut faire appel à toute sa détermination pour réussir à cacher sa surprise. Mikalyas ! Impossible que ce soit une coïncidence ! Andral était sûrement le nouvel avatar de Branag.

    - Merci de vos explications ! fit-elle. Gardez la monnaie !

      Elle s’éloigna, se doutant que poser plus de questions la rendrait suspecte. Après avoir acheté un nouveau carquois et des flèches, elle continua à flâner du côté des artisans, admirant des sculptures en bois, des flacons de verre coloré…

    - Holà ! Belle étrangère ! Quels beaux cheveux flamboyants ! Il te faut absolument un bijou de chez Vanek ! Je sais ce qu’il te faut ! Un rubis ! Regarde celui-ci ! Il est magnifique !

      Estelle sourit au joailler gouailleur qui l’interpelait. Elle se pencha vers la pierre qu’il lui montrait, mais secoua la tête.

    - Très beau, en effet. Mais avec mes yeux, il vaudrait mieux des émeraudes, non ?

      Le marchand sursauta.

    - Non ! Non ! Pas d’émeraudes !

      Estelle fronça les sourcils.

    - Tu n’en as pas ? Ah ! Si ! Tu n’en as qu’une mais fort jolie ! J’adore ce bandeau ! Me permets-tu de l’essayer ?

      Sans attendre sa réponse, elle tendit la main et ceignit le bijou sur son front. Un rayon de soleil traversa la pierre, accentuant son éclat smaragdin.

    - Rends-moi ça immédiatement ! hurla-t-il en agrippant son bras. Surprise, la jeune fille lâcha le bijou qui roula à terre.

    - Eh ! Je ne vais pas te le voler ! J’ai de quoi te payer !

      Lorsqu’elle se baissa pour ramasser la pierre, elle se retrouva nez à nez avec un regard identique au sien. Elle réprima un mouvement de recul, acceptant la main que l’inconnu lui tendait pour l’aider à se relever.

    - C’est pas de ma faute, seigneur Mikalyas ! C’est pas de ma faute ! geignit le marchand, terrorisé. C’est elle qui a voulu la prendre ! Je n’ai pas pu l’en empêcher !

      La jeune fille dévisagea l’homme qui lui faisait face. Il était très grand, blond comme son père. Les yeux verts qu’ils avaient hérité de leur mère étincelaient de colère froide. Il se tourna vers le joailler qui tremblait pour lui asséner un terrible coup au visage.

    - Tu es un animal stupide, Vanek ! fit-il d’une voix cassante. Incapable de discernement ! Je me chargerai de toi plus tard !

    - Non, seigneur ! »

      Interloquée, Estelle baissa les yeux.

    - Monseigneur, s’il y a faute, elle est sans doute de ma part et non de la sienne. J’ignorais qu’il y eut un tabou concernant les émeraudes. Je n’ai pas tenu compte de ses protestations.

      Mikalyas eut un sourire froid.

    - Damoiselle inconnue, ce rustre sera donc épargné puisque vous prenez sa défense. Je ne le tuerai point, il se contentera de quelques coups de fouet. Quant à l’émeraude, vous aviez raison, c’est ce qui va le mieux avec la couleur de vos yeux. Permettez-moi de vous l’offrir.

      Estelle osa le regarder en face. Ce qu’elle lut dans les yeux de son frère la bouleversa. Il n’y avait pas la moindre lueur d’émotion, simplement une immense soif de pouvoir et de possession. Il ne la reconnaissait pas.

    - Prenez-la ! insista-t-il, autoritaire. Elle tendit une main tremblante.

    - Quel est votre nom ? continua-t-il, sans la quitter des yeux.

    - Erin des Saules, inventa-t-elle très vite.

    - Erin… Vous êtes mon invitée à la table du seigneur de la cité, mon père.

      Estelle recula. Il fallait à tout prix qu’elle se sorte de ce piège. Enyales de Rodis allait la reconnaître. Branag saurait qui elle était. Il comprendrait qu’elle était une sorcière, et…

    - Je suis navrée, monseigneur, mais je ne peux pas accepter votre invitation… Je dois encore accomplir un long voyage et…

      Il eut un sourire narquois en l’attrapant par l’épaule pour l’attirer contre lui. Il souleva son menton en approchant sa bouche tout contre l’oreille de la jeune fille. Son souffle tiède la fit frissonner.

    - Je me suis sans doute mal exprimé, Erin ! Je veux que tu viennes avec moi. Tu vas me suivre, que tu le veuilles ou non !

    - Alya ! » cria Estelle.

      La panthère sauta sur Mikalyas et le renversa. Profitant de la panique, Estelle attrapa sa laisse en se mettant à courir vers l’endroit où elle avait attaché Alsved. D’un geste magique, elle dénoua sa longe et bondit en selle.

    - Yaaaah ! cria-t-elle en lançant l’étalon au galop. Sans tenir compte des cris des soldats, elle fonça droit vers la porte, en prenant soin de protéger Alya et Alsved du même sort qui l’avait protégée de l’eau la veille. Elle réussit à quitter la ville, mais Mikalyas s’était lancé à sa poursuite. Un coup d’œil en arrière lui prouva qu’il appréciait fortement l’idée de la poursuivre. Son cheval semblait plus rapide qu’Alsved, qui était lourdement chargé. Elle continua à pousser l’étalon jusqu’à ce qu’ils soient hors de vue de la cité. À l’orée de la forêt du Nord, elle tira sur les rênes d’Alsved, pour lui faire faire volte-face. Mikalyas arrêta sa monture à sa hauteur, l’air amusé. Mais son regard flamboyait de colère. Il avait une arbalète de poing, braquée sur le félin. La sorcière créa un bouclier protecteur autour de sa panthère.

    - À quoi tu joues, Erin ? Tu aimes te faire donner la chasse ? Maintenant que je t’ai capturée, tu vas être mon esclave, sais-tu ?

      Alya gronda et se prépara à bondir, mais Estelle l’arrêta d’un geste de la main tandis que son frère se raidissait.

    - Non, Alya !

      Il la déshabilla du regard en mettant pied à terre.

    - Maintenant, descends de ta monture et attache ta bête, si tu ne veux pas que je la tue. Tu m’as bien allumé, rouquine. Je n’aime pas attendre.

      Tout en le fixant droit dans les yeux, Estelle entreprit de sonder son esprit. Elle détestait faire cela, elle avait l’impression de profaner l’intimité de quelqu’un. Mais ce qu’elle trouva dans les pensées de son frère la fit pâlir.

    - Vous n’êtes plus Mikalyas des Brumes ! lança-t-elle, tandis que les larmes roulaient sur ses joues. Vous êtes devenu un monstre !

      Elle fit un geste brusque. L’homme lâcha son arme, brûlé par le sort. Alya poussa un feulement furieux qu’Estelle amplifia. Le cheval de Mikalyas s’emballa, fou de terreur. Estelle lança Alsved dans la forêt, s’éloignant le plus vite possible, sous les imprécations de cet inconnu qui avait été son frère.


  • Commentaires

    1
    Lundi 21 Mars 2016 à 18:18

    Aaaaaaargh ! Mais c'est immonde ces pensées incestueuses ! Qu'est-ce que tu nous fais ! cry Quelle horreur *ne va jamais s'en remettre, beurk, beurk, beurk !*

    Bon je lis vite la suite...

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :