•   Comme Estelle l’avait prédit, l’avant-garde de l’armée de Branag vint s’installer sur la colline qui faisait face à la Cité Lumineuse le deuxième soir suivant leur arrivée. Des étendards noirs furent dressés au dessus des tentes, qui claquaient au vent. Dès que les guetteurs eurent signalé l’arrivée des intrus, Tryer et son lieutenant vinrent observer la situation du haut des remparts. Cœlian les rejoignit peu après. Son regard perçant essayait de reconnaître le blason du seul étendard clair qui détonnait à côté des autres.

    - Rodis ! siffla-t-il en serrant les poings. Cet ignoble traître est donc passé à l’ennemi ! Estelle avait raison !

    - Bien sûr que j’avais raison ! s’exclama-t-elle en approchant des créneaux.

    - Que faisons-nous, comte ? s’enquit le lieutenant Kendal de Barenn. Devons-nous attaquer ?

      Tryer et Cœlian secouèrent la tête en même temps.

    - Non, nous n’attaquerons pas les premiers. Ce n’est pas à nous de déclencher les hostilités. Tant qu’ils ne passent pas à l’offensive, nous n’avons aucune raison d’attaquer.

    - Eh bien, qu’est-ce qu’il vous faut ! soupira Kendal en désignant du doigt les soldats en armes qui installaient leur camp.

    - Nous devons rester prêts à réagir au moindre mouvement agressif de leur part, compléta Tryer. Estelle ? Vois-tu quelque chose de plus ?

      La sorcière se concentra.

    - Je vois juste une armée, Tryer. Si Branag est là, il dissimule probablement son aura de sorcier, comme je le fais moi-même, machinalement. Je ne peux donc rien dire de plus.

      Une sonnerie de cor éclata soudain de l’autre côté des remparts. Tous sursautèrent. Une délégation de cinq cavaliers s’approchait des murs de fortification.

    - Par la grande Déesse ! C’est Rodis ! grommela Cœlian en réprimant une furieuse envie de décocher une flèche en plein cœur du cavalier de tête qui portait un drapeau noir.

      Tryer leva la main pour réclamer le silence.

    - Écoutez, hommes de la Cité Lumineuse ! Le prince d’Andral a décidé d’annexer votre cité ! Il souhaite vous accorder sa protection en échange d’un tribut. Si vous acceptez de nous ouvrir les portes, vous serez tous épargnés !

    - Messire de Rodis, je suis le comte de Queffelec, maître de la Cité Lumineuse. Je vous prie d’aller prévenir votre maître qu’il ne prendra pas ma ville tant qu’il restera des hommes pour la défendre !

      Le messager laissa échapper un ricanement moqueur. Il brandit le poing.

    - Alors, vous aurez la guerre ! Malheur aux vaincus !

      Le cœur serré, tous ceux qui étaient sur les remparts regardèrent les cinq cavaliers ennemis s’éloigner au grand galop. Tryer fit un signe aux guetteurs sur les tours.

    - Tenez-vous prêts ! fit-il simplement. Estelle, Ellynn, allez vous réfugier dans le château. Ça va devenir dangereux.

      Les deux jeunes femmes protestèrent.

    - Sûrement pas ! Estelle m’a donné une cotte de maille à ma taille ! argumenta Ellynn. Oh ! Regardez !

      Ils tournèrent tous la tête vers la plaine. Leur sang se glaça. Tryer bondit vers le cor d’alerte. Il fit résonner l’appel d’alarme, aussitôt relayé par tous les gardes des remparts.

      « Mettez-vous à l’abri ! » hurla-t-il. « Préparez de quoi éteindre les incendies ! »

      Comme pétrifiés, ils regardèrent s’avancer les dix catapultes. Les soldats ennemis munis de torches les armèrent.

    - Estelle ! Peux-tu les empêcher de…

    - Non ! trancha-t-elle. Je suis une sorcière, pas la grande Déesse ! Je peux juste essayer d’empêcher les flammes de faire de trop gros dégâts à l’intérieur.

    - Mais…

    - Si j’essaye de faire ce que tu me demandes, non seulement je ne suis pas sûre d’y parvenir mais en plus je m’épuiserai. En plus, l’ennemi saura qu’une sorcière est dans la cité. Branag a plus de neuf cents années d’expérience de la magie. Il aura tôt fait de me réduire à l’impuissance. Il vaut mieux qu’il ne connaisse pas mon existence.

    - Alors, nous allons tenter de leur causer des pertes. Cœlian ?

      Le chevalier de Mandaly se ressaisit. Il était resté comme hypnotisé par l’avancée des armes de mort.

    - Bien sûr, Tryer, je vous accompagne. »

      Il encocha une flèche dans son arc. Estelle redescendit vers la ville, dans l’attente des boulets enflammés qui ne devaient plus tarder à tomber sur les maisons.

      Ils n’eurent que quelques minutes à attendre. Une dizaine de traits de feu jaillit dans le ciel. Des cris de frayeur retentirent un peu partout dans la ville tandis que l’odeur âcre de brûlé commençait à se répandre. Estelle et Ellynn se précipitèrent. La jeune sorcière parvint à étouffer les feux les plus proches tandis que la comtesse essayait de réconforter la population malgré sa propre angoisse.

      Durant trois jours entiers, sans la moindre interruption, les guerriers de la Cité Lumineuse luttèrent pied à pied contre les envahisseurs, les empêchant de mettre pied sur les remparts, décimant ceux qui se risquaient à approcher des catapultes abandonnées. En effet, après la première salve, les archers avaient pris position. Leurs tirs empêchaient toute possibilité de viser. Cœlian se distinguait particulièrement.

    - Tryer, j’ai une idée diabolique…

    - Diabolique ? Ça ne m’étonne pas de vous ! Dites donc ! »

      Cœlian se pencha à l’oreille du comte de Queffelec pour lui murmurer quelques mots.

    - Vous êtes complètement fou ! Mais… Si ça marchait… Je vais y aller moi !

    - Certainement pas, c’est mon idée ! coupa Cœlian. Je vais essayer de nous débarrasser de Rodis. Vous ne pouvez pas m’empêcher de le faire. En plus, la cité a besoin de vous à sa tête ! »

      Tryer prit une décision en considérant le fiancé de sa cousine, déterminé à risquer sa vie pour son peuple.

    - Alors je vais vous confier un secret. Vous allez sortir de la ville par un passage secret qui débouche derrière la fontaine sacrée, à la lisière des arbres.

    - Ce sera parfait ! Mon cher, dans moins d’une demi-heure, Rodis aura la surprise de découvrir qu’une de ses catapultes a changé de camp ! »

      Tryer secoua la tête, amusé par la lueur démoniaque qui animait les prunelles du chevalier.

    - Si je ne vous connaissais pas depuis un certain temps, vous me feriez peur !

      Dès que le chevalier de Mandaly eut disparu dans le souterrain, Tryer appela sa cousine pour lui dévoiler le plan de son fiancé.

    - Il est complètement fou ! soupira-t-elle, anxieuse. Ça peut marcher… J’aurai dû avoir cette idée moi-même !

    - Peux-tu le protéger de loin ?

      Elle hocha la tête. Dès que Morvack apparut au loin, galopant, elle ferma les yeux, concentrant son énergie sur le cavalier et sa monture. Un soupir de soulagement lui échappa lorsqu’elle constata que les traits qui le visaient étaient tous déviés.

      Sans pourtant cesser de décocher leurs flèches, les défenseurs de la Cité Lumineuse gardaient un œil sur le chevalier qui se battait contre deux fantassins protégeant leur catapulte. Ellynn avait posé la main sur l’épaule de son amie qui serrait fort les poings.

    « Attention ! » cria-t-elle soudain. De loin Tryer vit Cœlian faire volte-face. Il élimina d’un geste souple l’homme qui l’attaquait en traître. Estelle sourit en entendant dans sa tête : « Merci mon amour ! ».

    - Regardez, comte ! s’exclama Kendal de Barenn. Il a pris la direction de cette chose !

      En effet, la catapulte pivotait lentement sur elle-même jusqu’à ce que la catapulte voisine soit dans sa ligne de mire. Estelle n’eut aucun mal à imaginer son sourire lorsqu’il enflamma le boulet et déclencha le mécanisme. Sa cible vola en éclat. Sans se reposer sur ses lauriers, il se hâta de réarmer l’appareil. Avant que les lieutenants ennemis puissent réagir, il avait démoli les trois-quarts du potentiel adverse.

    - Cœlian ! Fuis ! » hurla soudain Estelle.

      Ils virent le chevalier se retourner brusquement. Il orienta différemment la catapulte. Il déclencha une dernière fois le mécanisme avant de bondir sur Morvack qui partit au galop. Le boulet de la catapulte tomba sur les premiers de ses poursuivants, protégeant sa fuite par un nuage de fumée très épais. Lorsqu’il se fut dissipé, Cœlian était à l’abri dans le souterrain dont l’entrée était à nouveau dissimulée. Quelques instants plus tard, le chevalier débouchait tranquillement aux pieds des remparts, à l’intérieur de la cité. Une ovation s’éleva. Cœlian brandit son épée d’un geste victorieux.

    - Cœlian !

      Le chevalier regarda la silhouette entourée d’un nuage de cheveux roux accourir vers lui. Il mit pied à terre. Estelle se jeta dans ses bras avec force. Il l’embrassa passionnément avant de la regarder dans les yeux.

    - Sans toi, ma douce, je n’aurais pas réussi ! Merci mille fois ! C’est rudement pratique en temps de guerre, tes trucs de petite sorcière ! »

      Estelle haussa les épaules devant son sourire narquois.

    - Tu aurais pu te faire tuer ! Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de cette idée ?

    - Tout simplement parce que tu aurais décrété que c’était à toi d’y aller. J’avais envie de bouger un peu !

    - Cœlian, vous avez accompli un travail formidable ! s’exclamèrent en même temps Tryer et Kendal.

      Il sourit mais son regard se fit soucieux.

    - Il ne faut pas crier victoire trop vite. Ils ne vont pas renoncer aussi vite.

      Les guerriers acquiescèrent avant de reprendre leur position sur les remparts.


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  •  

      À la tombée de la nuit, les envahisseurs cessèrent leur assaut. Une délégation s’avança vers les remparts. Avec une certaine appréhension, Estelle reconnut Mikalyas dans le premier cavalier.

     - Comte de Queffelec, nous ne voulions pas l’anéantissement de la Cité Lumineuse ! Mais votre résistance va nous obliger à nous y résoudre !

     - Personne ne peut anéantir la Cité Lumineuse ! Il y a plus de mille ans qu’elle a été construite ! rétorqua Tryer du haut des remparts.

     - Vous ne me croyez pas, mais vous avez tort ! Regardez ce rocher, qui existe sans doute depuis bien plus longtemps !

       Tout le monde tourna la tête vers l’énorme masse rocheuse désignée par le héraut et attendirent. Quelques secondes plus tard, un trait de feu jaillit du camp du prince d’Andral. Lorsque le nuage de poussière se fut dissipé, il ne restait du rocher qu’un tas de gravier.

       Un grand silence régna parmi les témoins de la scène. Mikalyas attendit quelques minutes pour reprendre la parole. Une angoisse terrible étreignit le cœur de la jeune sorcière.

     - Avez-vous compris maintenant quelle est la puissance du prince d’Andral ? Vos remparts ne nous arrêteront pas longtemps !

     - Que voulez-vous de nous ? lança Tryer d’une voix étranglée. Comme celui de tous les guerriers de la Cité Lumineuse, son visage était livide. Il se doutait que seule sa reddition sans condition pourrait sauver la ville. Il se rappela des dernières paroles de son père en baissant la tête. Il avait échoué.

     - Je vous le répète, nous ne voulons pas votre anéantissement. Voilà nos conditions pour que votre cité reste intacte. Vous nous fournirez des vivres pour l’armée d’Andral, pour tenir jusqu’en Arkanie. Vous nous livrerez la femme que j’ai aperçue sur les remparts, Erin des Saules. Si ces deux conditions sont remplies, la ville ne sera pas détruite. Évidemment, nous laisserons un administrateur pour la diriger. Vous avez une heure pour réfléchir !

       Estelle pâlit tandis que les autres échangeaient des regards interloqués. Ils descendirent dans la cour du château, le cœur lourd.

     - Qui est cette Erin ? demanda Tryer.

     - C’est moi, murmura Estelle. C’est sous ce nom-là que j’ai parlé à Mikalyas. Je vais me rendre.

       Cœlian l’attira dans ses bras d’un geste protecteur.

     - C’est hors de question ! Tu ne dois pas ! Je te l’interdis !

       La jeune femme baissa la tête. Des larmes commencèrent à rouler sur ses joues. Elle se blottit contre lui.

     - Cœlian a raison. Jamais je n’accepterai un tel marché ! renchérit Tryer.

       Estelle se haussa sur la pointe des pieds. Elle embrassa Cœlian avant de s’écarter brusquement de lui.

     - Je vais me rendre ! L’intégrité de la Cité Lumineuse sera sauvegardée. Le sorcier repartira avec son armée. Il nous faut gagner du temps pour prévenir le prince Arnald du danger qui le menace !

     - Impossible ! L’Arkanie est à deux semaines de marche d’ici.

     - Tu oublies ce que je suis, mon amour. Je peux t’y envoyer !

     - Non !

       Elle recula d’un pas, le toisant avec détermination.

     - Nous n’avons pas le choix. Il faut protéger la cité Lumineuse. Toi, tu dois expliquer la situation au prince Arnald. Tu dois être à ses côtés. En plus, dans les archives de la capitale, tu pourras peut-être trouver des renseignements concernant la Cité Perdue ou ce dragon dont je t’ai parlé !

     - Je ne te laisserai pas faire une chose pareille ! gronda-t-il en la ramenant brusquement dans ses bras.

       Le cœur déchiré, elle fit appel à sa magie pour le repousser avec tant de force qu’il s’écrasa contre le mur d’enceinte. Tandis qu’il se relevait, furieux, Estelle siffla. Morvack arriva au galop.

     - Pardonne-moi, je t’aime, Cœlian ! souffla-t-elle en s’approchant de lui. Elle déposa dans sa main l’émeraude offerte par Mikalyas avant de prononcer sa formule.

     - Non ! hurla-t-il avant de disparaître.

       Tous les soldats présents n’en crurent pas leurs yeux.

       Estelle tomba à genoux. Tryer se précipita pour la relever. Elle tituba et remercia son cousin d’un sourire fatigué. Fouillant dans la sacoche qu’elle portait autour du cou, elle en tira une petite fiole, dont elle s’empressa d’avaler le contenu. Instantanément, elle sembla reprendre des couleurs.

     - Cœlian est désormais à quelques lieues de Koralia, la capitale d’Arkanie, expliqua-t-elle. D’ici peu, le prince sera mis au courant de tout. Je suis désolée, Tryer. C’est le seul moyen pour sauver la Cité Lumineuse !

     - Je refuse ! rétorqua le comte. Tu ne te rendras pas, je te l’interdis !

     - Non seulement je vais me rendre, mais tu vas leur accorder ce qu’ils voudront ! Pendant cinq jours, tu vas faire comme si tu baissais la tête. Ils pourront faire faire ce qu’ils voudront. Mais à l’aube du sixième jour, révoltez-vous ! Chassez les intrus. Cependant, tu ne dois pas dévoiler ce plan tant que les armées de Branag seront à proximité. Et… Tryer, Alya et Alsved vont revenir rapidement. Prends bien soin d’eux ! »

       Laissant les autres stupéfaits, Estelle s’éloigna en courant. Elle bondit sur Alsved. Sa panthère la suivit comme à contrecœur. Sur un signe de sa main, les gardiens eurent la sensation déplaisante de perdre le contrôle de leur corps. La sorcière les obligea à ouvrir les portes de la ville. Lorsqu’ils se sentirent enfin libérés de son emprise, elle galopait vers le camp de Branag, hors de portée.

       La jeune fille s’arrêta non loin de l’entrée du camp. Elle mit pied à terre à un endroit où on ne pouvait la voir. Elle flatta avec douceur les naseaux de sa monture qui souffla dans son cou. Elle se pencha ensuite vers la panthère. Alya poussa un gémissement interrogatif. Estelle passa ses bras autour du cou du félin pour le serrer fort contre elle.

     « Alya ! Je te confie mon cousin Tryer, Ellynn ainsi que l’enfant qui va naître dont ils ignorent encore l’existence. Protège-les ! » Elle étouffa un sanglot. « Va, Alya ! Ramène Alsved à la Cité Lumineuse ! »

       La panthère poussa un feulement rauque. Elle donna un affectueux coup de langue à sa maîtresse avant de repartir pour la cité. La tête basse, Estelle s’avança à découvert. Elle n’attendit pas longtemps que les sentinelles s’approchent d’elle.

     - Qui va là ?

       Elle sentit sa gorge se serrer.

     - Je suis venue me rendre au seigneur Mikalyas, murmura-t-elle. Il me connaît sous le nom de Erin des Saules.

       Les deux guerriers sursautèrent. L’un d’entre eux pointa sa lame dans sa direction.

     - Surtout, ne bougez pas ! Va donc chercher le seigneur !

       Estelle ferma les yeux tandis que le soldat la toisait avec méfiance. Au bout de quelques instants, Enyales de Rodis fit son apparition. Il écarquilla les yeux. D’un geste brusque, il attrapa la jeune fille par les cheveux, la forçant à lever la tête vers lui.

     - Tu es Estelle des Brumes, pas celle que le seigneur recherche ! Pourquoi as-tu menti ? Tu pensais pouvoir sauver ta pitoyable cité ? La colère de mon maître sera terrible…

     - Je suis celle que le seigneur Mikalyas cherche ! répliqua-t-elle d’une voix tremblante. Je vous le jure !

       Sans répondre, Rodis la frappa au visage avec force. Elle s’effondra sur le sol, retenant un cri de douleur. Elle se remit debout rapidement. L’ancien général du royaume d’Arkanie la frappa de nouveau. Une goutte de sang perla de sa lèvre inférieure.

     - Rodis, puis-je savoir ce que vous faites ?

       Estelle se retourna vers le nouveau venu. Son cœur se mit à battre plus vite.

     - Erin des Saules n’est pas pour vous ! continua l’homme au regard pénétrant. Vous avez suffisamment d’esclaves pour assouvir vos pulsions sadiques ! Cette fille-là m’appartient !

     - Mais, seigneur Mikalyas ! Elle ment, son nom est Estelle des Brumes !

     - Estelle des Brumes ? Joli nom ! Dit-il vrai ?

       Estelle voulut reculer mais Mikalyas l’attrapa par le bras.

     - Réponds !

     - Il dit vrai, seigneur.

       Il l’observa attentivement. Son sourire s’accentua tandis qu’il plissait les yeux.

     - Favian ! Apporte-moi les chaînes ! Mon esclave a honoré son rendez-vous. »

       La jeune fille tressaillit en lisant le message que les yeux verts lui envoyaient. Prise de panique, elle voulut se libérer. Il resserra sa prise sur son poignet avec un sourire amusé. Le serviteur revint rapidement. Il se chargea de lier les poignets d’Estelle avec des lourds bracelets de métal.

     - C’est juste une précaution, pour que tu ne me fausses pas compagnie une fois encore ! expliqua Mikalyas, qui ne la quittait pas des yeux. Viens maintenant, Erin, à moins que ce ne soit Estelle ? Je vais te présenter à quelqu’un.

       Sans résister, elle se laissa entraîner dans une tente de forme circulaire, montée autour d’un pilier central. Mikalyas fit un grand sourire en prenant sa captive par la nuque.

     - Mon père, voici la fille dont je t’avais parlé ! Mais elle semble avoir changé de nom depuis la dernière fois.

     - Ah oui ? Après tout, que t’importe son nom ?

       Sous la poigne de fer de son ravisseur, Estelle dut s’agenouiller devant l’homme assis sur un grand siège de bois. Il paraissait âgé d’une cinquantaine d’années, mais l’intensité de son regard laissait deviner qu’il était beaucoup plus vieux. Estelle baissa la tête. Elle savait que Branag ne pourrait lire dans ses pensées que ce qu’elle voudrait bien qu’il y trouve. Pourtant, elle ne put s’empêcher de ressentir une grande terreur.

     - Ma curiosité me pousse à vouloir comprendre, père. Je voudrais bien savoir pourquoi elle m’a menti. Que penses-tu d’elle ?

       Le prince d’Andral se leva. Il observa la silhouette agenouillée devant lui d’un air approbateur.

     - Tu ne m’avais pas menti, elle est vraiment très belle. Fine et racée ! Elle pourra te donner des descendants magnifiques, au regard vert.

       En entendant ces mots, Estelle sursauta violemment.

     - C’est impossible ! cria-t-elle. Je ne peux pas !

       Furieux, Mikalyas la frappa sur la nuque. Elle roula au sol.

     - Tu n’as pas voix au chapitre, esclave !

       La jeune fille se releva tant bien que mal. Son regard plein de larmes implora Branag.

     - Seigneur Andral, écoutez-moi ! Mon nom est Estelle des Brumes !

       Le regard du sorcier se fit plus aiguisé.

     - Comment as-tu dit ? Des Brumes ?

       Le sorcier s’approcha d’elle. Il la força à le regarder dans les yeux.

     - Oui, seigneur ! Je suis la fille de Sandrun des Brumes ! Vous comprenez…

     - Tais-toi, esclave ! ordonna Mikalyas, agacé.

      Mais je suis ta sœur, Mikalyas ! Je suis ta jumelle !

       Le jeune homme blond resta interloqué tandis que le prince d’Andral étudiait Estelle avec attention.

     - Je ne te mens pas, Mikalyas ! continua-t-elle. Depuis que tu as disparu, j’espère en vain de tes nouvelles. Mais lorsque je t’ai retrouvé, tu ne m’as pas reconnue ! C’est pour ça que je t’ai caché mon nom, désespérée de voir que tu m’avais oubliée !

     - Tais-toi ! répéta son frère tandis que son père adoptif ébauchait un petit sourire.

     - Elle a raison, Mikalyas. Vous êtes frère et sœur. Mais tu ne peux pas la reconnaître, puisque tu ne l’as jamais vue !

     - C’est faux, Mikalyas ! protesta-t-elle. Nous avons les mêmes parents ! Il t’a enlevé après les avoir tués lorsque tu avais dix ans ! Tu dois te souvenir !

       Branag ne put s’empêcher de ricaner.

     - Quoi qu’elle dise, cette fille t’appartient, Mikalyas. Il est vrai qu’elle est ta sœur. Cela ne l’empêchera pas de devenir une compagne parfaite pour toi. Elle pourra être mère de tes enfants, de mes héritiers.

       Ébranlé, le jeune homme blond resta muet quelques secondes en contemplant la jeune femme qui se cachait le visage entre les mains.

     - Non, dit-elle simplement. Je ne serai pas la mère de ses enfants.

     - Comment comptes-tu faire pour t’y opposer ?

     - Pour le moment, je ne peux pas avoir d’enfants, messire ! lança-t-elle.

       Le prince d’Andral sursauta. Dans son regard sombre une lueur d’étonnement inquiet apparut.

     - Pas d’enfant ? Comment le sais-tu ?

     - Vous ne pouvez pas avoir d’enfant. Je ne peux pas en avoir non plus, seigneur Branag ! lança Estelle d’une voix froide. Non seulement je suis la fille de Sandrun des Brumes mais je suis aussi son héritière.

       Mikalyas fit aller son regard du seul père qu’il reconnaissait à l’esclave à ses pieds, étonné de l’assurance affichée par la fille comme de voir le prince d’Andral aussi déstabilisé.

       Estelle ferma les yeux en sentant l’esprit de Branag s’immiscer dans son cerveau. Elle rassembla toute sa volonté pour résister à l’invasion, sachant qu’il valait mieux laisser filtrer quelques informations peu importantes pour mieux protéger les autres.

     - Tu es forte ! finit-il par dire. Décidément, ton père aura encore une fois réussi à me surprendre ! Il savait qu’il allait mourir, mais il a tout fait pour que je croie que c’était Mikalyas qui avait hérité de la sorcellerie.

       Le jeune homme fronça les sourcils.

     - Alors tu m’as menti ? C’est elle qui dit vrai ?

     - Oui, ton vrai père t’a sacrifié pour la sauver, elle. Moi j’ai pris soin de toi !

       Mikalyas haussa les épaules.

     - Quelle importance ! À défaut d’être mon épouse, elle sera ma servante. Peu importe qu’elle ne puisse pas avoir d’enfant !

       Branag sourit. Estelle sentit un grand froid l’envahir. Elle concentra toute son énergie à protéger son esprit.

     - Mon cher fils, je ne te remercierai jamais assez. Grâce à toi, nos ennemis viennent de perdre le seul atout qui aurait pu retarder leur chute. Petite fille, je viens de rendre tous tes pouvoirs impuissants. À part résister à mon invasion cérébrale, tu ne peux plus rien faire ! Elle est à toi, mon fils.

       Le sourire de Mikalyas s’élargit. Il obligea la jeune fille à se relever pour l’emmener dans une autre tente.

     - Viens donc, ma sœur… Ce soir, tu vas avoir le privilège d’être tout à la fois ma servante, mon coiffeur, mon majordome…

     


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  •   Lorsque la désagréable sensation de vertige se fut dissipée, Cœlian ouvrit les yeux. Il se trouvait maintenant dans l’épaisse forêt qui couvrait une partie du territoire de la capitale arkanienne. Il crispa les poings. Elle l’avait fait ! Elle l’avait envoyé loin d’elle contre son gré. Une fois de plus,  Estelle n’avait pas tenu compte de sa décision, ni de sa volonté. C’était elle qui avait choisi pour lui. La colère bouillonnait dans ses veines. Un cri strident le fit sursauter. Il se retourna brusquement, la rage crispant ses traits. Deux cavalières écarquillaient les yeux en le regardant, terrifiées. La panique les saisit devant son air furieux. Soudain calmé, il secoua la tête d’un air désabusé.

    « Voilà qui ne va pas arranger ma réputation de démon ! » songea-t-il.

    - Une apparition démoniaque ? Un monstre ? Vous avez dû rêver !

      Quelques instants après, le prince d’Arkanie pénétrait dans la clairière, suivi de son escorte. Il poussa une exclamation de surprise en mettant pied à terre, reconnaissant son ami.

      Le chevalier de Mandaly l’imita. Les deux hommes se donnèrent une accolade fraternelle.

    - Je suis vraiment heureux de vous revoir, mon prince !

    - Moi aussi ! Mais dis-moi ? Aurais-tu vu une horrible apparition ?

      Les deux cavalières cachées derrière les chevaliers piaillèrent de nouveau.

    - C’est lui ! C’est un démon ! Il est apparu venue de nulle part au milieu de la clairière ! Dans un tourbillon de fumée ! C’est le démon de Mandaly ! »

      Le chevalier et le prince éclatèrent de rire.

    - Décidément, tout ce que je fais me ramène à cette réputation ! soupira-t-il comiquement. Pourtant, cette fois je n’y suis pour rien ! C’est l’œuvre d’Estelle !

    - Tu as retrouvé Estelle des Brumes !

      Cœlian hocha la tête, sa colère momentanément oubliée rejaillit, lui rappelant au passage le sort de la cité Lumineuse.

    - Mon prince, il serait peut-être mieux que nous rentrions au palais. J’ai des nouvelles à vous transmettre.

      Le visage soudain sérieux du chevalier inquiéta le prince plus qu’il ne l’aurait souhaité.

      Moins d’une heure plus tard, Cœlian était installé dans ses appartements du palais de Koralia. Le prince Arnald et sa femme Lyjane écoutaient son récit, bouche bée.

    - Lorsque cet ultimatum nous a été donné, cette petite idiote d’Estelle a choisi de s’y soumettre. Comme je ne voulais pas la laisser, elle m’a forcé à lui obéir. Elle m’a envoyé ici par magie !

    - Tu es donc fiancé à Estelle des Brumes ! Une sorcière pour un démon ! Qui d’autre aurait pu te convenir ?

    - Je ne suis pas bien sûr de le rester, après ce coup-là, murmura-t-il d’une voix froide que seul Arnald entendit.

    - Je suis heureuse pour vous, Cœlian. Par contre, les autres nouvelles que vous nous rapportez sont alarmantes, fit la princesse, en posant des mains protectrices sur son ventre qui commençait à s’arrondir.

    - Si ce Branag possède un tel pouvoir, notre seul espoir réside en la présence d’un autre sorcier, ou d’une sorcière ! soupira Arnald. Je ne comprends pas ce qu’Estelle veut faire ! Elle devrait être ici, avec nous !

    - Nous avons des pistes très lacunaires, expliqua Cœlian. Estelle a rencontré une prophétesse qui lui a donné quelques indications. Pour vaincre Branag, il faut juste libérer un dragon.

    - Un dragon ? Tu es devenu fou !

    - Et ce dragon serait dans la Cité Perdue…

      Arnald baissa la tête, démoralisé.

    - La Cité Perdue… Celle dont personne ne sait où elle est !

    - Arnald, où en est la défense du royaume ?

    - Tout le monde est en alerte maximale. Je vais envoyer des messagers dans tous les villages pour renforcer les dispositifs déjà prêts.

    - Alors, j’ai besoin de votre permission.

    - Ma permission ? Pour quoi faire ?

    - Je dois descendre dans la tour des archives. Pour cela, il me faut un laissez-passer, signé de votre main.

      Arnald fronça les sourcils, soucieux.

    - J’aurai besoin de toi sur le front, tu es un meneur d’hommes dont je peux difficilement me passer. Que vas-tu y faire ?

      Contrairement à son habitude, il n’y avait ni moquerie ni désinvolture dans l’expression de Mandaly. Seulement une froide détermination.

    - Je dois explorer notre seule piste, celle de cette cité Perdue. Le père d’Estelle a déjà affronté Branag. Il aurait laissé aux archives un compte-rendu de ce combat. Je dois aller vérifier, histoire que cette petite inconsciente ne soit pas allée se jeter en vain dans la gueule du loup. Elle a intérêt à avoir eu raison ! »

      Arnald hocha la tête. La loyauté de son ami n’était pas à prouver.

    « Fais au plus vite, nous avons besoin de toi. »

     

    uuu 

     

      Dès que les premières lueurs de l’aube apparurent à l’horizon, le chevalier de Mandaly quitta le château. Koralia était une ville au moins trois fois plus étendue et peuplée que la Cité Lumineuse. Elle était construite sur deux collines, dominées chacune par deux très beaux bâtiments. Sur la plus haute colline, les murs du château des rois d’Arkanie défiaient le temps depuis plus de mille ans. Leurs pierres alternativement rouges et noires faisaient fièrement face à la tour des archives, construction ronde dont le marbre blanc prenait des teintes rosées avec le lever du soleil.

      À la porte de la tour, le gardien observa le chevalier pendant quelques instants avant de vérifier son laissez-passer.

    « Je n’aurai jamais cru vous voir ici un jour, chevalier ! » s’exclama-t-il d’un ton moqueur.

    - Moi non plus, maître Darylan ! rétorqua Cœlian avec le sourire. Il faut croire que vos recommandations ont fini par porter leurs fruits, mon cher maître !

    - Plus de dix ans après ? Vous vous moquez, démon de Mandaly !

    - Dire que ce qualificatif que vous aviez attribué à un enfant trop impulsif et turbulent s’est mué en réputation sulfureuse !

    - Entrez donc, Cœlian. Je suppose que vous cherchez quelque chose de particulier ?

      Cœlian hésita. Il aimait beaucoup le vieux professeur qui avait pris en charge son éducation ainsi que celle du prince jusqu’à ce qu’ils soient en âge d’être adoubés. Il décida d’avoir confiance en lui.

    - Je cherche des renseignements sur la cité Perdue, à l’époque où le sorcier Branag voulait s’emparer de l’Arkanie.

      Darylan fronça les sourcils.

    - La cité Perdue ? Vous ne comptez tout de même pas partir à l’aventure avec les rumeurs d’attaque qui courent ?

    - Non, rassurez-vous ! Je fais ces recherches pour le compte d’une amie, une fille insupportable, mais qui pourrait bien se révéler notre dernier espoir.

    - Venez avec moi, Cœlian. Mon remplaçant arrive pour surveiller l’entrée. Je vais vous aider.

      Cœlian suivit le vieil homme à l’intérieur de la tour.

    - Que de livres ! s’exclama-t-il en respirant cette odeur caractéristique de papier ancien, d’encre et de colle .

    - Et vous n’avez pas encore tout vu, chevalier. La tour comprend dix étages en surface, à peu près autant en sous-sol. Ce qui vous intéresse se situe au premier sous-sol. On construit environ un étage par siècle…

    - Au premier sous-sol ? Mais comment peut-on voir quelque chose ? Je suppose que les torches ou lampes à huile sont proscrites, avec tout ces matériaux combustibles !

    - Il y a un système très ingénieux de miroirs qui renvoient la lumière du jour, chevalier ! Auriez-vous déjà oublié les leçons de votre professeur ? »

      Un peu anxieux, Cœlian descendit une dizaine de marches d’escalier à la suite de Darylan, affolé par la quantité de documents que comportait chaque étagère.

    - Nous y voici ! Les archives du royaume d’Arkanie, datant entre neuf cent et mille années. Nous y trouverons les plans de construction des cités et de leurs bâtiments principaux, les différentes chroniques rapportant les événements ayant jalonné cette période en Arkanie en particulier, comme sur Mystia.

    - Mettons-nous au travail ! s’exclama Cœlian.

      Pendant toute la journée, les deux hommes restèrent courbés sur la table, parcourant les archives non sans ressentir une certaine émotion. Darylan finit par renoncer en fin d’après-midi. Il ne comprenait pas.

    - Cœlian, que cherchez-vous encore ? Nous avons trouvé l’histoire de cette cité, son vrai nom, Fyst, les dates et les plans du grand manoir du baron de Fyst, le créateur de la ville. Nous ne trouverons plus rien de tangible !

      Le chevalier de Mandaly soupira.

    - Nous n’avons encore rien vu qui parle de la malédiction qui frappe cet endroit, maître Darylan ! Comment se fait-il qu’une ville manifestement prospère devienne un lieu fantôme du jour au lendemain ? Personne n’a donc jamais su les causes de cette chute subite ? Et cette histoire de dragon…

      Le vieil homme sursauta.

    - Un dragon ? Vous avez perdu la tête, Cœlian. Ces créatures ont disparu il y a bien longtemps !

    - Pourtant, ma sorcière m’a dit qu’un dragon attendait qu’on le libère, dans la Cité Perdue.

    - Vous avez rencontré une sorcière ! s’exclama Darylan, ébahi.

    - Une sorcière tellement maligne que, même furieux contre elle comme je le suis, je continue à faire ses quatre volontés !

    - Puis-je savoir son nom ?

    - Estelle des Brumes.

    - Des Brumes ? Comme… Sandrun des Brumes ?

    - C’était son père.

      Le regard de Darylan parut soudain très lointain. Cœlian s’inquiéta de cette fixité.

    - Maître ? Ça ne va pas?

    - Des Brumes… Des Brumes… marmonna le vieillard. Ça me rappelle quelque chose… Un dragon… Sandrun… Ça y est ! Je me souviens !

      Stupéfait, le chevalier de Mandaly le vit se mettre à courir sur ses jambes frêles vers un mur couvert de registres. Il se haussa sur la pointe des pieds, sans succès.

    - Cœlian ! Venez m’aider !

    - Lequel dois-je prendre ?

    - Les trois livres à la couverture vert émeraude, là-haut.

      En s’appuyant sur le mur, une porte dissimulée par un vieux rideau de velours vert céda. Cœlian se rattrapa comme il put à l’étagère tandis qu’un nuage de poussière les nimbait d’une substance grisâtre, provoquant une avalanche d’éternuement.

    - Ça alors ! s’exclama le gardien des archives. Je n’avais jamais remarqué qu’il y avait une pièce ici !

      Cœlian tendit le bras pour attraper les volumes désigné par le vieil homme.

    - Ça y est Darylan, je l’ai !  Darylan ? Que se passe-t-il ?

      Le vieil homme était figé, les yeux braqués sur quelque chose, derrière lui. Il se retourna brusquement, dégainant la dague qu’il portait à la ceinture. Une silhouette évanescente flottait devant la porte qui venait de s’ouvrir.

    - Qui êtes-vous ?

      La jeune femme à la chevelure mauve sembla se concentrer. Elle perdit son allure fantomatique. Son sourire semblait apaisant mais Cœlian eut un mouvement de recul à la vue de son regard couleur de rubis.

    - Range ton arme, chevalier Mandaly. Je ne te ferai aucun mal. Ne vous inquiétez pas, maître Darylan ! Asseyez-vous donc avant de vous effondrer !

      Le vieux gardien s’assit sur une chaise, tandis que Cœlian continuait à l’observer d’un air méfiant.

    - Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entrée ici ? Comment connaissez-vous mon nom ?

      Elle éclata d’un rire franc et joyeux.

    - Du calme, Cœlian ! Maître Darylan ? Je dois absolument parler au chevalier de Mandaly, en privé. Quoi qu’il puisse se passer, faites en sorte que personne ne descende ici ! Notre entretien risque de durer très longtemps, sans conséquences graves pour le chevalier. C’est ma magie qui en sera cause. Voudriez-vous bien veiller sur nous de l’extérieur ?

      Le vieil homme subjugué par l’apparition fit une profonde révérence.

    - Je vous laisse, belle dame. Mais je vous en prie, ne faites pas de mal au chevalier !

      Lyanis sourit en regardant le gardien trottiner jusqu’aux escaliers.

    - Il est parti ! Alors, maintenant, je veux savoir qui…

    - Que d’impatience ! Laisse-moi le temps de répondre, avant de poser toutes tes questions ! Tu connais mon nom par Estelle. Je suis Lyanis des Warjanyans.

      Cœlian acquiesça. Ces traits caractéristiques dépeints par Estelle, les cheveux violets, les yeux rouges ne pouvaient être un hasard.

    - En effet, elle a prononcé votre nom.

    - Pour ce qui est du reste, tu n’as pas besoin de le savoir. Le journal de Sandrun te sera très utile. Concentre toi sur le premier volume. Sur une des cartes, la cité Perdue n’est pas désignée par son vrai nom, mais par celui de Karystean qui y apprenait la magie. C’est ce qui lui a permis d’échapper au sortilège d’effacement lancé par Branag avant sa neutralisation. Je l’ai découvert, il y a seulement quelques décennies, lorsque maître Darylan a lu ces volumes. Mais il n’a pas trouvé cette pièce où je peux me matérialiser. Localiser Fyst vous permettra de libérer Lauréan.

    - Lauréan ?

    - C’est le nom du dragon Yphaste seul capable d’arrêter ce maudit sorcier.

    - Je dois retrouver Estelle !

    - Pas tout de suite, Cœlian. Je n’ai pas fini. Je sens une profonde colère en toi. Contre Estelle ?

    - Je suppose que vous êtes une sorcière, vous aussi ! lâcha froidement le jeune homme. Sachez que je déteste me sentir complètement désarmé face à quelqu’un. Or, face à elle, je sais que j’aurai toujours le dessous. Elle peut m’obliger à faire ce qu’elle a décidé ! Je ne peux rien pour l’en empêcher !

    - C’est là où tu fais erreur, mon cher Cœlian. Car si Estelle est une sorcière, en revanche, toi…

    - Moi quoi ? s’inquiéta-t-il.

    - Tu es un ange, Cœlian. Tu es en fait son ange gardien.

    - Je suis quoi ?

    - Tu es un ange. »

      Le chevalier de Mandaly écarquilla les yeux avant de partir soudain d’un rire inextinguible. « Le démon… de Mandaly… est un… ange ! » hoqueta-t-il.

      Lyanis eut un sourire amusé en lui désignant un siège.

    - Voyons Cœlian ! Réfléchis ! Pourquoi es-tu qualifié de démon ?

    - Pour ma chance incroyable ! Il paraît que j’ai un regard insoutenable pendant un combat selon mes adversaires. Selon les femmes, c’est plutôt irrésistible. Je crois surtout que c’est parce que j’étais insupportable, étant petit !

    - Ta chance, Cœlian, vient du fait que tu es un ange. Ce regard qui impressionne tant est dû aux pouvoirs dissimulés au fond de toi.

      Perplexe, le chevalier de Mandaly comprit qu’elle ne plaisantait pas.

    - Cela signifie-t-il que je ne suis pas humain ?

      Lyanis secoua la tête.

    - Bien sûr que si ! Tu es humain, Cœlian, tout comme le prince, Estelle et même Branag. Simplement, certains humains naissent avec des pouvoirs particuliers. Tu as vu ceux d’Estelle mais tu ne connais pas encore les tiens.

    - J’ai des pouvoirs comme Estelle ?

    - Les anges comme les sorciers ont des pouvoirs intrinsèques, qui ne nécessitent pour eux aucun apport d’énergie, aucune formule particulière. Ce sont comme des muscles qu’il faut apprendre à faire travailler. D’autres pouvoirs peuvent s’acquérir dans les livres, mais ceux-ci nécessitent souvent un soutien énergétique. Si tu veux un exemple, Estelle n’a pas en elle le pouvoir de déplacer des gens comme elle l’a fait pour toi. C’est pour ça qu’elle a dû avaler une décoction avant et après, de manière à avoir assez d’énergie. Par contre, lire dans les esprits, prendre possession d’un corps, avoir des visions, c’est aussi facile pour elle que mettre une flèche dans sa cible pour toi !

    - Vous voulez dire que je peux pratiquer la magie ?

    - En effet. La particularité des anges, c’est qu’ils peuvent, s’ils le décident, être complètement imperméables au pouvoir des sorciers… Et des sorcières !

      Stupéfait, Cœlian se prit la tête dans les mains.

    - Comment puis-je posséder des pouvoirs à mon insu ? Depuis bientôt trente ans que je suis né, ils auraient dû se manifester !

    - Ils se sont déjà manifestés ! Ta chance, Cœlian ! Ta capacité à prévoir les gestes de tes ennemis lors de combats, ta résistance face à la douleur, ton pouvoir de séduction… Quelle femme t’a résisté ? Pas même Estelle ! Mais tu n’as jamais vraiment eu besoin de ces pouvoirs. Même lorsque Estelle t’a envoyé ici malgré toi ! Il fallait que tu viennes ici pour apprendre qui tu étais. Cette pièce est le seul endroit où je peux apparaître et parler sans aucun sortilège pour m’en empêcher ! Maintenant, Estelle va vraiment avoir besoin de ta protection.

    - Qui va m’enseigner ce que je ne sais pas ?

    - Je vais te montrer tes pouvoirs particuliers. Pour ce qui est des autres, tu les apprendras au fur et à mesure, dans des grimoires, ou enseignés par des anges ou des sorciers… Mais ils ne te seront pas aussi indispensables que tes pouvoirs propres.

      Cœlian secoua la tête.

    - Je nage en pleine folie ! Le démon de Mandaly, un ange !

    - Tu peux continuer à passer pour un démon, si tu préfères ! C’est exactement la même chose. Sauf que les démons n’ont personne à protéger, tandis que toi, tu es l’ange gardien de la sorcière Estelle.

      Il songea à ce besoin irrépressible de la protéger depuis la première fois où il avait croisé son regard. Tout devenait évident, maintenant.

      Pendant plus de trois jours, Lyanis montra son potentiel à Cœlian qui allait de surprise en surprise. Lorsqu’il réussit à se dématérialiser pour réapparaître à l’extérieur, puis revenir à son point de départ, il eut du mal à réaliser. L’étrange inconnue hocha la tête.

    - Je crois que tu sais l’essentiel. As-tu d’autres questions ?

    - Quelle est la différence entre ange et sorcier ?

      Lyanis soupira.

    - L’immortalité et le type de pouvoirs. Tu auras une durée de vie similaire à celle d’un humain, tandis qu’un sorcier peut vivre tant qu’il n’est pas tué par un autre sorcier, ou un humain très puissant. Mais un sorcier peut choisir d’être mortel. D’autre part, tes pouvoirs ne sont pas offensifs. Sans formules, tu es incapable d’attaquer. Tu peux seulement défendre. Tu dois protéger Estelle.

      Cœlian ferma les yeux.

    - Si je vous comprends bien, ma rencontre avec elle était programmée !

    - Votre collaboration était programmée, mais pas vos sentiments. Les sorciers et leurs anges vivent en général à proximité, mais pas ensemble. Aucun pouvoir magique ne peut prévoir ce genre de chose. Dans le domaine de l’amour, chacun garde son libre arbitre. L’ange gardien d’Aslyan, l’ancêtre d’Arnaud, était un homme marié et amoureux de sa femme. Cœlian, maintenant tu dois aider Estelle à s’enfuir. Branag a découvert qu’elle était une sorcière. Elle est prisonnière, impuissante à se libérer ou à te contacter. J’ai épuisé mon énergie pour rester, Cœlian ! Adieu !

    - Non, Lyanis ! Ne partez pas !

      La jeune femme en mauve disparut progressivement, comme un nuage qui se dissipe. Cœlian quitta la petite pièce cachée. Le soleil se couchait à la surface : le rayon de lumière qui lui parvenait était sur le point de disparaître. Il se hâta de remonter. Darylan l’accueillit d’une exclamation soulagée.

    - Cœlian ! Enfin ! Je me faisais du souci !

    - Pourquoi donc ? Il n’y a pas si longtemps que ça, que vous êtes remonté, maître Darylan !

    - Mais Cœlian… Cela fait quatre jours que vous êtes en bas !

      Le chevalier eut un sursaut.

    - Quatre jours ! Mais, il m’a semblé que ça n’avait duré que quelques heures… Sans doute une distorsion due à son pouvoir magique. »


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  • « Un quoi ? Tu te moques de moi, Cœlian !

      Le chevalier laissa échapper un petit sourire narquois.

    - Loin de moi cette idée, mon prince ! En fait la personne qui m’a révélé cet intéressant secret m’a dit que c’était pareil que les démons, sauf que je protégeais une sorcière. Je serai donc un ange !

    - Mandaly, tu es devenu fou !

      Cœlian disparut pour se retrouver derrière le prince Arnald qui sursauta.

    - C’est moi qui devient fou !

    - Oh que non, mon cher ami ! Vous avez survécu aux révélations d’Estelle, vous accepterez bien les miennes ! Bref, je vais donc vous laisser pour tenter de retrouver cette petite sorcière à qui j’ai deux mots à dire. Nous essaierons de trouver ce fichu dragon au plus vite. Sinon, nous nous reverrons auprès de la grande Déesse !

    - Tu es un impossible démon, Cœlian ! »  

      Après avoir présenté ses hommages à la princesse Lyjane, Cœlian, monté sur Morvack, expérimenta son pouvoir. Il ferma les yeux, toutes ses pensées tournées vers la Cité Lumineuse. Lorsqu’il les rouvrit, il se trouvait dans les écuries du château, fort heureusement désertes. « Je vais finir par m’effrayer moi-même ! » murmura-t-il. La porte s’ouvrit brusquement. Cœlian recula pour se cacher dans l’ombre. Il observa les deux lads qui s’installèrent dans la paille, manifestement inquiets. Ils avaient une quinzaine d’années.

    - Ce Rodis est un monstre, Danyald ! Il considère toutes les femmes de chambre comme ses servantes personnelles !

    - Je sais ! soupira le second. Malouria est venue pleurer dans notre chambre vers la fin de la nuit. Ma sœur n’arrivait pas à la calmer. Il l’a forcée, ce salaud ! Elle a à peine treize ans ! Heureusement qu’Itilène est un peu guérisseuse.

    - Ce que je crains, c’est qu’il ait fait du mal au comte et à la comtesse.

    - Pas encore, heureusement ! Il a enchaîné notre comte et son fidèle lieutenant Kendal dans le donjon du haut. La comtesse est consignée dans sa chambre.

    - Il faut que nous allions les aider !

      Le plus jeune des deux lads regarda son ami avec une mine de conspirateur.

    - Je suis allé voir la comtesse, hier. Elle m’a demandé d’attendre ce soir avant d’aller rejoindre son mari. Viendras-tu avec moi, Lucidan ?

      Touché par la détermination des deux adolescents, Cœlian sortit de l’ombre.

    - Bonsoir les gars !

      Les garçons sursautèrent, puis, sans se concerter, tirèrent leur dague pour le menacer.

    - Vous ne raconterez à personne ce que vous avez entendu ! menaça le plus âgé. Danyald ! On y va !

      Sans bruit, le chevalier disparut. Il réapparut juste derrière eux. Il les désarma d’un même geste en leur souriant amicalement.

    - Calmez-vous, les jeunes ! Je ne suis pas un ennemi ! Je suis Cœlian de Mandaly !

    - Le fiancé de damoiselle Estelle ! s’exclama Lucidan en reconnaissant le sourire narquois. Comment vous avez réussi un truc pareil ?

    - Disons que je suis vraiment un démon ! Vous deux, vous restez là. Je vais aller libérer Tryer. Lorsque ce sera fait, nous vous rejoindrons ici pour préparer la libération de la ville. Mais d’ici là, pas un mot à quiconque ! Pas d’initiative désastreuse ! Vous êtes d’accord ?

    - À vos ordres, chevalier ! s’exclamèrent les deux adolescents, les yeux brillants.

      Sous leurs yeux ébahis, Cœlian disparut dans un éclair bleu.

      Dans le donjon, Tryer et Kendal réfléchissaient à un moyen de se libérer lorsqu’une étrange lueur bleue les surprit.

    - Salut, Tryer ! Bonsoir Kendal ! Auriez-vous besoin d’un petit coup de main ?

      Les deux prisonniers restèrent bouche bée en découvrant le chevalier devant eux, nonchalamment adossé à la muraille. Il tenait dans sa main la clé des chaînes qu’il venait de subtiliser au geôlier.

    - Cœlian ! Comment est-ce possible ? Estelle est avec vous ?

      Le sourire du chevalier s’éteignit instantanément. Il détacha les deux hommes qui se frictionnèrent les poignets

    - Non ! Mais avant de penser à ma sorcière préférée, il faut libérer la Cité Lumineuse de cette pustule qui la dirige. Rodis contrôle de moins en moins ses ardeurs ! Dans l’écurie, il y a deux écuyers qui brûlent d’envie de se révolter. Danyald et Lucidan, je crois. Nous allons les rejoindre !

    - Mais comment ? protesta Kendal, en désignant la porte close.

    - Très simplement !

      Cœlian posa ses mains sur les épaules des deux hommes. Une fraction de seconde plus tard, ils étaient de retour dans l’écurie.

    - Ahh ! sursautèrent les enfants.

    - Tais-toi, Dany ! C’est le chevalier de Mandaly ! Oh ! Comte Tryer !

      Les adolescents étaient désormais trois. Ils semblaient désespérés. Cœlian comprit que sa magie n’était pas la cause.

    - Danyald ! Lucidan ! Qu’y a-t-il ?

    - C’est… la comtesse ! Ce chien de Rodis est monté dans sa chambre il y a cinq minutes !

      Sans réfléchir, Cœlian attrapa le comte par la manche de son habit.

    - Kendal ! ordonna-t-il. Organisez vite la reprise de la cité.

      Le lieutenant Kendal de Barenn n’eut pas le temps de répondre, qu’ils avaient disparu.  Ils se transportèrent dans la chambre d’Ellynn.

      Clouée sur son lit, la jeune femme se débattait avec rage tandis que l’ancien général d’Arkanie essayait de déchirer ses vêtements, sans succès.

    - Je vais t’apprendre ce que c’est qu’un véritable homme, fillette ! susurrait-il. Tu ne le regretteras pas, tu vas voir !

    - Espèce de porc ! cria Tryer, fou de rage.

      Enyales se retourna, le visage congestionné.

    - Queffelec ! Mandaly !

      Cœlian sourit en tendant son épée à Tryer.

    - Je vous en prie, Tryer. J’avais rêvé de l’écorcher moi-même mais les circonstances font que vous avez la priorité !

      Rodis rajusta ses habits à la hâte. Il se jeta sur son épée.

    - Quand tu seras mort, je continuerai à dresser ta femme !

      Tryer respira profondément pour se calmer. Il se mit en garde.

      Tandis que les deux bretteurs croisaient le fer, Cœlian rejoignit Ellynn qui tremblait sans pouvoir s’arrêter.

    - Ellynn ! murmura-t-il en l’aidant à passer une tunique. Restez calme. Ne vous inquiétez pas. Rodis n’a aucune chance, Tryer va gagner.

      La jeune femme se blottit contre lui en reniflant.

    - Co… Comment en êtes-vous si sûr ?

    - Un ange veille sur votre mari, Ellynn ! plaisanta-t-il.

      En effet, les coups d’épée de l’ancien général restaient sans effet tandis que Tryer se déchaînait. Au bout de quelques minutes, l’épée de Rodis s’envola pour se ficher contre la porte en bois. Cœlian la récupéra. Enyales de Rodis comprit qu’il n’avait plus aucune chance.

    - Allez-y ! cria-t-il. Tuez-moi !

      Cœlian et Tryer échangèrent un regard.

    - Non ! fit le comte de Queffelec. Vous attendrez votre jugement dans les cachots de la Cité Lumineuse.

    - Je m’en charge !

      Enyales de Rodis ne comprit pas ce qui lui arrivait. En un éclair, il se retrouva enchaîné à la place de Tryer.

    - Rassurez-vous, on ne vous oubliera pas ! Enfin, peut-être pas… lança Cœlian avant de disparaître.

      Dans la chambre, Tryer et Ellynn sursautèrent en le voyant surgir du néant.

    - On discutera plus tard ! coupa-t-il. Venez.

      Dix secondes plus tard, une étrange réunion avait lieu dans les écuries. Trois écuyers et une quinzaine de soldats écoutaient les instructions de leur chef.

    - Nous allons prévenir tout le monde ! acquiesça Kendal. Dans moins d’une heure, tous les hommes valides de la Cité Lumineuse seront réunis dans la grande cour. Les quelques hommes à la solde de cet Andral de malheur ne feront pas long feu.

    - Ne tuez que les soldats de Rodis qui résistent à tout prix ! Je ne veux pas de massacre ! insista Tryer.

      Lorsque le soleil apparut à l’horizon, Cœlian venait d’arracher la dernière oriflamme aux armes des envahisseurs. Il la remplaça par les emblèmes de Queffelec. Un souvenir lui revint, lorsque Estelle avait présenté la reddition de sa ville, elle portait ces mêmes armoiries…

      Un grand cri de joie interrompit sa rêverie : « Vive le comte de Queffelec ! Vive le chevalier de Mandaly ! »

      Épuisé, Tryer sortit au devant de la foule.

    - Mes chers amis, aujourd’hui nous avons libéré la Cité Lumineuse de la domination de Rodis. Mais je ne peux pas vous garantir la paix. Car son maître, le seigneur d’Andral, peut revenir. C’est un ancien sorcier. Vous avez vu l’étendue de sa puissance. S’il vainc l’Arkanie, nous sommes perdus. Nous devons soutenir le prince de Koralia.

    - Nous nous battrons jusqu’au bout ! » hurlèrent quelques voix, aussitôt reprises en chœur.

      Après avoir pris quelques heures de repos, Cœlian rejoignit le comte dans la salle du conseil. Il comprit qu’il était attendu avec impatience.

    - Maintenant, Cœlian, j’exige que vous m’expliquiez ce que vous avez fait ! attaqua Ellyn, en lui tendant une chope d’hydromel. Vous êtes un sorcier, vous aussi ?

      Les hommes le regardaient avec attention, la réponse les intéressant au plus haut point.

    - Pas vraiment, soupira Cœlian. Promettez-moi de ne pas rire ! Voilà… Il paraît que je suis un… Un ange.

      Ellynn écarquilla les yeux tandis que Tryer ne pouvait s’empêcher de pouffer.

    - Tryer ! Vous m’aviez promis !

    - Je suis navré, Cœlian, mais c’est trop drôle !

    - Je sais, j’ai fait comme vous. Enfin, une inconnue, — sans doute une sorcière, ou un autre ange, je ne sais pas trop —, m’est apparue dans la bibliothèque de Koralia. Elle m’a informé de cet état de fait. Elle m’a enseigné quelques trucs avant de disparaître, par magie aussi. Donc, je suis capable de me déplacer instantanément, de me protéger contre les pouvoirs des sorciers et de faire quelques blagues stupides comme faire pleuvoir dans les maisons… Ça peut toujours être utile en cas d’incendie !

    - Incroyable ! soupira Kendal. Avant les révélations de damoiselle Estelle, si quelqu’un m’avait parlé de magie ou de sorcier, je lui aurai ri au nez !

      Cœlian tressaillit.

    - En parlant d’elle, qu’a-t-elle fait, après m’avoir expédié à sa guise ?

      Tryer baissa la tête. Ellynn prit la parole.

    - Après vous avoir fait disparaître, elle nous a ordonné de faire semblant de nous rendre pendant quelques jours, puis de nous rebeller lorsque les armées d’Andral seraient suffisamment loin. Elle, elle est partie se livrer à Mikalyas pour remplir sa part du marché. Alsved et Alya sont revenus une demi-heure après. J’ai dû enfermer la panthère dans la chambre d’Estelle pour éviter que Rodis ne la tue.

    - Je dois la retrouver. Il existe un moyen de détruire Branag, mais sans son aide, nous ne pouvons pas y arriver. Je vais essayer de rejoindre les troupes d’Andral, maintenant que j’ai repris des forces.

    - Attendez, Cœlian, avant de vous éclipser ! J’ai eu une discussion avec Kendal et mes guerriers. Nous savons que si l’Arkanie tombe, nous tombons aussi. Nous voulions envoyer les trois-quarts de l’armée à Koralia. Mais vos nouvelles capacités nous permettraient d’arriver là-bas avant Andral…

      Cœlian sursauta.

    - Mais je ne suis pas sûr de pouvoir tous vous transporter !

    - Il faut essayer ! s’exclama Kendal.

    - Le plus vite possible ! s’écria Tryer. Kendal va rester, mais ceux qui veulent partir sont en train de se rassembler à l’entrée de la ville. Venez !

      Cœlian se demanda si Estelle se trouvait dans le même état d’esprit la première fois qu’elle avait eu à réaliser quelque chose d’apparemment impossible. Il se morigéna : pourquoi est-ce que tout le ramenait toujours à cette fichue sorcière ?

      Lorsque Tryer eut rassemblé ses troupes, Cœlian ferma les yeux. Une immense fatigue s’abattit sur lui tandis que l’armée de Queffelec disparaissait. Kendal de Barenn le retint par le bras, pour éviter qu’il ne s’effondre.

    - Chevalier !

      Cœlian ne répondit pas, essayant de reprendre son souffle.

    - Whoah ! souffla-t-il au bout de quelques minutes. C’est comme si j’avais soulevé une barrique pleine de vin. Je pense que je manque encore de pratique !

    - Ils sont…

    - Là où ils voulaient être, à quelques minutes de Koralia. Tryer saura se débrouiller pour rencontrer le prince Arnald. Mon problème, c’est l’endroit où se trouve désormais Estelle.

    - Peut-être puis-je vous aider, à ce sujet ! La panthère de damoiselle Estelle est enfermée là-haut. Le temps que vous vous reposiez, je vais aller la chercher.

      Quelques minutes plus tard, un éclair sombre jaillit à côté de lui. Il fut renversé par la panthère qui posa ses pattes sur ses épaules. Elle entreprit de le débarbouiller avant de nicher sa tête dans son cou.

    - Moi aussi, Alya, je suis content de te voir, murmura-t-il en la caressant.

    - La panthère devrait vous mettre sur la voie ! fit Kendal en amenant Asveld et Morvack, qui piaffaient d’impatience. Cœlian donna une accolade chaleureuse au lieutenant.

    - La Cité Lumineuse est entre vos mains, Kendal. Mais je ne pense pas que vous risquiez quoi que ce soit tant que l’Arkanie n’est pas tombée ! Au fait, songez à nourrir Rodis de temps en temps, je l’ai mis dans le cachot où il vous avait enfermé ! »

     


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  • Il avait complètement bloqué les effets de ses pouvoirs. Les sanglots qu’elle retenait depuis le matin finirent par éclater.

    - Tu es opiniâtre ! lança le sorcier en pénétrant dans la tente, amusé. Tu ne me crois pas assez stupide pour te laisser avoir accès à la magie ? Si ?

      Sans lever la tête, Estelle comprit qu’il s’était assis sur le lit, juste devant elle.

    - As-tu réfléchi à ma proposition ? s’enquit-il. Laisse-moi entrer dans ton esprit. Accepte de devenir ma disciple ! Tu pourrais être l’égale de Mikalyas, au lieu de son esclave ! Tu pourrais même prendre sa place à mes côtés…

      Estelle se mit à sangloter de plus belle.

    - Pense à tout ce que tu as subi aujourd’hui ! Tu as fait tout ce qu’il t’ordonnait : t’occuper de son cheval, cheminer à pied à côté de lui, nettoyer ses vêtements, le servir à table… Alors que tu pourrais avoir le même luxe que lui.

      Comme elle ne répondait toujours pas, il poussa un soupir de dépit.

    - Tant pis pour toi.

      À cet instant, Mikalyas pénétra sous la tente. Branag se leva. Il fit un sourire navré à la jeune fille.

    - Je crois que ton service reprend, petite Estelle. Mais si tu décides de changer d’avis, fais-moi appeler ! Peut-être répondrai-je ?

      Lorsqu’il fut sorti de la tente, Mikalyas fixa sa sœur d’un regard sombre.

    - Eh bien ? Ne reste pas plantée là ! Viens m’aider à enlever ces vêtements sales ! Vite !

      Estelle baissa la tête en s’approchant de lui. Vautré sur sa couche, il étendit les jambes.

    - Enlève moi ces bottes !

      Elle s’exécuta. Sans jamais le regarder en face, elle le débarrassa de ses vêtements. Il se glissa dans l’eau chaude avec délice. Anticipant ses ordres, elle prit le savon pour le laver. Il ne la quittait pas des yeux. Le sourire qui déchirait le cœur d’Estelle apparut sur ses lèvres. Lorsqu’il souriait ainsi, il semblait vraiment être encore le jeune garçon qui vivait toujours dans ses souvenirs.

    - Ce bain était délicieux, petite sœur ! Tes mains sont si douces.

      Dans une gerbe d’eau, il jaillit de son bain. Estelle détourna les yeux. Comme chaque soir depuis une semaine, elle dut l’habiller, consciente qu’il ne perdait pas une occasion pour l’effleurer.

    - Dépêche-toi de vider cette baignoire. Nettoie toute cette eau ! ordonna-t-il soudain d’un ton dur qui tranchait avec sa voix pleine de séduction d’un instant avant.

      Elle attendit qu’il ait quitté la tente pour se remettre à pleurer tout en lui obéissant. Malgré la perte de ses pouvoirs, elle avait tenté de s’échapper le premier jour de leur voyage. Mais Mikalyas l’avait rattrapée dans la forêt. Le châtiment qu’il lui avait alors infligé avait été si douloureux qu’elle en tremblait encore. Lorsqu’elle eut terminé, elle se blottit au pied de la couche, là où elle dormait tous les soirs. Elle ferma les yeux, espérant prendre un peu de repos avant les prochains ordres de son frère.

      Une étrange impression la fit soudain lever la tête. Un nuage luminescent bleu apparut au milieu de la tente. Cœlian se matérialisa devant elle. Elle écarquilla les yeux, bouche bée. Le sourire narquois du chevalier devint encore plus moqueur.

    - Alors, sorcière de mon cœur ? Tu as perdu la parole ?

      Il fit un pas vers elle. Elle se recula brusquement, terrorisée.

    - Vous n’avez pas le droit ! gémit-elle. Vous n’avez pas le droit de prendre son apparence pour me tromper ! Je refuse, Branag ! Je refuse !

      Cœlian resta interloqué une fraction de seconde. Son esprit nouvellement entraîné à repérer les forces surnaturelles comprit que la jeune fille n’avait plus aucun pouvoir. Il la força à se lever. La terreur qu’il lut dans les prunelles vertes l’inquiéta. Il sursauta en entendant quelqu’un pénétrer dans la tente.

    - Eh ! Vous ! Lâchez donc mon esclave ! Cette fille est à moi.

    - J’imagine que vous êtes Mikalyas ?

    - Oui, et vous, qui êtes-vous ? lâcha-t-il avec morgue.

    - On discutera de tout ça un peu plus tard !

      Cœlian tira Estelle par le bras en posant l’autre main sur l’épaule de son frère. Ce dernier ne comprit pas ce qui lui arrivait. Il trébucha. Mandaly mit à profit sa surprise pour le ligoter sur le sol. Estelle le regardait faire, figée, sans parvenir à réagir. Cœlian prit son visage entre ses mains, de manière à libérer son esprit de l’emprise de Branag. Elle tressaillit, sentant comme une vague de chaleur parcourir ses veines.

    - Que se passe-t-il ?

    - Le blocage magique du sorcier a disparu, Estelle ! Pour l’instant, nous sommes tous hors d’atteinte de Branag. Ce camp est protégé par… un ange.

      Estelle regarda tout autour d’elle, mal revenue de sa surprise.

    - Alya ! Alsved ! s’exclama-t-elle en reconnaissant les animaux attachés à des arbres.

      Elle se précipita auprès de la panthère qui la débarbouilla d’un vigoureux coup de langue.

    - Mais alors ? Vous êtes vraiment… Cœlian !

      Le chevalier de Mandaly hocha la tête, bras croisés, adossé à un arbre. La jeune fille mourait d’envie de se réfugier dans ses bras. L’expression glaciale de son fiancé l’en dissuada. Elle recula d’un pas en baissant le regard.

    - Vous ! Ne menacez pas ma sœur !

      Ils se tournèrent vers le prisonnier qui fulminait.

    - Mikalyas, je pense que vous n’avez pas bien compris la situation ! ricana Cœlian. C’est de vous qu’il faut la protéger.

    - Je suis son frère, comment pourrais-je la blesser…

      Cœlian s’accroupit pour le regarder en face. Les yeux verts et les yeux bleus s’affrontèrent.

    - Vous n’êtes pas digne d’elle ! siffla l’homme blond. Estelle, ma tendre sœur retrouvée…

    - Votre tendre sœur ? Celle que vous avez traitée en esclave…

    - Mais je n’étais pas moi ! C’était mon… ce seigneur d’Andral qui m’y a contraint !

      La jeune fille s’avança, touchée par les larmes qui troublaient le regard de son frère, par sa voix si tendre et son air suppliant.

    - Mikalyas ! Mon frère aimé ! Dis-moi que c’est bien toi !

      Sidéré, Cœlian recula d’un pas.

    - Libère-moi, Estelle ! Je t’en prie ! Je voudrais tant te serrer contre moi !

      La jeune fille hésita. Pas encore habituée au retour de ses pouvoirs, elle n’essaya pas de sonder l’esprit de son frère. Elle voulut trancher ses liens à l’aide d’une dague. Son fiancé bloqua son poignet.

    - C’est une plaisanterie, Estelle ? Tu ne feras pas une chose aussi stupide !

      Elle le regarda d’un air de défi.

    - Qui m’en empêchera ? Toi ? Tu n’as pas pu m’empêcher de t’envoyer en Arkanie !

      Un demi sourire menaçant déforma le visage du chevalier de Mandaly.

    - Mais grâce à ce voyage, certaines choses ont changées. Tu n’aurais pas dû me rappeler cet événement, petite sorcière insupportable ! Ma colère à ce sujet n’est pas tout à fait éteinte ! Tu viens juste de  la raviver. »

      Estelle tressaillit lorsque le chevalier la désarma avant de la repousser loin de Mikalyas.

    « Tu l’auras voulu ! » jeta-t-elle en fermant les yeux. À sa grande surprise, Cœlian ne bougea pas, son regard de plus en plus froid.

    - Qu’aurai-je voulu ? s’enquit-il avant de maintenir les poignets de la jeune femme dans son dos.

    - Lâche ma petite sœur chérie ! Ne lui fais pas de mal ! Estelle ! C’est lui qui te veut du mal. Moi je t’aime !

      Les mâchoires crispées par la colère, Cœlian arracha d’un geste brusque la tunique déchirée d’Estelle, dévoilant les ecchymoses sur ses jambes et son dos.

    - Parce que toi, tu lui as fait du bien ? Regarde son corps, frère si aimant ! Ces marques violacées, d’où viennent-elles à ton avis ? Ce sont là tes preuves d’amour, n’est-ce pas !

      Paniquée, la jeune fille tremblait contre lui. Il la lâcha brusquement. Elle le fixa avec une colère mêlée de peur. Sans y prêter attention, il sortit de son paquetage la chaude tunique qu’elle affectionnait. Il la lui enfila avec une grande douceur.

    - Estelle ! murmura Cœlian. Regarde moi ! Je sais que tu souffres que ton frère ait perdu ses souvenirs de toi, mais là, ce n’est pas lui. Il joue la comédie ! Il connaît tes sentiments à son égard. Il se sert d’eux pour que tu le libères ! Sonde son esprit et le mien ! Tu sauras alors qui te veut du mal !

      Estelle hésita. Elle se tourna vers Mikalyas en  fermant les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, les larmes se mirent à rouler le long de ses joues.

    - Mikalyas, tu as menti ! Tu es en train de penser à tout ce que tu me ferais subir si tu me tenais entre tes mains !

      Mikalyas ne put retenir un hurlement de rage.

    - Estelle ! Tu as laissé passer ta chance ! Lorsque Branag et moi régnerons sur Mystia, tu souffriras pour l’éternité !

      Cœlian ne bougea pas. Lorsque le regard vert embué se tourna vers lui, il ne cilla pas, laissant son esprit ouvert à la fouille qu’elle lui faisait subir. Contrairement à la première fois, il avait conscience de l’intrusion désagréable. Malgré son malaise, il n’interrompit pas sa recherche, comme ses nouvelles capacités auraient pu le lui permettre.

    - Je te demande pardon d’avoir douté de toi…

      Il recula d’un pas alors qu’elle avançait vers lui.

    - Oh, ne te méprends pas, sorcière de mon cœur. Je donnerais ma vie pour toi, mais je suis toujours fou de rage. Je ne compte pas te pardonner de sitôt ! Tu es épuisée. Va te coucher. Nous discuterons demain.

          Elle s’endormit blottie contre la panthère, inquiète des dernières paroles de Cœlian, mais rassurée par ce qu’elle avait trouvé dans son esprit. Puisqu’il l’aimait, rien n’était perdu.


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