•   Les premiers rayons de soleil pointaient à l’horizon lorsque le chevalier de Mandaly ouvrit les yeux. De l’autre côté du feu, Estelle dormait encore.

    - Pas de ça, Mikalyas ! murmura-t-il.

      Le jeune homme blond était en train de se débattre dans ses liens, essayant de les arracher.

    - Lorsque Branag nous retrouvera, je… Je t’écorcherai vif !

    - Charmante attention ! ricana Cœlian. Puisque nous sommes entre nous, sache simplement, que si tu n’étais pas le frère d’Estelle sous l’influence d’un détestable sorcier, je t’aurai déjà supprimé sans fioriture pour ce que tu lui as fait subir !

      Haussant les épaules, il se détourna pour rallumer le feu tandis que la jeune fille se réveillait. Il la regarda s’étirer, résistant à grand peine à l’envie de l’embrasser. Non, il était en colère contre elle.

    - Bonjour, sorcière !

    - Bonjour, Cœlian ! Je vais t’aider !

      Cœlian secoua la tête.

    - Il n’en est pas question ! Depuis une semaine tu sers d’esclave à ton frère, alors tu peux te reposer un peu.

      Estelle resta assise, regardant le chevalier préparer un repas frugal. À sa grande surprise, il détacha les bras de Mikalyas pour lui permettre de se nourrir.

    - Je garde un œil sur toi, Mikalyas. Alors ne fais pas le malin ! Alya ? Tu le surveilles ?

      Estelle eut un sursaut d’étonnement en voyant la panthère venir se coucher juste devant Mikalyas.

    - Elle t’obéit maintenant ?

    - C’est mon charme naturel !

      Ils mangèrent en silence. Estelle était troublée par l’assurance de son compagnon. Elle ne comprenait pas très bien ce qui s’était passé. Elle constatait juste qu’il détenait désormais un pouvoir différent du sien, tout aussi important, grâce auquel il avait pris la direction des événements.

    - Que devons-nous faire maintenant, Cœlian ?

    - Comment ? Tu t’intéresses à mon avis ? Je croyais que c’était toi qui prenais les décisions de manière unilatérale ?

      Elle baissa la tête.

    - Tu es vraiment en colère contre moi… À raison car je n’ai rien appris auprès de Branag. Nous devons absolument aller à la Cité Perdue. Mais j’ignore toujours où elle se trouve.

      Le sourire moqueur réapparut sur les lèvres du chevalier. Il sortit de sa sacoche un vieux grimoire relié de cuir teinté de vert.

    - Voilà une des choses que j’ai trouvées dans mon exil forcé à Koralia. Je te l’offre. Regarde à la sixième page.

      Perplexe, la jeune sorcière prit l’ouvrage avec respect. Elle écarquilla les yeux en lisant l’introduction.

    - Mais… C’est…

    - Un écrit de ton père, acquiesça Cœlian.

      La jeune fille émue se plongea dans sa lecture. Cœlian détourna le regard en voyant les larmes qui perlaient au bout de ses cils.

    - La Cité Perdue et celle de Fyst ne font qu’une ! s’exclama-t-elle soudain. C’est là que nous devons aller pour trouver Lauréan.

      Elle voulut continuer à lire, mais Cœlian s’empara du recueil.

    - Rends-le moi, Cœlian ! supplia-t-elle.

    - Non, Estelle. Le reste n’est pas utile pour l’instant. Ce que contiennent ces pages nous ferait perdre du temps. Il faut rejoindre Fyst au plus vite !

      Mikalyas éclata de rire.

    - Vous n’entrerez pas dans cette cité ! lança-t-il, sarcastique. On ne vous laissera pas passer, sans ordre de ma part, ou de celle de mon père ! Fyst a été reconstruite en secret, c’est notre base arrière !

    - Il faut décider de ce que nous allons faire de ton… de ton frère, ajouta Cœlian, sans lui répondre. Moi, je pense qu’il serait très bien dans la cellule avec Enyales de Rodis. S’il était hors de ma vue, je ne serais pas sans arrêt obligé de me répéter qu’il est ton frère pour m’empêcher de le tuer !

      Estelle regarda au loin.

    - Cœlian, j’ai peut-être une idée, mais… Elle me répugne un peu…

    - Dis toujours !

    - Si je prenais le contrôle du corps de mon frère…

      Cœlian tressaillit.

    - Prendre le contrôle de Mikalyas ? Comment ?

    - De cette manière !

      Cœlian observa la jeune fille, puis Mikalyas. Celui-ci se débattait dans ses liens, manifestement terrorisé par ce qu’il avait entendu. Soudain, il cessa tout mouvement. Ses muscles se relâchèrent. Il cligna mécaniquement des yeux, puis secoua la tête. Rapidement les mouvements devinrent fluides, quasiment naturels. Le jeune homme sourit.

    - Ne fais pas cette tête-là, Coelian ! s’exclama-t-il tandis que le chevalier de Mandaly écarquillait les yeux. Tu vois, il dit et fait exactement ce que je veux ! C’est comme une marionnette.

    - Impressionnant ! Tu es effrayante, petite sorcière, le sais-tu ? Tu peux aussi le faire se mouvoir ?

      Estelle lui fit hocher la tête avant de se retirer de l’esprit de son frère. Immédiatement, les traits du jeune homme se déformèrent de rage. Il se mit à hurler.

    - Tu me paieras ça, garce ! Je te le ferai regretter ! Tu m’imploreras, mais ton châtiment sera sans fin !

    - Tais-toi, Mikalyas ! coupa Cœlian. Estelle, Andral était presque à Koralia. Nous n’avons pas de temps à perdre.

      En quelques minutes, ils avaient rassemblés leurs affaires. Tandis qu’il harnachait leurs montures, Estelle se mit à ramasser quelques plantes.

    - Tu n’auras pas besoin de ça. Tu t’occupes de contrôler ton frère, je nous transporte là où il faut !

    - Mais…

    - Il n’y a pas de mais ! À Koralia, j’ai rencontré ton amie Lyanis. Elle m’a révélé certaines choses fort intéressantes à mon propos. La seule chose que tu as à savoir actuellement, c’est que je suis capable de nous emmener tous à Fyst.

      Mikalyas se débattit, mais sans écouter ses protestations, Cœlian le jeta en travers de la selle d’Alsved, avant d’inviter la jeune fille à grimper en croupe derrière lui sur Morvack.

    - C’est parti ! lança-t-il.

      Estelle s’accrocha à la taille du chevalier. Elle posa sa joue contre son dos, respirant son odeur familière. Ce contact qu’il lui refusait depuis la veille lui manquait terriblement.

    « Je t’aime, Cœlian ! souffla-t-elle.

    - Je suis toujours en colère contre toi ! rétorqua-t-il en se raidissant.

      Elle ferma les yeux. Une sensation de vertige s’empara brusquement d’elle. Lorsqu’elle les rouvrit, ils étaient sur une colline surplombant une plaine qui semblait vide au premier abord. Elle sentit une onde de magie émaner de Cœlian. L’air se mit à trembler comme sous l’effet d’une chaleur intense. La cité de Fyst apparut devant eux, l’illusion qui la masquait se dissipant progressivement.

    - Tu es donc un sorcier, toi aussi ! Pourquoi me l’avoir caché ?

    - Non. Je ne suis pas un sorcier. Imagine-toi que je n’avais aucune idée de ces… intéressantes possibilités avant d’être expédié à Koralia contre ma volonté !

      Estelle baissa la tête sous le reproche.

    - Nous discuterons de tout ça plus tard, lorsque nous aurons trouvé ce Lauréan ! Occupe-toi de ton frère.

    - Non ! hurla Mikalyas en voyant sa sœur se tourner vers lui, le regard lointain.

      Le cri s’interrompit brusquement. Estelle hocha la tête.

    - Tu peux le détacher, Cœlian. Je le contrôle.

      Le chevalier s’exécuta. Il regarda avec un peu de dégoût le jeune homme blond enfourcher Asveld. Estelle grimpa en croupe derrière lui, redoutant une rebuffade de son compagnon si elle se hasardait à le toucher une fois de plus.

    - Allons-y ! lança la voix froide de Mikalyas.

      Les trois cavaliers, suivis de la panthère avancèrent calmement vers la Cité Perdue. Manifestement, Mikalyas n’avait pas menti. Les remparts de la ville étaient fermés. De nombreux soldats en arme patrouillaient devant les portes.

      Estelle se blottit plus près de son frère comme ils arrêtaient leurs montures devant la grande porte.

    - Holà, étrangers ! lança un lieutenant à l’uniforme sombre. Passez votre chemin, il n’y a rien à voir !

      Estelle inspira profondément.

    - Ouvrez immédiatement ! cria Mikalyas. Je veux entrer dans la cité. Je suis envoyé par mon père ! Je suis le fils du prince d’Andral !

    - Seigneur Mikalyas ?

    - Par tous les diables, comment aurais-je pu voir au-delà du sortilège sinon ! Dépêchez-vous d’ouvrir cette porte ! Je suis pressé de rejoindre mes appartements avec mes nouveaux compagnons !

      Il y eut une discussion âpre avant que les lourdes portes de bronze tournent enfin sur leurs gonds.

    - Dépêchez-vous un peu ! répéta Mikalyas.

      L’air hautain, il franchit les portes. Ils ne prononcèrent plus un seul mot tant qu’ils ne furent pas à l’intérieur du palais qui dominait un peu la ville.

    - À ton avis, Cœlian ? Où allons-nous trouver un dragon ici ?

      Le chevalier de Mandaly secoua la tête.

    - Sans doute dans un sous-sol quelconque. Ton frère connaît-il la topologie de cet endroit lugubre ?

      Estelle se figea. Il comprit qu’elle avait beaucoup de mal à faire les deux choses à la fois.

    - Il ne sait rien ! fit-elle. Il n’a jamais eu le droit d’entrer dans la tour Nord. Personne n’y est jamais entré non plus. Aucun serviteur, aucune femme.

      Un sourire diabolique fleurit sur les lèvres du chevalier.

    - Alors, nous allons y faire un petit tour !

      Devant la grande tour noire, Estelle fut parcourue par un frisson d’angoisse, assaillie par une vague de magie noire latente. Cœlian ressentit son malaise en écho. Il essaya de lui insuffler un peu de courage.

    - La porte est fermée ! constata-t-il. Tu restes là ?

      Sans attendre sa réponse, il disparut dans un éclair bleu. En l’attendant, Estelle observa son frère assujetti à sa volonté avec un peu de tristesse. Dans sa tête, elle entendait ses imprécations rageuses.

    - Je t’en prie, Mikalyas ! émit-elle directement à son esprit. Ne t’énerve pas ! Je fais ça pour sauver ton âme !

      Devant elle, la porte grinça de lugubre manière. Elle tourna lentement sur ses gonds. Derrière, Cœlian l’accueillit d’un sourire amusé.

    - Bienvenue belle dame, dans le royaume des ténèbres. Votre marionnette sera également bien reçue.

    - Qu’y a-t-il là-dedans ?

    - Des livres, des fioles, beaucoup de poussière, une forte odeur de rance et de moisi… Un escalier qui semble descendre vers les entrailles de la terre !

    - Alors, allons-y !

    - Attends ! Nous n’avons plus besoin de ton frère ! Ce boulet va nous encombrer. Je vais le ligoter pour l’envoyer à Kendal…

    - Non ! coupa Estelle. Je t’en prie, laissons-le ici. Peut-être le dragon pourra-t-il le sauver ?

      Il leva les yeux au ciel en attachant le jeune homme qui se laissait faire sans bouger. Lorsqu’il l’eut également bâillonné, la sorcière relâcha son emprise. Immédiatement le regard vert de Mikalyas devint noir de rage. La jeune fille évita ce regard accusateur, le cœur serré.

    - Jamais plus je ne ferai une chose pareille ! murmura-t-elle. C’est trop horrible !

    - En effet, être manipulé contre son gré est terriblement déplaisant ! acquiesça Mandaly avec froideur.

      Mortifiée, Estelle le suivit dans le grand escalier sans répondre.

      Ils descendirent pendant un certain temps dans une luminosité pâle et incertaine. Estelle suivait Cœlian, mais son angoisse devint si forte qu’elle éprouva le besoin lancinant de se rapprocher de lui. Elle n’y céda pas, prévoyant trop bien quelle serait sa réaction.

    - Ça ne va pas, petite sorcière ?

    - Je ne sais pas… J’ai du mal à raisonner dans ces ténèbres. Ne trouves-tu pas qu’il fait de plus en plus chaud ?

      Cœlian fronça les sourcils. Il prit conscience de ses cheveux collés sur son front et contre sa nuque par la transpiration.  Quelques instants plus tard, ils débouchèrent dans une immense grotte, baignée dans une lueur étrange dont le coloris semblait incertain, entre le blanc opalescent et le bleu turquoise. Après l’obscurité de l’escalier étroit, tout cet espace lumineux leur donna une brutale impression de vertige. L’atmosphère chargée d’humidité nimbait de petites gouttes tout ce qui se trouvait dans la grotte. Rapidement, les vêtements et les cheveux des deux intrus furent recouverts de cette rosée irisée.

    - Comme cet endroit est beau ! souffla Estelle.

    - Moi qui croyais que les sorciers maléfiques se complaisaient dans des antres sombres et effrayants !

      La sorcière frissonna en regardant tout autour d’elle.

    - Mais cet endroit est aussi terrifiant, Cœlian ! L’air est plein de douleur, d’angoisse et de rage contenue !

    - Je ne ressens rien de tel pour l’instant. Cherchons ce dragon, si tant est qu’il existe vraiment…

      Ils avancèrent de quelques pas sur les rochers.

    - C’est vraiment magnifique ! Regarde, Cœlian !

      Fasciné par le grand lac souterrain aux reflets étincelants, Cœlian ne répondit pas. Il n’avait jamais vu un tel endroit. Pourtant, les impressions décrites par Estelle un peu plus tôt l’assaillirent à son tour. Il se sentit traversé par un sentiment de solitude terrifiant, puis il eut froid, tandis qu’une grande tristesse l’envahissait.

    - Tu avais raison. Il y a bien quelqu’un qui souffre ici !

      Ils avancèrent doucement vers la zone d’ombre d’où semblaient émaner les impressions qui les troublaient. Un rugissement violent les fit reculer de quelques pas.

    - Branag, chien maudit ! Viens-tu encore une fois te repaître de ma souffrance ? Jamais je ne te céderai !

      La voix de baryton résonna avec force sous les cavités creusées dans la roche. Estelle se mit à trembler.

    - Lauréan ? appela-t-elle. Est-ce vous ?

      Un cliquetis métallique se fit entendre derrière le rocher.

    - Qui est là ?

    - Je me nomme Cœlian de Mandaly ! lança le chevalier. Je suis accompagné de ma femme Estelle de Mandaly.

      La jeune fille haussa un sourcil interrogatif mais le regard impérieux de Cœlian la dissuada de rien dire.

    - Qu’êtes-vous venus faire ici ?

    - Nous sommes à la recherche du dragon Lauréan. Il est le seul à pouvoir nous aider. Branag a décidé d’envahir les royaumes de la surface.

    - Je ne peux rien faire pour vous ! Je suis moi-même prisonnier de Branag. »

      Les deux humains contournèrent le monticule rocheux qui dissimulait Lauréan à leurs yeux.

      Allongé sur le sol, enchaîné par d’énormes maillons d’acier aux parois de la grotte, le dragon gisait sur le flanc. La gigantesque créature devait bien mesurer une dizaine de mètres de longueur pour trois mètres de hauteur. Ses grandes ailes vert sombre étaient repliées sur le côté. Ses écailles opalines luisaient tristement. Un énorme casque métallique dissimulait ses yeux. Cœlian comprit qu’il était réduit à l’impuissance par les ondes maléfiques qui émanaient de ce couvre-chef.

    - Vous êtes bien Lauréan, n’est-ce pas ? demanda Cœlian.

    - Vous me cherchez, donc quelqu’un vous a envoyé à moi ! Qui ?

    - Une prophétesse du nom de Lyanis…

    - Elle est vivante ! Où est-elle ? coupa brusquement le dragon.

    - Elle est enfermée par un maléfice dans une grotte des montagnes du Nord.

    - Je connais cette grotte !

      L’animal fabuleux déploya ses ailes pour tenter de s’envoler mais les chaînes l’empêchèrent de se redresser complètement. Il lutta quelques instants avant de retomber, abattu.

    - J’étais le plus puissant des princes Yphastes ! Maintenant, je ne suis qu’un reptile visqueux, condamné à rester enchaîné, incapable de la retrouver !

    - Il doit bien y avoir un moyen pour vous libérer ? murmura la jeune femme, bouleversée par le désespoir de Lauréan.

      Le dragon leva la tête, humant l’air dans la direction d’Estelle.

    - Je sens de la magie… Oui, il y a une sorcière près de moi !

    - J’en suis une, Lauréan, acquiesça-t-elle.

    - Alors, tout n’est pas perdu ! La voix grave se teinta d’espoir. Ce maudit masque me réduit à l’impuissance depuis presque neuf cents ans !

    - Vous êtes ici depuis neuf siècles ? s’exclama Cœlian horrifié.

    - Il y a exactement huit cent quatre-vingt treize ans deux mois et huit jours que Branag m’a enfermé ici, aidé par son disciple dévoué, Sandrun des Brumes.

      Cœlian se mordit les lèvres. Il espérait bien éviter ce moment. Estelle pressa ses mains contre sa bouche.

    - Non ! Ce n’est pas possible ! Vous mentez !

    - Qui es-tu, sorcière, pour mettre en doute mes paroles ?

    - Je suis la fille de Sandrun ! »

      L’Yphaste rugit avec une telle force que la jeune fille recula de quelques pas, terrorisée. Cœlian, lui, ne bougea pas.

    - Lauréan ! Par pitié, calmez-vous ! Je ne peux pas vous libérer seul, vous avez besoin d’Estelle. Sandrun des Brumes a été trompé par Branag ! J’ai lu son grimoire que j’ai trouvé à Koralia. Suite à un maléfice d’illusion, il croyait vous prêter main-forte lorsqu’il a prononcé les incantations qui ont permis à ce monstre de vous enfermer ici. À son retour, Branag a tué Sandrun et sa femme, enlevé son fils. Estelle n’a survécu que parce que son père l’a protégée de son sang.

      Lauréan se calma instantanément.

    - Il est mort ? Fille de Sandrun, tu es toujours là ?

    - Je suis là, Lauréan, répondit-elle dans un sanglot.

    - J’ai besoin de toi pour la première étape de ma libération. Il te faut une émeraude.

    - Mais je n’en ai pas, Lauréan ! Branag les a toutes réquisitionnées…

    - Tu te trompes, Estelle. Souviens-toi de celle que tu m’as donnée !

      Cœlian lui lança la pierre précieuse qu’il conservait jalousement à sa ceinture.

    - Alors, c’est parfait ! Sorcière, tu dois mettre l’émeraude sur le casque. Ensuite tu prononceras les paroles du rituel de libération.

      Estelle se les remémora mentalement.

    - Ce simple rituel ?

    - Vu que je n’ai pas accès à la magie, n’importe quel sort suffit à me bloquer.

      Lauréan posa sa tête sur le sol. Estelle retint son souffle en s’approchant de son mufle. Entre les faux yeux du casque, elle déposa la pierre précieuse dans une petite alvéole. Aussitôt, une lueur aveuglante émana de l’objet. Cœlian força Estelle à reculer. Malgré son angoisse, elle prononça à haute voix les paroles du rituel. Au dernier mot, le masque vola en éclat. Cœlian généra une barrière magique pour les protéger des morceaux métalliques qui jaillissaient.

    - Mais vous n’êtes que des enfants ! lança le dragon étonné en recouvrant la vue pour la première fois depuis presqu’un millénaire.

      Ses yeux rouges brillaient dans la pénombre. Estelle détourna le regard, essayant de lutter contre l’esprit qui envahissait le sien. Cœlian réagit instinctivement. Il mit en place le bouclier mental que lui avait enseigné Lyanis. Estelle se sentit tout de suite mieux. Lauréan observa le couple devant lui.

    - Très intéressant ! murmura-t-il. Il y a peu de temps que tu es une sorcière ! Et toi ? Tu es son ange gardien, n’est-ce pas ?

      Estelle écarquilla les yeux. Lorsque Cœlian l’avait incitée à lire dans son esprit, elle avait rencontré ce concept, sans le comprendre littéralement. Pour elle, c’était une façon de parler.

    - Tu es quoi ? répéta-t-elle.

    - C’est vraiment le comble ! ricana l’Yphaste. Des gamins qui ne savent même pas ce qu’ils sont ! Branag vieillit, décidément.

      Cœlian se fâcha.

    - Il est vrai que je ne connais ma condition d’ange que depuis quelques jours, mais ça ne vous permet pas de vous moquer de nous ! Nous n’avons pas de temps à perdre en bavardages ! Branag est à deux jours de marche de Koralia. Il faut vous libérer complètement, si possible désenvoûter le frère d’Estelle, empêcher un massacre et sauver l’Arkanie !

      Le dragon partit dans un tonitruant éclat de rire qui résonna, amplifié par l’écho. Cœlian ne put réprimer un sourire tant il était communicatif.

    - Vous êtes vraiment très jeunes ! Après presque deux mille ans d’existence, je ne me soucie pas d’une journée ! Il ne suffira pas de me libérer pour débarrasser Mystia de Branag…

    - Commençons déjà par là ! Que devons-nous faire ?

    - Il ne reste plus qu’à détacher les chaînes d’acier qui m’immobilisent. Branag a fait en sorte que la magie soit impuissante !

    - Mettons-nous au travail alors !

      Les deux jeunes gens travaillèrent pendant plusieurs heures, attaquant les énormes maillons de fer avec des outils que Cœlian était allé voler dans la cité. Lorsque le dernier lien céda, Estelle se laissa glisser au sol, épuisée.

      Lauréan poussa un rugissement de plaisir. D’un bond gigantesque, il plongea dans le lac souterrain. Cœlian faillit le suivre, puis il se ravisa. Si le dragon décidait de partir, il ne pourrait pas l’en empêcher. Il se laissa tomber à côté de la jeune sorcière.

    - Où est-il ? demanda-t-elle sans ouvrir les yeux.

    - Je ne sais pas.

      Elle semblait si fragile, vidée de toutes ses forces. Cœlian ne put plus résister. Il se pencha vers elle, pour dégager son front des mèches collées par la sueur et la poussière.

    - Je t’en prie, explique-moi.

      Il comprit tout de suite de quoi elle parlait.

    - Il paraît que je suis un démon responsable d’une sorcière. Je suis ton ange gardien. Si j’ai bien compris, j’ai un certain nombre de pouvoirs défensifs. Si je le décide, je suis imperméable aux pouvoirs des sorciers. Je peux protéger les autres de ces pouvoirs, dans une certaine limite. C’est comme ça que je t’ai libérée de Branag ou que j’ai empêché le dragon de fouiller ton esprit sans ta permission.

    - Et Mikalyas ?

    - Pour lui, j’ai essayé, mais je n’y suis pas parvenu.

      Estelle se mit à pleurer doucement.

    - Pardonne-moi, Cœlian.

      Le chevalier sentit les restes de sa colère fondre comme neige au soleil. Il effleura sa joue de ses lèvres.

    - Je n’ai rien à te pardonner, Estelle. Si tu n’avais pas agi comme tu l’as fait, je n’aurais pas rencontré cette Lyanis, je n’aurais pas appris à te protéger. La Cité Lumineuse aurait été détruite. Malgré ce que tu as dû souffrir, je dois reconnaître que tu as fait le bon choix.

    - Mais nous aurions dû en discuter ensemble !

    - Je ne suis pas sûr que je me serais rendu à tes arguments… As-tu envie de te baigner ? murmura-t-il.

      Elle lui jeta un coup d’œil interloqué. Sans attendre sa permission, il se débarrassa de tous ses vêtements, fit de même pour elle et la souleva dans ses bras. Ils sentirent une bienfaisante énergie envahir leurs corps au contact de l’eau tiède. Ils nagèrent un long moment dans le lac souterrain. Estelle sortit de l’eau la première. Elle s’assit sur un rocher plat. Elle observa son ange qui revenait vers elle. Le regard bleu étincelant plein de promesses l’envoûtait. Lorsqu’il l’attira contre lui, elle ne résista pas. Il l’embrassa longuement avant de murmurer à son oreille.

    - Je t’aime tellement, mon Estelle. J’ai eu si peur de te perdre lorsque tu t’es livrée à lui… Je ne voudrais pas avoir à te survivre… »

      Cette phrase fut comme un électrochoc pour Estelle. Elle prit sa décision.

    - Je t’aime ! souffla-t-elle avant de se laisser entraîner dans un tourbillon de plaisir.

     


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  •   Les deux jeunes gens émergèrent du sommeil, blottis l’un contre l’autre, réveillés par un éclat de rire. Devant eux, sur le lac, le dragon Lauréan nageait vers eux.

    - Bonjour les enfants ! lança-t-il. Je vois que la nuit a été bonne.

      Malgré leur gêne, Cœlian et Estelle retinrent leur souffle tellement il paraissait majestueux.

    - Bonjour Lauréan ! Je suis heureux de vous revoir. J’avoue avoir cru que vous nous aviez laissés tomber, glissa perfidement Cœlian.

      L’Yphaste accueillit la pique d’un hochement de tête amusé.

    - Je l’avais bien cherché ! Mais, sachez, enfants impétueux, que je suis loyal. Je vous aiderai dans votre combat.

    - Où étiez-vous, Lauréan ? insista-t-il.

    - Décidément, tu es aussi curieux qu’un gamin ! Je suis allé prendre des nouvelles de quelqu’un qui m’est aussi cher que l’est Estelle pour toi. Elle aussi est prisonnière. Mais contrairement à moi, son esprit pouvait voyager. Vous allez pouvoir la libérer.

    - Que faites-vous de la guerre initiée par Branag ? protesta Cœlian. Le désastre est imminent à Koralia ! Malgré tout son courage et la loyauté qu’il inspire à ses vassaux, Arnald ne pourra rien contre la magie maléfique que Branag a utilisée à la Cité Lumineuse. Il ne résistera pas longtemps.

    - Peut-être, chevalier ange gardien, mais si nous échouons, elle restera à jamais captive de sa grotte ! Tandis qu’en la libérant, nous ne perdrons pas beaucoup de temps. Elle aussi sera sauvée !

    - Il n’y a pas d’hésitation ! Où est-elle ? demanda Estelle qui se doutait de la réponse.

    - Coincée dans les montagnes du Nord. J’ai rompu le sortilège d’isolement du temps, celui qui nous a permis de vivre aussi longtemps sans nous nourrir. Mais je suis trop faible. Lyanis pourra me rendre ma puissance, c’est une guérisseuse Warjanyane. Sauf qu’elle ne peut se libérer sans aide de la grotte.

      Cœlian fronça les sourcils.

    - Où débouche le lac souterrain, Lauréan ? s’enquit-il.

    - Sous la cascade de Clemy, à quelques kilomètres de la cité.

    - Alors, attendez-nous là-bas ! Nous vous y rejoindrons dès que nous aurons récupéré Alya et Mikalyas.

      Le dragon acquiesça avant de replonger dans le lac.

      Sans perdre une seconde, Cœlian s’empara de la main d’Estelle pour les ramener auprès d’Alya. La panthère les accueillit avec des petits feulements de joie. Elle lécha tour à tour les mains d’Estelle et du chevalier. Toujours solidement ligoté, Mikalyas n’avait pas bougé mais son regard vert distillait tant de haine qu’Estelle en eut les larmes aux yeux. Cœlian remarqua sa tristesse. Il pressa doucement son épaule pour la réconforter. Puis, sans prévenir, il fit à nouveau usage de son pouvoir. Alsved et Morvack paissaient de concert dans une prairie devant une cascade.

    - Comment ont-ils pu s’échapper ?

    - Devine ! rétorqua Cœlian. Hier, quand je suis allé chercher les outils, j’en ai profité pour les sortir de cet endroit détestable que sont les écuries de Branag. Pas d’eau, pas de fourrage… Un enfer !

      Estelle aida Cœlian à installer son frère en travers de la selle d’Alsved. Le dragon les attendait au bord de la rivière, l’air impatient. Il se dressa en les apercevant.

    - Dépêchez-vous, les enfants ! Elle m’attend ! Eh ! Qui est votre prisonnier ?

    - Mon frère.

    - Ton frère ? Avec la haine qu’il ressent pour vous deux ! Il ne rêve que d’infliger à ton ange gardien les pires supplices et de te soumettre à ses fantasmes les plus cruels !

    - C’est la faute de Branag ! s’écria-t-elle. Il ne se souvient plus de moi. Vous est-il possible de le… libérer ?

      Lauréan rugit. Ils tremblèrent malgré eux.

    - Il n’y a pas vraiment de sortilège ! fit le dragon. Sa vie commence le jour où Branag l’a arraché aux bras de sa mère. Il lui a enlevé ses souvenirs ainsi que toute empathie avec ses semblables. Je ne peux rien faire pour lui, Estelle. Je suis navré. Ton seul espoir est que Branag soit suffisamment affaibli pour que son emprise disparaisse. Mais rien ne dit qu’il redeviendra comme dans tes souvenirs. Renonce à l’espoir de le retrouver. »

      La jeune femme essuya ses larmes d’un geste brusque.

    - Ça, je ne pourrais jamais m’y résoudre ! Je trouverai un moyen ! Rejoignons-nous la grotte ?

      Lauréan acquiesça.

    - Cœlian va vous y emmener tous. Moi je vous y retrouve ! Pour un dragon, de telles distances sont infimes.

    - Je n’y suis jamais allé ! objecta le chevalier.

    - Je vais te donner mes souvenirs !

      Cœlian sursauta en sentant l’esprit de la jeune fille se glisser en lui. Il eut la tentation de l’expulser de son âme, mais parvint à surmonter sa répugnance. Tout d’un coup, des images qu’il n’avait jamais vues commencèrent à défiler devant ses yeux. Du blizzard, un chemin dans la neige, puis soudain, une grotte…

      Il ferma les yeux pour mieux se concentrer.

    - Enfin, vous voilà !

      Allongé devant la grotte, Lauréan les accueillit d’un clin d’œil.

    - Moi, je ne peux pas entrer à l’intérieur. expliqua-t-il. Mais vous, vous pouvez la libérer !

    - Comment ?

    - Pourquoi ne m’a-t-elle pas demandé de le faire lorsque je suis venue la première fois ?

    - Parce qu’elle ne sait pas comment il faut procéder !

    - Et comment faut-il faire ? insista Cœlian qui ne comptait pas y passer la journée.

    - Il faut détruire le cristal.

      Estelle et Cœlian échangèrent un coup d’œil inquiet avant de pénétrer dans la grotte. La jeune fille avança tout de suite vers le fond de la paroi où le cristal sombre était toujours à sa place, sans faille.

    - La première fois, j’ai ouvert le mur en complétant le cristal. Mais là…

    - Peut-être faut-il cette fois enlever cet éclat ?

      Du bout des doigts, Estelle se mit à chercher sur la pierre précieuse. Au bout de quelques minutes, Cœlian s’impatienta.

    - Ce n’est pas comme ça qu’il faut faire ! Tu es sorcière, Estelle ! Je pense que tu dois détruire le cristal de la roche par la magie.

      La jeune fille leva vers lui son regard clair.

    - Mais oui ! Tu as raison ! Karystean m’a enseigné un rituel de destruction des cristaux ! Sauf… Il y a un problème, Cœlian. Je n’aurai pas assez d’énergie. À cette altitude, il n’y a rien pour faire une décoction de soutien.

    - Ça, c’est mon affaire ! C’est un travail d’ange gardien !

    - Bon…

      La jeune sorcière se concentra sur le cristal. Elle prononça à haute voix les paroles du rituel de destruction. Cœlian, derrière elle, avait posé les mains sur son épaule. Chaque fois qu’il sentait l’influx magique faiblir, il prenait le relais pour qu’elle utilise son énergie d’ange gardien. Malgré tout, Cœlian se sentait au bord de défaillir lorsqu’une explosion très lumineuse se déclencha. Dans un ultime réflexe, il poussa Estelle sur le sol en la protégeant de son corps.

      La déflagration se propagea dans la roche. La paroi de pierre se désagrégea dans un nuage de poussière accompagné d’un grondement assourdissant, répercuté par l’écho. Plaquée sur le sol, aux trois-quarts ensevelie, Estelle prit conscience du soudain silence qui s’installait. Elle essaya de se dégager, mais Cœlian ne faisait pas mine de l’aider. Les débris de rocher l’empêchaient de bouger. Elle prit une grande inspiration. Toutes les pierres qui la bloquaient s’élevèrent les unes après les autres, pour retomber en douceur dans un coin de la grotte. La jeune fille réussit à se lever mais Cœlian resta étendu sur le sol. Affolée, elle tomba à genoux auprès de lui. Elle se pencha pour écouter son cœur. Les battements étaient faibles, sa respiration à peine perceptible. La gorge serrée, elle écarta de son front les mèches sombres collées par la sueur, la poussière et le sang.

    - Estelle ? Tu vas bien ?

      La jeune femme se retourna pour découvrir Lyanis, libre, qui la regardait avec inquiétude.

    - Cœlian est en train de mourir ! gémit-elle.

      Lyanis s’agenouilla à côté d’elle. Elle effleura la joue du chevalier, pâle comme la mort.

    - Prends sa main ! ordonna-t-elle. Vite !

      Estelle s’exécuta tandis que Lyanis prenait l’autre.

    - Répète après moi les formules de reconstruction.

    - De reconstruction ? Mais ce sortilège s’applique aux objets !

    - Il faut reconstruire ce que le choc a détruit, Estelle. Ne discute pas !

      Lyanis serra fortement l’autre main d’Estelle. Elle commença à psalmodier les litanies que la jeune sorcière prononçait en même temps qu’elle. Au bout d’une dizaine de minutes, Lyanis cessa de parler, livide. Elle se leva.

    - Je crois qu’on ne peut plus rien faire, Estelle ! Il ne respire plus !

      Tandis que Lyanis se dirigeait vers l’extérieur, la jeune sorcière s’abattit sur le corps inerte du chevalier.

    - Cœlian ! Cœlian ! Tu n’as pas le droit ! Ne meurs pas !

      Folle de chagrin, elle embrassait désespérément les paupières closes, les lèvres pâles. Elle serra contre son cœur la main du chevalier de Mandaly.

    - Cœlian ! J’ai besoin de toi ! Je te demande pardon pour tout ce que j’ai fait ! Je veux que tu vives ! Je t’aime tant ! Ne m’abandonne pas ! Je te jure de ne plus jamais rien faire qui te contrarie, Cœlian ! Je t’obéirai, mais reste avec moi ! Reste avec moi !

      Un espoir fou lui traversa soudain le cœur. Elle essaya de s’introduire dans l’esprit du jeune homme. Il n’y avait plus aucune résistance. Tout semblait noir. Elle prit conscience de la souffrance qui régnait, puis d’une étrange lueur bleue qui semblait s’éteindre progressivement.

    « Vis, Cœlian ! » hurla-t-elle dans sa tête, envoyant des ondes d’énergie magique vers la lumière. « Reviens-moi ! Sans toi, je refuse de vivre ! »

      Elle ouvrit brusquement les yeux. Son cœur tressaillit en entendant des battements reprendre force dans la poitrine de l’homme qui l’avait tant de fois protégée. Le visage du chevalier reprenait des couleurs, son souffle se renforçait. Il se mit soudain à tousser en clignant des yeux comme une poupée mécanique.

    - Estelle ! murmura-t-il. Estelle, que s’est-il passé ? J’ai si mal…

    - Où as-tu mal ?

    - Les bras… Le dos… Estelle, je ne peux plus bouger les jambes !

      La panique qu’elle lisait dans les yeux du jeune homme la pétrifia d’angoisse. Elle respira profondément pour se calmer. Elle était sorcière, non ?

    - Je vais soigner ça, ne t’inquiète pas !

      Elle ferma les yeux pour explorer mentalement le corps de Cœlian, à la recherche du nerf sectionné par la chute des pierres. Lorsque son esprit eut trouvé, elle répéta le rituel de reconstitution.

      Cœlian broya dans sa main les doigts de la jeune femme. Il ne put retenir un hurlement de douleur. Son cri s’étrangla dans sa gorge lorsqu’il parvint à remuer sa jambe droite. Estelle caressa doucement sa joue. Il sentit la douleur s’atténuer.

    - Tu as la jambe brisée cette fois encore ! diagnostiqua-t-elle. Je n’ai plus assez de forces pour faire plus maintenant.   

      Épuisée, la jeune fille fondit soudain en larmes. Tant bien que mal, Cœlian l’attira contre lui pour la serrer très fort.

    - Je te dois la vie, Cœlian ! Si tu n’avais pas été là, c’est moi qui aurais été ensevelie sous ces rochers…

    - N’y pense plus, ma sorcière.

      Lyanis s’arrêta sur le seuil de la grotte, les yeux écarquillés. Elle poussa un petit cri de surprise qui attira l’attention du chevalier.

    - Ah, Lyanis, vous êtes libre ! Tant mieux ! Je n’aurai pas sacrifié ma jambe pour rien alors !

      Un inconnu apparut à ses côtés, la prenant par la taille d’un geste tendre tout en évaluant la situation d’un coup d’œil rapide.

    - Je t’avais bien dit que cette gamine était capable de faire des miracles. Tu as oublié qu’elle était amoureuse de lui, contrairement à toi !

      Cœlian fronça les sourcils.

    - Et vous, vous êtes qui ?

      L’inconnu rejeta en arrière ses longs cheveux en éclatant de rire. Estelle sursauta en constatant qu’ils étaient d’un beau vert de jade. Le regard rouge sombre lui fit comprendre ce qu’il en était.

    - Lauréan, c’est vous ! Mais alors… Lyanis… Vous aussi, vous êtes un dragon !

      Cœlian reconnut les intonations rauques de l’Yphaste.

    - Très maligne, la petite sorcière !

    - Comment vous êtes-vous…

    - Transformé en humain ? C’est ma Lyanis qui seule est capable de le faire grâce à son sang warjanyan. Bon, ne souhaitiez-vous pas rejoindre Branag pour essayer de lui mettre des bâtons dans les roues ?    

      Cœlian poussa un gémissement navré.

    - Rien ne nous ferait plus plaisir, Lauréan. Mais j’ai la jambe en morceaux et Estelle est à bout de forces !

    - Je suis une Warjanyane ! coupa Lyanis. Je suis la dernière représentante du peuple des dragons guérisseurs.

      Cœlian sursauta en voyant une lueur mauve entourer sa jambe. Une chaleur intense l’envahit.

    - Lève-toi, Cœlian ! Tu es complètement guéri maintenant !

      À cet instant, Cœlian décida que rien ne pourrait plus jamais l’étonner. Il se mit debout tandis qu’Estelle sentait un regain d’énergie courir dans ses veines.

    - Estelle et Lyanis, vous devriez vous associer toutes les deux ! plaisanta Lauréan. Aucune blessure, aucune maladie ne pourrait vous résister. La mort pourrait se mettre à la retraite !

      Lyanis haussa les épaules. Dans un geste spontané, elle serra contre elle Estelle, puis le chevalier de Mandaly.

    - Nous vous serons éternellement reconnaissant de ce que vous avez fait pour nous, tous les deux ! fit-elle. Sans vous, nous aurions été séparés et prisonniers jusqu’à la fin des temps.

      Cœlian sentit que l’émotion le gagnait lorsque Lauréan acquiesça en lui donnant une brève accolade.

    - Bon, il ne reste plus qu’à régler son compte à Branag ?

      La mention du nom du sorcier fit frissonner Estelle. Ses yeux roulèrent vers le ciel avant qu’elle ne se fige, le regard fixe. Inquiet, Cœlian voulut s’approcher mais Lauréan fit un geste apaisant.

    - Ce n’est rien, elle a eu une vision ! expliqua-t-il. Tu en prendras l’habitude ! Ne la brusque pas. Dans un instant, elle te dira tout.

      En effet, Estelle reprit ses esprits. Son regard effrayé se tourna vers lui.

    - L’assaut a été lancé, les troupes arkaniennes et celles de mon cousin sont en difficulté. »

     


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  •   Le cœur étreint par une terrible angoisse, le prince Arnald regardait le soleil se lever du haut des remparts de Koralia. Arrivée depuis moins d’une heure, l’avant-garde de l’armée ennemie installait son campement derrière la colline à l’Est. Les éclaireurs arkaniens venaient de rapporter que les balistes et les catapultes étaient en cours de montage.

      Une odeur agréable chatouilla soudain les narines du prince. Le comte Tryer de Queffelec venait de le rejoindre. Il lui tendit un grand bol de café bien chaud, avant de siroter le sien, rêvant à sa femme qu’il risquait de ne plus jamais revoir, à leur enfant qu’il ne connaîtrait peut-être jamais… Il se demanda un instant où sa cousine pouvait être, sans doute toujours prisonnière du sorcier sinon Cœlian la leur aurait ramenée.

    - À quoi pensez-vous donc, Tryer ? Votre regard s’est assombri…

    - Je crains que tout espoir ne soit perdu de revoir ma cousine, mon prince. Cœlian et elle n’ont pas donné signe de vie. Ils savent que nous aurions terriblement besoin d’eux pour nous aider. Si Cœlian avait pu la libérer, ils seraient déjà avec nous ! »

      Le prince Arnald poussa un soupir résigné. Entendre ses propres craintes exprimées à haute voix par son compagnon n’avait rien de rassurant. Il se voulut optimiste.

    - Si Cœlian était aussi prisonnier, alors il est quasiment certain que nous le saurions déjà. Notre ennemi ne se priverait pas de plonger nos cœurs dans le désespoir. Je ne serais pas étonné qu’il utilise Estelle pour faire pression sur nous.

    - Quel que soit le chantage auquel il puisse se livrer, Arnald, refusez ! Si je vous supplie de n’en rien faire, ne m’écoutez pas ! Nous devons résister à cet homme !

      Arnald eut un sourire amusé.

    - D’autant plus, qu’en tant que descendant de celui qui a essayé de le détruire il y a si longtemps, c’est sur moi que s’exercerait sa vengeance ! »

      Dans la cité arkanienne, tous les hommes valides se préparaient à la bataille. Ils rejoignaient peu à peu leurs postes sur les différents points stratégiques des remparts. Voyant que des mouvements avaient lieu dans le camp ennemi, Tryer enfila sa cotte de maille par dessus sa tunique.

    - Si Branag suit le même protocole que chez moi, il va bientôt nous envoyer une petite délégation pour exiger notre reddition sans conditions ! fit-il en observant le prince qui montrait quelques signes de nervosité.

    - Je déteste cette attente ! gronda celui-ci. Je déteste la guerre, mais plus encore ce moment angoissant où on ne sait pas encore ce qui va se passer.

    - Alors, soyez heureux, Arnald, car comme je l’avais prévu, voici les ambassadeurs venus pour vous rendre hommage.

    - Nous allons être fixés sur le sort de nos magiciens ! »

      Une petite troupe de six cavaliers sortit du camp de Branag pour s’approcher des remparts de la ville. Tous étaient vêtus d’un grand manteau de laine rouge, leur visage était dissimulé par un capuchon bordé de velours noir. L’homme de tête était porteur d’un grand étendard blanc.

    - Regardez le drapeau blanc, prince !

    - Ils viennent en paix, pour nous annoncer la guerre ! ironisa Arnald.

      Le porte-drapeau de la délégation leva le bras en guise de salut. Le prince prit la parole.

    - Que voulez-vous, étrangers ? L’intrusion de votre armée sur les terres d’Arkanie est assimilable à un acte de guerre !

    - Prince d’Arkanie, j’ai un message à te transmettre de la part de mon maître, le seigneur d’Andral !

    - Parle, tout les habitants de Koralia et leurs alliés t’écoutent !

    - Si vous libérez vivant le fils de mon seigneur, Mikalyas, si vous lui livrez la sorcière Estelle des Brumes et le mage inconnu qui les a enlevés, mon maître garantit la vie sauve à tous les arkaniens. Dans le cas contraire, la mort sera votre lot à tous.

      À ces mots, Tryer et Arnald échangèrent un regard brillant d’espoir. Branag ignorait où se trouvaient Estelle et Cœlian ! Sans nul doute étaient-ils libres !

    - Je ne comprends rien à vos paroles ! rétorqua le prince arkanien. Estelle des Brumes n’est pas en Arkanie. La dernière fois que nous avons eu de ses nouvelles, elle se constituait prisonnière, pour sauver la Cité Lumineuse de la destruction. Je n’ai jamais vu l’homme que vous appelez Mikalyas !

    - Tu mens, prince ! intervint le dernier des cavaliers qui se redressa sur sa monture. Subitement, il semblait plus grand et majestueux que les autres qui baissèrent la tête en signe de soumission.

    - Sans doute êtes-vous le seigneur d’Andral ! Je n’ai aucune raison de vous mentir. Contrairement à vous, je ne retiens pas des innocents prisonniers pour faire pression sur leurs proches !

    - Ton esprit et celui de ton allié me sont imperméables, prince Arnald ! Vous êtes protégés par un bouclier mental ! Tu ne peux pas nier l’évidence. Rends-moi mon fils !

    - Je vous répète que j’ignore où se trouve votre fils !

    - Tu l’auras voulu, prince présomptueux. D’ici peu, ta ville sera mienne. Toi, descendant d’Aslyan, tu connaîtras le prix d’une vengeance mûrie pendant plus de huit siècles.

    - Ainsi vous êtes bien le sorcier Branag de Quervy… Je n’ai pas voulu croire mon père, il y a trois ans ! Nos ancêtres ont jadis fait obstacle à vos projets maléfiques, nous ferons de même aujourd’hui. »

      Branag fit volte face, aussitôt imité par sa délégation, pour rejoindre ses troupes prêtes à livrer bataille.

    - Eh bien, je crois que nous pouvons nous préparer à affronter notre dernier combat, soupira Arnald.

    - Ils viendront, prince ! J’ai confiance en Estelle. Puisqu’ils sont libres, ils viendront ! »

      Malgré leur angoisse, tous les hommes d’Arkanie et leurs alliés se tenaient prêts. Les guetteurs sur les remparts regardaient l’armée ennemie qui restait immobile. Alors que le temps s’annonçait beau, des nuages sombres s’amoncelèrent brusquement à l’horizon. Un vent frais se mit à souffler par bourrasques, faisant claquer dans l’air les oriflammes, apportant une lourde odeur d’humidité. En quelques minutes, le ciel assombri s’illumina d’éclairs. Les craquements assourdissants du tonnerre résonnèrent entre les remparts.

      « Ce n’est pas naturel ! » murmura Tryer. Un trait de feu en provenance du camp ennemi tomba sur le premier mur d’enceinte. Les arkaniens virent la construction vaciller puis s’effondrer en partie. Un nuage de poussière acre dissimula brièvement la plaine à leurs yeux.

    - Nous sommes perdus ! souffla le prince Arnald. En moins d’une heure, Koralia sera anéantie !

    - Pas forcément, Arnald ! rétorqua Tryer avec optimisme. Il y a eu beaucoup d’éclairs, un seul a été réellement destructeur. Tout puissant que soit ce sorcier, il ne peut pas démolir Koralia sans s’épuiser.

    - Vous avez raison. Quitte à mourir, autant le faire en luttant. Empêchons au moins les balistes de s’approcher. »

      Le prince et Tryer rejoignirent leurs troupes. Quelques instants plus tard, les deux armées alliées quittaient la ville chacune par un côté pour se lancer à l’assaut de l’ennemi.

      Comme le comte l’avait prévu, le sorcier détourna son attention de la ville. Il se mit en devoir de protéger ses troupes. Ses boules d’énergie provoquèrent de nombreuses blessures dans le camp des arkaniens, sans pour autant porter atteinte à la détermination des combattants. Tous se battaient parce qu’ils n’avaient pas le choix. Il fallait combattre ou mourir.

      Au cœur de la bataille, Tryer et Arnald se retrouvèrent un instant face à face peu après le milieu du jour. Le comte de Queffelec était blessé au visage, une longue estafilade ensanglantée courait le long de sa joue. Le prince avait l’épaule en charpie.

    - Tryer, je crois que c’est la fin. »

      À cet instant, un étrange grondement rauque résonna dans le ciel, couvrant un instant le bruit des combats. Tous cessèrent de se battre, levant la tête en direction du nord. Deux formes étranges et manifestement immenses arrivaient par les airs.

    - Des dragons ! Ce sont des dragons ! »


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  •   Les combattants des deux camps restèrent figés de terreur lorsque les créatures légendaires se posèrent sur la colline qui dominait le champ de bataille. Elles étaient accompagnées de trois humains.

      Seul à oser bouger, malgré la surprise qu’il ressentait, Branag galopa dans leur direction. Il arrêta sa monture à une vingtaine de mètres. Son visage était toujours dissimulé par sa capuche mais l’incrédulité transparaissait dans le ton de sa voix.

    - Lauréan ! Lyanis !

    - Eh oui, Branag. Nous sommes de nouveau libres pour nous opposer à toi. Nous ne sommes pas seuls ! Tu connais déjà notre prisonnier Mikalyas ainsi que la petite Estelle des Brumes. Voici Cœlian de Mandaly.

      Le sorcier jura à plusieurs reprises. Il tourna le regard vers Estelle, essayant de reprendre contrôle de son esprit. Cœlian réagit aussitôt en renforçant le bouclier magique qu’il avait mis en place pour protéger les défenseurs de Koralia. La jeune femme serra la main de son amant contre son cœur en sentant la lutte dont elle était l’objet.

    - Tu as osé porter la main sur mon héritier, Mandaly ! Tu le paieras très cher !

      Cœlian haussa les épaules.

    - Enlever le frère d’Estelle et traiter celle-ci en esclave t’interdit de faire ce genre de reproche, sorcier. Sans compter les neuf cents années de captivité auxquelles tu as condamné Lauréan et Lyanis…

      Estelle s’avança en tenant son frère par le bras. Mikalyas se débattait tant qu’il pouvait, mais la jeune sorcière le retenait solidement.

    - Branag ! Je vous en prie, libérez mon frère !

      Le sorcier se mit à rire.

    - Tu ne manques pas d’aplomb, petite sorcière. Tu es décidément très naïve. Crois-tu sincèrement qu’on puisse donner des ordres à Branag ? Tu sais, ton père a voulu le faire, aussi. Le seul résultat qu’il a obtenu a été l’anéantissement de sa famille. Si tu comptes sur ces deux monstres écailleux pour te sauver, tu en seras pour tes frais ! Ils ont déjà essayé de s’opposer à moi. Leur châtiment a été à la hauteur de leur présomption.

      Estelle avança vers le sorcier en se débarrassant de son ample cape.

    - Je vous défie, Branag. Je reconquerrai l’âme de mon frère !

    - Je ne pense pas que tu sois digne d’un tel honneur, fillette.

      Branag se tourna vers ses soldats qui attendaient en la désignant du doigt.

    - Emparez-vous d’elle ! ordonna-t-il.

      Lyanis et Lauréan retrouvèrent forme humaine. Lyanis les revêtit instantanément d’armures en cuir sur le modèle de celles des arkaniens. Ils prirent chacun une main du chevalier de Mandaly.

    - Cœlian ! souffla Lyanis. Tu dois isoler Branag. Renvoie à Fyst toute l’armée de Branag. Vite !

    - Mais… Je ne suis pas assez puissant ! Je dois les toucher !

    - Ils sont bien moins nombreux que ce que voient tes yeux. Branag utilise une illusion pour faire croire à sa supériorité numérique. Notre énergie est inépuisable ! répliqua Lauréan. Les toucher est inutile ! Ton esprit sait le faire ! Dépêche-toi avant qu’Estelle soit à leur portée !

      Cœlian se concentra sur les soldats les plus proches de la jeune femme tout en visualisant la grotte souterraine de la cité de Branag.

    « Ça marche ! » souffla Lauréan lorsque les premiers ennemis eurent disparu. « Continue ! »

      Branag poussa un juron terrible en se tournant vers le trio. Il prononça une incantation. Une boule de feu apparut au bout de ses doigts. Aux aguets, Estelle attendit qu’il ait terminé de lancer son sort pour faire de même. Les deux boules d’énergie se télescopèrent à quelques mètres de Cœlian et des dragons qui sentirent une bouffée d’air chaud à l’odeur sulfureuse les envahir.

    - Tiens bon, Cœlian ! murmura Lyanis. Ton intervention a semé la panique. La plupart des soldats ennemis s’enfuient devant ta magie. Il n’en reste presque plus ! »

      Galvanisés par le retour du chevalier de Mandaly et par le soutien des dragons, les arkaniens et leurs alliés se réorganisèrent de manière à bloquer la fuite de leurs adversaires qu’ils désarmèrent et firent prisonniers.

    - Koralia est sauvée pour le moment, Arnald ! souffla le comte de Queffelec. Mais j’ai dans l’idée que nous allons assister à un combat de sorciers devant lequel nous serons impuissants.

    - Renvoyons les troupes derrière les remparts, alors ! Inutile de risquer leurs vies inutilement. Qu’ils prennent du repos tant qu’ils le peuvent encore ! Morannon, Trevalyn ! Sonnez la retraite ! » ordonna-t-il à ses généraux. « Gardez la moitié des troupes en protection des remparts et renvoyez les autres au repos ! »

      Lorsque le dernier ennemi qui menaçait Estelle eut disparu, Cœlian lâcha les mains des dragons. Il tomba à genoux sur le sol, avec le sentiment d’être complètement vidé. Lyanis se pencha vers lui. Elle posa ses mains fraîches sur son front couvert de sueur.

    - Laisse-toi envahir par mon énergie, Cœlian.

      La scène arracha un petit rire rauque au sorcier. L’accès de faiblesse du chevalier lui avait entrouvert son esprit pendant une fraction de seconde.

    - Je ne vous crains pas ! cria-t-il. J’ai vaincu de nombreux sorciers et anges qui renforçaient leurs pouvoirs depuis des siècles ! Je n’aurai aucune difficulté à éliminer des gamins comme vous ! Allons, viens, Estelle des Brumes ! Je relève ton défi. Viens subir ta défaite ! »

      Tous retinrent leur souffle. La scène semblait surréaliste, avec cet homme grand et sombre qui faisait signe d’approcher à la jeune femme au milieu d’une plaine quasi déserte. L’orage provoqué par Branag s’évanouit comme le sorcier rassemblait ses forces.

      La jeune fille sembla rassérénée par la chaleur des rayons du soleil de l’après-midi qui perçait enfin. Elle se rapprocha du sorcier. Elle sentait en elle deux esprits lutter, l’un pour s’emparer de son âme, l’autre pour la protéger.

      Tout en contrôlant son pouvoir protecteur, Cœlian dégaina son arc. Il décocha deux flèches, visant le cœur et la tête du sorcier. Ce dernier ricana quand les traits tombèrent en poussière devant lui.

    - Lauréan ! Êtes-vous capable de tuer Branag ? s’enquit le chevalier, le cœur serré devant la puissance de leur ennemi.

      Les deux dragons reprirent leur forme originelle. Lauréan jura en secouant la tête.

    - Pas dans l’état actuel des choses. Il s’est protégé par un talisman Yphaste, un bijou serti d’émeraudes contre lequel nous sommes impuissants. Tant qu’Estelle ne l’aura pas brisé, nous ne pourrons rien faire !

      Cœlian se mordit les lèvres en voyant la jeune femme se camper face au sorcier.

    - Estelle ! fit-il dans sa tête. Il faut que tu détruises le talisman de Branag ! Il est constitué d’émeraudes !

    - D’accord ! rétorqua-t-elle tout en s’entourant d’une bulle d’énergie pour se protéger des boules de feu que Branag commençait à lancer.

      La jeune fille se contentait de parer les attaques de son adversaire, tout en essayant de déterminer où pouvait se trouver ce fameux talisman. Elle finit par passer à son tour à l’offensive. Mais contrairement à Branag, elle ne tentait pas de le détruire, sachant qu’elle n’avait pas la puissance suffisante. Elle se contentait de lui causer le plus de perte d’énergie. Agacé par sa résistance inattendue, le sorcier rejeta en arrière son grand manteau. La capuche qui dissimulait son visage tomba. Estelle laissa échapper un cri. Le fameux talisman était en fait enchâssé dans le front du sorcier, enfoncé dans sa chair.

    - Tu n’aimes pas mon apparence, fillette ? ricana-t-il.

      Au lieu de s’être réfugiés dans la ville avec leurs troupes, Arnald et Tryer rejoignirent Cœlian et les deux dragons. Ils contemplaient bouche bée les éclairs lumineux multicolores qui entouraient les deux combattants.

    - Cœlian ! Que se passe-t-il ?

      Prêt à l’attaque, Lauréan s’intercala entre eux et Lyanis. Il se détendit en fouillant leurs esprits.

    - Prince Arnald, comte Tryer, ne distrayez pas le chevalier. Il est très concentré pour pouvoir protéger Estelle !

    - Va-t-elle pouvoir le vaincre ? demanda Tryer avec anxiété.

    - Non, répondit Lyanis. Mais ce n’est pas son but. Il faut qu’elle détruise le talisman du sorcier. À ce moment-là seulement, Lauréan pourra le tuer.

    - Un talisman ?

    - Le bijou incrusté dans son front, précisa-t-elle. Je ne vois pas comment elle va pouvoir l’arracher.

      Arnald poussa un soupir puis son regard s’éclaira subitement.

    - À quoi penses-tu, prince ? s’enquit Lauréan.

    - Rien… C’est juste que je me souviens d’une histoire racontée par ma mère… Sur l’émeraude qui serait une pierre vivante à l’intérieur… Il paraît que lorsqu’ils y en a plusieurs, on peut les faire vibrer.

    - Prince, tu es un génie ! » rugit Lauréan.

      La vision du visage de Branag avait plongé Estelle dans un désespoir profond. Elle n’arrivait plus à réfléchir. Comment arracher ce talisman ? Branag profita immédiatement de son avantage. Cœlian avait de plus en plus de mal à maintenir sa protection autour de la jeune fille. Estelle entendit soudain la voix de Lauréan dans sa tête.

    - Estelle ! Notre seul espoir est de forcer Branag à arracher lui-même le talisman. Il faut faire vibrer les pierres précieuses ! Vite ! »

      À cause de la surprise, la jeune fille relâcha son attention. Branag en profita pour se jeter sur elle. Il l’immobilisa sur le sol, utilisant la force physique du corps masculin qu’il avait investi. Cœlian tressaillit en voyant qu’il la frappait violemment au visage laissant échapper sa colère. Le sorcier était trop fort pour que sa magie d’ange-gardien puisse le déstabiliser.

    - C’est fini, Estelle des Brumes ! siffla le sorcier, dont la haine déformait le visage. Tu as perdu ! Rends-toi à l’évidence !

      La jeune sorcière essayait de lutter contre sa force, mais il était trop puissant pour elle. En bandant ses muscles pour résister, elle ne parvenait plus à réfléchir. Elle se détendit brusquement, comme si elle avait perdu connaissance. Branag eut l’impression de tenir entre ses mains une poupée de chiffon. Il laissa échapper un rire sardonique en la soulevant au dessus de sa tête. Estelle restait inerte. Une angoisse terrible envahit le cœur des arkaniens et de leurs alliés.

    - Vous avez perdu ! hurla Branag. J’ai vaincu la sorcière Estelle des Brumes ! Désormais, son esprit sera mien. J’en ferai mon héritière. Je n’ai plus besoin de Mikalyas. Je vous le rends ! »

      Le frère d’Estelle tressaillit tandis que l’emprise du sorcier sur lui s’évanouissait. Un hurlement lui échappa lorsque la conscience de tous ses actes reprit sa place dans son esprit. L’empathie de Lyanis lui fit recevoir les émotions du jeune homme de plein fouet. Sa souffrance la fit défaillir. Lauréan la retint de justesse. Blottie dans ses bras, elle délia les poignets de Mikalyas d’un discret geste de la main. Ce dernier ne réagit pas  tout de suite. Son regard était braqué sur sa sœur, aux mains de l’assassin de ses parents, ce maudit sorcier qu’il avait appelé ‘père’ sous l’effet du sortilège qui venait de se dissiper. Ce sorcier qui le rejetait comme un objet cassé, lui rendant les remords dont il l’avait privé.

      Il bondit sur Alsveld, le cœur battant à se rompre. Tant de mal avait été causé par sa faute, tant de souffrance. Savoir qu’il n’avait jamais eu le choix ne lui était d’aucun réconfort. Malgré la violence qu’elle avait subie, Estelle était restée du bon côté de la magie. Tout en galopant vers le sorcier, il ajusta l’arbalète que sa sœur gardait toujours accrochée à la selle de son cheval. Il tremblait trop. Le carreau se ficha dans l’épaule de Branag qui lâcha sa proie, les yeux écarquillés d’étonnement. Son bouclier inconscient n’avait pas considéré Mikalyas comme une menace.

      Estelle roula sur le sol avec souplesse, profitant de l’inattention de son adversaire pour reprendre pleinement possession de son esprit. De sa bouche s’échappa soudain un son cristallin pur, une note aiguë qu’elle siffla doucement. Branag recula d’un pas en portant ses mains à son front. « Nooon ! » hurla-t-il en sentant les pierres du talisman entrer en résonance avec ce la.

      La jeune fille ne quittait pas des yeux les pierres précieuses qui semblaient étinceler par intermittence. La douleur de Branag paraissait intolérable. Dans un dernier sursaut de combativité, il lança vers elle une salve d’éclairs verdâtres. À bout de forces, Cœlian ne réagit pas suffisamment vite. Un faisceau de magie verte passa outre son bouclier, interrompant net le chant d’Estelle qui trébucha. Le sorcier rassembla ses forces pour lancer une dernière boule d’énergie. Un cri s’étrangla dans la gorge de Lyanis en voyant le cavalier, qui avait continué sa course, se jeter entre les belligérants, encaissant le choc à la place d’Estelle qui profita de l’interruption pour reprendre et amplifier sa note destructrice. Une atroce odeur de chairs brûlées s’éleva. Le sorcier hurla sa douleur en multipliant les imprécations. Coupée de tout ce qui n’était pas son but, Estelle augmenta progressivement l’intensité du son. Branag poussa soudain un hurlement sauvage. Tous virent s’élever dans les airs le talisman qu’il venait d’arracher de sa chair et de jeter le plus loin possible de lui. Elle courut ramasser le bijou. Le sorcier, toujours allongé sur le sol, le front inondé de sang, leva les yeux vers elle, lorsqu’elle prononça la formule de destruction. « Nooon ! » gémit-il lorsque les pierres précieuses tombèrent en poussière.

    - Cœlian ! Ramène Estelle et Mikalyas près de toi ! ordonna Lauréan. L’ange rassembla les dernières bribes de pouvoir qui lui restait pour obéir.

      Tous poussèrent une exclamation émerveillée en voyant l’immense Yphaste prendre son envol majestueux. Sur la plaine, Branag essayait de fuir. En quelques secondes, Lauréan était sur lui. Un immense jet de flammes vertes jaillit de la bouche du dragon. Pendant une fraction de seconde leur lumière envahit la plaine à tel point que tous se cachèrent les yeux. Le sorcier s’embrasa avec un cri inhumain. Quelques secondes plus tard, il ne restait de lui qu’un petit tas de cendres que le vent éparpilla.

      Un grand silence régna sur la plaine, uniquement troublé par le bruit du vent. Réalisant soudain ce qui s’était passé, Estelle tomba à genoux devant le corps inerte de Mikalyas. D’une poigne d’acier, Lyanis empêcha Cœlian de se précipiter vers elle.

    « Laisse-leur ce dernier instant ! »

    - Mon frère ! chuchota la sorcière, dont le visage ruisselait de larmes, en cherchant à atteindre l’âme de Mikalyas. Une douce chaleur l’envahit. Dans l’esprit de son jumeau, dansaient les souvenirs de leur enfance, leurs jeux, l’amour qu’il éprouvait pour elle. Puis vinrent les images douloureuses de la mort de leurs parents, de sa séquestration et de la violence dont il avait fait preuve envers elle.

    - Le sort de Branag a brisé mon corps, Estelle. Mais même si tu pouvais me soigner, je ne pourrais survivre à ce que je t’ai fait, murmura la voix dans sa tête. Mon dernier geste ne suffit pas à racheter tout le reste à mes yeux. Pardonne-moi, ma sœur étoile et laisse-moi partir…

    - Non ! hurla-t-elle. Il n’y a rien à pardonner, Mika ! Je ne veux pas… »

      Un dernier souffle d’air sortit des lèvres pâles du moribond, comme une caresse sur la joue de sa sœur qui laissa libre-cours à son chagrin.

      Tous restèrent sans bouger encore quelques minutes, témoins des sanglots convulsifs de la sorcière. Cœlian interrogea Lyanis du regard : la Warjanyane hocha la tête. Elle fit un petit geste de la main. Estelle s’affaissa sur le corps de son frère. Son ange se précipita pour la soulever entre ses bras.

    « Je l’ai plongée dans un sommeil réparateur. Va la mettre à l’abri ! » expliqua la guérisseuse.

      À quelques mètres, le prince Arnald restait perplexe, comme s’il ne parvenait pas à assimiler tout ce qui s’était déroulé devant ses yeux. Son incrédulité était partagée par bon nombre de témoins.

    - Prince Arnald, je crois que l’Arkanie et Mystia sont sauvées ! souffla Tryer.

       Les deux hommes s’inclinèrent courtoisement devant Lyanis et Lauréan, dont les doigts entrelacés semblaient comme soudés.

    - Je ne sais pas qui vous êtes, commença le prince troublé, et je ne suis pas encore sûr que mon cerveau ait bien compris ce que mes yeux ont vu. Mais vous avez sauvé l’Arkanie. Notre royaume vous en est infiniment reconnaissant.

      Lyanis sourit en lui tendant sa main libre. Arnald la baisa avec respect.

    - Mon nom est Lyanis, prince. Je suis la dernière représentante de l’espèce Warjanyane, un dragon guérisseur. Voici mon compagnon Lauréan, dernier prince Yphaste. Nous sommes restés captifs d’un mauvais sort de Branag pendant presque neuf cents ans. Par bonheur, le chevalier et Estelle nous en ont libérés juste à temps.

    - Un millénaire ! souffla le prince, sidéré. Un soupir lui échappa lorsque toute la fatigue qu’il ignorait s’abattit sur ses épaules. Dame Lyanis, seigneur Lauréan, vous serez toujours les bienvenus en Arkanie et au palais de Koralia. Dès maintenant, des appartements vous y sont réservés, si vous conservez forme humaine. Sinon… Il réfléchissait désespérément lorsque Lyanis répondit d’un sourire.

    - Ne te tracasse pas, prince Arnaud. Nous allons rester sous cette apparence dans ta cité.

    - Et nous acceptons avec grand plaisir ton invitation ! soupira Lauréan.

    - Mais auparavant, nous devons songer parer au plus pressé. Je mets mon talent de guérisseuse à la disposition de tous les blessés du champ de bataille ! ajouta la warjanynane, provoquant un grondement de dépit de la part de son compagnon. 


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