•   Au sommet de la plus haute colline de la Cité Lumineuse, deux grands feux étincelaient. La population de la Cité Lumineuse et l’armée arkanienne se recueillaient sur l’esplanade du Temple où les bûchers funéraires avaient été dressés. Dès l’apparition de la constellation de la Déesse, ces derniers avaient été embrasés. Ces deuils, causés par le même assassin, avaient un peu rapproché les deux peuples même s’ils ne se mélangeaient pas encore. Seuls le prince, Estelle et Tryer priaient ensemble. Petit à petit, les gens quittèrent le sommet sacré dédié à la Grande Déesse, gardienne de la vie et de la mort. Accompagnée de sa vieille nourrice qui lui servait de chaperon, Ellyn de Rochlan les suivit à son tour, laissant les trois jeunes gens à leur chagrin silencieux. Elle avait la gorge serrée, ne sachant trop comment apporter son soutien à son amie et au nouveau comte à qui elle était promise. Elle aimait passionnément Tryer malgré le fait que le mariage ait été arrangé par leurs pères respectifs. L’amitié entre les familles de Rochlan et de la Cité Lumineuse perdurait depuis des siècles. Mais maintenant que le royaume d’Arkanie avait pris l’ascendant, son avenir ne semblait plus aussi assuré.

      Lorsque les flammes commencèrent à faiblir, Tryer et sa cousine se détournèrent enfin. Suivis par le prince Arnald, ils descendirent à pas lents le long de la route pavée de marbre noir qui courait autour de la colline jusqu’à l’entrée de la cité de Queffelec. Rompant avec un protocole qu’il n’aimait pas, le fils du roi Thomlar étreignit Tryer devant la porte de la Cité Lumineuse où attendait l’escorte arkanienne. Le nouveau comte de Queffelec lui rendit maladroitement son étreinte à cause de son bras blessé, avant de s’écarter. Le chevalier de Mandaly s’inclina alors devant les deux cousins.

    - Je vous présente toutes mes condoléances. murmura-t-il.

      Tryer hocha la tête en signe de remerciement.

    - Nous partirons dès demain, fit soudain Arnald, comme s’il venait de prendre une décision. Je dois accomplir le serment que j’ai prêté à mon père. Les traîtrises d’Artus de Jolande appellent un châtiment qu’il recevra !

    - Qui restera à la Cité Lumineuse, pour en devenir le gouverneur ? demanda Enyales de Rodis, une lueur malveillante au fond des yeux. Ellyn frissonna, connaissant le général de réputation. Cœlian leva les yeux au ciel, se demandant quand son ami limogerait enfin ce nuisible.

      Estelle et Tryer se tournèrent vers le nouveau souverain, anxieux.

    - Personne ! Pour faire justice à mon père et mon frère, j’aurai besoin de toute mon armée, et de ses meilleurs éléments !

    - Mais, mon roi ! » Le général frappa du pied. « Le royaume d’Arkanie a écrasé la Cité Lumineuse ! Elle vous appartient !

      Arnald le foudroya du regard.

    - Je crois qu’il y a un certain nombre de choses à mettre au point, Enyales ! Tout d’abord, hier soir mon père m’a nommé à la tête de l’Arkanie. C’est donc moi, et moi seul qui prend les décisions politiques ! Ensuite, je ne suis que régent, jusqu’à ce que mon neveu soit en âge de régner. Je vous prierai donc de cesser de me donner le titre de roi qui revient à Majan. Comme je me tue à vous le répéter depuis hier, je suis et resterai prince ! Pour finir, comme décidé par mon père avant sa mort, je signerai un protocole de paix avec le comte Tryer de Queffelec. La Cité Lumineuse restera libre et sous son autorité. Et sans condition ! »

      Une émotion très forte s’empara des deux cousins, car le prince était en droit de faire ce que lui conseillait son général. Tryer tomba un genou à terre. Il dégaina son épée pour la présenter au régent.

    - Prince d’Arkanie, je fais solennellement, devant témoins, allégeance à votre royaume. Je vous jure fidélité, jusqu’à ma mort ! »

      Le regard d’Arnald refléta sa satisfaction. Son intuition concernant le nouveau comte ne l’avait pas trompé. Il faudrait qu’il explique un peu à Rodis qu’avoir des alliés consentants était bien plus utile à l’Arkanie que des esclaves prêts à se rebeller à la première occasion.

    - Relevez-vous, comte de Queffelec. J’accepte votre allégeance. Je vous promets amitié et protection en retour. Si vous l’acceptez, nous pourrions signer notre accord dès maintenant. »

      La scène agaça fortement le général. C’était contraire à toutes les coutumes. Depuis qu’Arnald avait pris la tête de l’armée, il se rendait compte qu’il aurait beaucoup de mal à manipuler le prince comme il pouvait le faire avec son frère aîné. Il croisa le regard un peu ironique du chevalier de Mandaly. Ce jeune démon semblait deviner toutes ses pensées et prenait un malin plaisir à le voir en difficulté. Sa rage s’amplifia tandis que la troupe remontait vers le château de Queffelec. À la demande d’Estelle, Ellyn et sa suivante avaient pris les devants, pour qu’une table soit préparée sur l’esplanade, devant le château.

      Le secrétaire du prince Arnald y apporta le texte du nouveau traité proposé par les arkaniens. Il était sans ambiguïté, équitable pour les deux parties qui se promettaient soutien, alliance politique et militaire. Les deux cousins le lurent chacun leur tour avant que Tryer ne le signe d’une main peu assurée à cause de sa blessure. Ellyn prit alors un plateau des mains du vieux chambellan pour tendre un verre aux deux nouveaux alliés. Ils trinquèrent à l’avenir.

    « Vive l’Arkanie ! Vive la Cité Lumineuse ! »

      Le cri des deux hommes fut repris par la foule assemblée au pied du grand escalier.

      Estelle décida alors qu’il était temps de formuler sa requête au prince.

    - Votre Majesté, j’ai une faveur à vous demander. »

      Arnald sourit gentiment à la jeune fille hésitante.

    - Je vous écoute, gente damoiselle ! Si cela est en mon pouvoir, j’y accéderai volontiers !

    - Je… Je souhaiterai me joindre à votre armée. Je veux partir à la recherche de mon frère et aider à venger nos familles endeuillées. »

      Tryer sourit tandis qu’un grand silence s’abattait sur l’escorte arkanienne. Arnald resta interloqué. Il ne s’attendait pas à une telle requête. Au contraire, le général de Rodis ne put se retenir, content que sa frustration trouve enfin un exutoire.

    - Vous êtes complètement folle, ma pauvre fille ! A-t-on jamais vu ça ? Une jouvencelle partir guerroyer ! Il ne s’agit pas d’une joute de poésie ou de broderie !

    - Oh ! Vous ! s’offusqua la jeune fille. Sachez, maître bavard, que j’ai appris à manier l’arc et l’épée depuis mon plus jeune âge !

      Estelle luttait pour garder le contrôle d’elle-même. Elle ne voulait pas que sa colère lui fasse dévoiler un de ses pouvoirs de sorcière. Elle ne les maîtrisait pas suffisamment.

    - Je voudrais bien voir ça ! s’esclaffa Enyales. Ce doit être amusant de vous voir à cheval avec vos dentelles et vos brocarts !

    - Je vous lance un défi, maître bavard ! jeta-t-elle, froidement.

      Il rit encore plus fort, mais la jeune fille s’empara d’un des gants que son cousin tenait à la main pour le lancer à la figure du général. Le chevalier de Mandaly écarquilla les yeux d’étonnement mais, devant l’expression sidérée du général, ses lèvres esquissèrent un sourire narquois.

    - Je vous ai jeté le gant, maître bavard ! Si vous n’êtes pas qu’un beau parleur, vous devez maintenant accepter de vous battre !

      Abasourdi, le prince Arnald finit par réagir.

    - Ça suffit ! cria-t-il. Général, vos propos sont blessants. Votre impolitesse rejaillit sur tous les arkaniens ! Présentez vos excuses !

    - Ne vous inquiétez pas, prince ! fit Tryer, amusé. Son comportement n’implique que lui !

    - Cette morveuse se vante ! s’irrita Rodis. Puisqu’elle m’a défié, je vais lui donner la leçon qu’elle mérite. »

      Arnald hésita. Il jeta un coup d’œil à son ami dont l’air moqueur semblait mettre le général au défi.

    - Moi, je parie sur ma cousine ! s’écria Tryer, que les insinuations du général de Rodis avaient irrité.

      Cette intervention convainquit le prince.

    - Bon, j’accepte ce duel, à la condition qu’il cessera dès que j’en donnerai l’ordre, ajouta-t-il en lançant un regard noir à son général.

      Estelle s’inclina.

    « Je ne peux combattre ainsi vêtue. Je vous rejoins dans la grande arène ! Dans cinq minutes ! »

      Elle avait l’air si enfantin que les arkaniens songèrent que l’exécution serait rapide. Enyales faisait trente kilos de plus qu’elle. Il la dominait d’une quinzaine de centimètres. Ellyn l’accompagna, essayant de la dissuader en chemin tout en sachant qu’elle n’y parviendrait pas. Elle l’aida à s’habiller. « Sois prudente, mon amie, je n’aime pas le regard de ce général !

    - Moi non plus, si ça peut te rassurer, Ellyn. Mais tu sais bien que je peux y arriver ! »

      Le parc de joute était installé derrière le château. C’était un immense terrain en terre battue sur lequel pouvaient être organisés des courses de chevaux, des tournois de chevalerie, des duels à l’épée ou des concours de tir à l’arc. Au solstice d’été, les fêtes en l’honneur de la Grande Déesse y rassemblaient en plus troubadours et saltimbanques.

      Tout autour de l’arène, des gradins de bois permettaient d’accueillir les spectateurs. Arnald et son escorte s’étaient installés dans la tribune du comte de Queffelec tandis que le général évaluait la surface du terrain d’un air méprisant. La rumeur du défi s’était propagée comme une traînée de poudre. Les habitants valides de la cité comme les soldats arkaniens se pressaient dans les autres tribunes. Des torches avaient été allumées pour éclairer la scène comme le soleil finissait de se coucher.

    « J’ai failli attendre ! railla Rodis lorsqu’Estelle fit son apparition.

    - Oh ! Mais vous savez bien que les femmes adorent faire languir les hommes ! »

      Elle s’avança au milieu de la cour. La jeune fille avait troqué ses atours de deuil contre des jambières de cuir fauve, une tunique noire et une cotte de maille argentée. Elle avait encore caché ses cheveux en chignon sous un foulard noir pour ne pas être gênée. Dans ses yeux brillait une lueur vindicative que seuls Tryer et Cœlian remarquèrent. Elle dégaina son arme, une épée un peu plus courte et fine que celle de son adversaire.

    « Venez-vous, maître bavard ? Cette fois, c’est vous qui vous faites attendre ! »

      Le guerrier s’avança. Tous retinrent leur souffle. Il semblait si massif !

    - Je suis prêt, fillette. Je vous laisse l’honneur d’attaquer la première, pour faire un peu durer le plaisir !

    - À votre guise ! »

      Courtoisement, elle salua les spectateurs de son épée, puis son adversaire qui haussa les épaules sans l’imiter.

    - Bon, on y va ? s’impatienta-t-il.

      Un sourire enfantin éclaira le visage d’Estelle. Elle attaqua de taille. Il para sans effort et contre-attaqua d’estoc. Avec souplesse, elle évita la pointe de son épée qu’elle frappa une deuxième fois, avant de rompre l’engagement. À la grande surprise de tous, non seulement la jeune fille tenait tête au général, mais en plus, elle semblait s’amuser beaucoup. Elle compensait sa faiblesse physique par une grande agilité, ce qui lui permettait de déstabiliser son adversaire qui ne savait jamais où elle était. Au bout d’une dizaine de minutes, Enyales, lassé et vexé, voulut l’attraper pour l’immobiliser. Il essaya d’asséner un violent coup de son épée sur la lame de la jeune fille et tendit le bras gauche pour la saisir. Elle l’agrippa alors, tandis que l’épée de Rodis était pointée vers le sol. Prenant appui sur lui pour se propulser, elle effectua un saut périlleux parfait. Elle retomba derrière lui pour appuyer son épée contre le dos du guerrier. Le général n’avait pas eu le temps de réagir.

    - Vous êtes mort, maître bavard ! » haleta-t-elle.

      Blême, Enyales lâcha son arme. Il y eut quelques secondes de silence. Simultanément, Cœlian et Arnald se levèrent et applaudirent. Des vivats s’élevèrent alors parmi les spectateurs. Les habitants de la Cité Lumineuse étaient ravis que la jeune fille venge ainsi la défaite de leur ville. Le prince était ébahi par la toute jeune fille qui venait de prouver sa valeur. Cœlian, lui, se sentait envahi par un trouble qui n’avait rien d’innocent. Il crispa les poings pour se dominer, ce n’était qu’une gamine. Et tant que Jolande vivait, il ne devait pas avoir d’autre préoccupation que la vengeance.

    - Damoiselle Estelle, vous nous avez largement prouvé que vous ne mentiez pas. Le général est l’un des meilleurs combattants de l’armée arkanienne. »

      Très heureuse, la jeune fille rengaina son épée et essuya son front couvert de sueur. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine. Si le duel avait duré quelques instants de plus, elle savait qu’elle n’aurait pas pu résister. Elle voulut s’approcher de son cousin qui lui souriait.

    - Et si on te prend par surprise, fillette ?

      Un grand cri de réprobation s’éleva : Enyales l’avait poussée sur le sol d’une bourrade. »

      Horrifié, Cœlian réagit instinctivement, la main au fourreau, prêt à sauter par dessus la balustrade. Il se sentit brusquement envahi par un besoin irrépressible, incompréhensible, celui de la protéger envers et contre tous. Mais elle avait déjà roulé, pour se remettre sur pied. La jeune fille ne lâcha pas son adversaire des yeux, se remémorant les techniques de combat que Galaird lui avait enseignées.

    « Lâche ! » cracha-t-elle tandis qu’il se jetait encore sur elle. Elle l’empoigna par le bras, utilisant la vitesse et le poids de son adversaire pour le propulser à quelques mètres par dessus son épaule. L’homme n’avait pas encore touché le sol qu’elle avait bondi, sa dague pressée sur la jugulaire de son assaillant.

    - J’espère que cette fois, vous aurez appris quelques notions de la plus élémentaire politesse ! déclara-t-elle en reculant un peu.

      Le prince Arnald fulminait tandis qu’Enyales se redressait, abasourdi.

    - Votre conduite vous déshonore, général de Rodis, ainsi que notre peuple tout entier. C’est mon dernier avertissement. Vous étiez peut-être un proche ami de mon frère, mais à la prochaine incartade, vous serez limogé ! »

      Il se détourna pour s’incliner devant Estelle avec enthousiasme.

    - Damoiselle Estelle, j’accède volontiers à votre requête : vous avez plus que prouvé votre valeur. Si vous le souhaitez toujours, vous ferez partie de mon escorte et voyagerez sous ma protection. Soyez demain à l’aurore, à notre camp. »


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  •   La nuit était tombée sur la Cité Lumineuse. Dans le camp de l’armée arkanienne, une intense activité avait laissé la place à un calme tranquille. Les préparatifs pour le départ du lendemain avaient pris fin lorsque l’obscurité s’était faite trop épaisse. Arnald et Cœlian s’étaient éloignés pour fuir le regard courroucé de Rodis. Ce dernier ne comprenait pas que le prince se commette avec les hommes de troupe pour accomplir sa part des basses besognes. Il ne voyait pas que ce faisant, le prince gagnait la loyauté de ses soldats.

      Arnald s’installa à côté de son ami nonchalamment étendu sur le dos dans l’herbe, regardant les étoiles.

    « Mon prince, étiez-vous sérieux ?

    - À quel propos, Cœlian ?

    - Cette petite… Estelle des Brumes.

    - Tu veux dire en acceptant sa présence au sein de l’armée ? Évidemment ! Je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas été sérieux. Tout comme toi ou moi, elle désire venger sa famille. C’est un motif qu’on ne peut refuser à la légère. Et puis, elle est amplement capable de se défendre seule, comme Enyales l’a appris à ses dépens ! Elle a gagné le droit de nous accompagner, Cœlian.

      Le chevalier de Mandaly se redressa brusquement. Dans ses yeux bleus brillait une lueur de froide détermination. La sensation qui l’avait envahie lors du duel, au moment de la traîtrise de Rodis, passait et repassait dans sa mémoire. Son cœur glacé d’effroi lorsqu’elle avait roulé au sol. Cette horrible impression d’être impuissant… Il ne voulait pas la ressentir à nouveau.

    - Je n’apprécie pas votre décision. Je suis inquiet. Je ne conteste pas son droit à nous accompagner. Mais nous sommes en guerre ! Elle risque de nous retarder ! Par sa seule présence, elle risque de semer le trouble dans notre armée. C’est une… femme !

      Arnald éclata de rire.

    - Avoue plutôt que c’est toi qui a peur d’être troublé par elle, mon cher ami ! Elle a de bien jolis yeux verts ! Et sa silhouette est loin d’être désagréable à regarder, n’est-ce pas ?

      Un demi sourire torve apparut sur les lèvres du chevalier.

    - Vous savez très bien, qu’à ce genre de jeu, aucune fille ne fait le poids contre moi ! Non, en vérité, ce que je crains, c’est Enyales. Il ne lui pardonnera pas sa défaite. Il va vouloir se venger.

    - Je ne crois pas. Tout vexé qu’il soit, il se tiendra tranquille ! Il sait que sa position n’est plus assurée. Je le chasserai immédiatement de l’armée s’il manque une fois de plus au code d’honneur et il en a bien conscience. Il tient trop à sa position. Rassure-toi mon ami, il ne prendra pas ce risque ! Ta protégée n’a rien à craindre.

    - Ce n’est pas ma protégée ! Et je vous trouve bien sûr de vous, Arnald !

      Le prince sourit avec espièglerie.

    - Évidemment, parce que je te confie la mission de veiller sur elle ! Avec toi, elle sera en sécurité ! Tu vois, elle est bien ta protégée !

    - Hors de question ! protesta Cœlian, furieux. Je refuse ! Je ne suis pas une nounou !

    - Tu n’as pas le choix, mon ami. C’est un ordre princier ! »

     

    ♦♦♦

     

      Bien droit sur son étalon à la robe d’un noir de jais, le chevalier de Mandaly regardait le soleil se lever derrière la Cité Lumineuse. Un discret soupir lui échappa, mais rapidement son visage reprit son expression habituelle, celle qui avait donné naissance à sa réputation : sourire dur et froid, regard moqueur et méprisant. Qu’il soit en train de se battre ou de charmer une femme séduite par sa silhouette musclée, il se départait rarement du sourire diabolique de celui qui a signé un pacte avec un démon. Le regard bleu perçant, les cheveux noirs en bataille qui encadraient son visage aux traits réguliers et la petite cicatrice qui barrait sa joue droite, les vêtements toujours noirs, comme son cheval, tout cela soulignait encore l’air ténébreux qu’il cultivait avec un certain plaisir.

      Ce fameux sourire se figea lorsqu’il découvrit le cavalier d’apparence fragile qui se dirigeait vers lui. Sur un léger geste de sa part, sa monture fit volte-face et galopa en direction du camp des arkaniens. Arnald terminait de replier sa tente.

    - Que se passe-t-il, Cœlian ? s’enquit-il.

    - Votre invitée arrive, mon prince. Par pitié, revenez sur votre décision ! Ou au moins trouvez-lui un autre garde du corps !

    - Elle est en avance, mon vieux. Nous n’aurons pas à l’attendre, contrairement à ce que tu craignais hier soir ! »

      Courtoisement, le prince s’avança pour souhaiter la bienvenue à la jeune fille. Celle-ci mit pied à terre et s’inclina, comme l’aurait fait un chevalier. Il lui prit la main et la releva immédiatement.

    - Je suis heureux que vous n’ayez pas renoncé à votre projet, damoiselle Estelle. Soyez la bienvenue au sein de mon escorte.

    - Je vous suis reconnaissante de votre bienveillance, prince Arnald.

    - Peut-être vous souvenez-vous du chevalier de Mandaly ? Il est le plus proche ami que je n’aurais jamais, hormis ma femme. Je lui confierai ma vie les yeux fermés. Il va vous mettre au courant du déroulement du voyage.

    - Nous avons déjà été présentés, en effet, murmura-t-elle en songeant avec gêne à son moment de faiblesse.

      Cœlian grinça des dents à cette perfidie du prince qui n’osait même pas avouer à la jeune femme qu’il lui avait attribué un garde du corps ! Il s’avança, l’obligeant à reculer d’un pas. Il la salua d’un simple signe de tête tout en la toisant de sa hauteur. Dans son regard brillait ce que ses amis appelaient l’étincelle démoniaque.

    « Pour qui se prend-il ? » songea la jeune fille que ce comportement agressif déroutait. Il avait été si gentil lors de la mort de son oncle ! Elle soutint son regard quelques instants et le prince Arnald se mit à rire. Tous deux se tournèrent vers lui, surpris.

    - Qu’y a-t-il de si drôle, mon prince ? jeta le chevalier.

    - Rien du tout, mon ami ! Damoiselle Estelle, nous partirons dès que le camp sera levé.

    - Je suis prête, prince Arnald. »

      Cœlian ne bougea pas, continuant à la jauger des pieds à la tête. Comme la veille, la jeune fille était vêtue de jambières de cuir noir, mais un large poncho de laine grise recouvrait en partie la cotte de maille, dissimulant ses formes féminines. Sur son dos, elle portait un arc léger en bois de saule et un carquois empli de flèches à la pointe acérée. Une petite gibecière de cuir vert pendait en bandoulière en travers de sa poitrine. À sa taille, son épée et sa dague étaient accrochées à une ceinture de même teinte que la sacoche, prêtes à être dégainées. Qui que soit son maître, il l’avait bien formée. Le souvenir de sa petite sœur traversa son esprit, ravivant la douleur aigüe de son deuil trop récent. Kyriane aurait sûrement adoré cette jeune fille, qui, comme elle, préférait se défendre seule. L’impression de devoir la protéger à tout prix le submergea de nouveau, comme la veille, le laissant abasourdi. Il ne pourrait pas se sentir tranquille tant qu’elle serait près de lui.

    - Vous avez là un bien bel animal ! lança-t-il brusquement en désignant le cheval bai qui portait un petit paquetage. Il a l’air solide et rapide. Qu’en est-il de son endurance ?

    - Largement suffisante ! Croyez-moi ! rétorqua-t-elle. Alsved est de bonne race. Il ne flanchera pas.

    - Je suppose que tous vos bagages ne sont pas là. Une caravane s’apprête-t-elle à vous suivre ?

      Agacée par son ironie mordante, elle releva le menton, d’un air de défi.

    - Soyez sans crainte, chevalier, vous ne serez pas obligé de porter mes affaires. Il y a là une tente, des vêtements chauds et quelques vivres.

    - Oh ! Quel dommage ! persifla-t-il. Moi qui pensais vous voir en grande tenue tous les soirs, auprès du feu… J’aurais pu vous distraire en déclamant des vers…

    - Quant à ça, je puis vous rassurer tout de suite ! Je n’ai nul besoin de robes du soir pour que vous me distrayiez ! J’espère simplement que vous n’avez pas oublié vos grelots et vos marottes ! Vous feriez un parfait bouffon !

      Partagé entre amusement et fureur, Cœlian ferma à demi les yeux.

    - Il suffit, Estelle des Brumes. Je vous ai vu vous battre, hier. Je sais que bien que femme, vous êtes capable de vous défendre. Cependant, j’ai aussi compris que vous n’auriez pas pu tenir encore longtemps face à Rodis. Il vous avait épuisée ! Vous êtes encore une enfant. Comment pourriez-vous être à même de supporter ce qui nous attend ? Nous partons en guerre !

    - Comment ? Vous seriez capable de le supporter, et pas moi ? Je ne vois pas pourquoi ! De toute manière, le prince a accepté que je participe à votre campagne, je ne vois pas en quoi ma résistance vous regarde !

      Cœlian haussa les épaules.

    - Imaginez-vous que mon prince, dans son immense bonté, m’a chargé de veiller sur vous !

    - Je vous demande pardon ? s’insurgea Estelle. Vous ? Veiller sur moi ? C’est hors de question ! Je n’ai pas besoin d’un garde du corps !

    - Je n’ai pas plus envie que vous de jouer ce rôle. Mais ma loyauté envers mon ami Arnald m’y oblige. Alors vous obéirez à mes consignes, car je n’ai nulle envie de devoir vous courir après, c’est clair ?

    - Me courir après ? Vous obéir ? Vous prenez vos désirs pour des réalités, chevalier !

      D’un geste rapide et précis, il immobilisa ses poignets, attirant son visage tout près du sien.

    - Les soldats obéissent à leurs officiers sans discussion. Si vous voulez partir avec l’armée arkanienne, vous en passerez par là ! Si vous ne vous en sentez pas capable, la Cité Lumineuse vous attend là-bas, juste derrière la colline !

    - Je vous déteste ! hurla-t-elle, songeant qu’il l’avait piégée.

    - Je m’en contrefiche, petite amazone. Avez-vous fait votre choix ?

      Estelle baissa la tête, réprimant à grand-peine l’envie de lancer un sort. Il était trop tôt pour qu’elle dévoile sa magie encore incertaine. Pourtant, ce serait tellement drôle de voir cet orgueilleux misogyne immobilisé la tête en bas !

    - Je tiens à partir avec votre armée, alors je me plierai à vos commandements, dans la mesure où je ne les considérerai pas comme des brimades.

    - Si jamais vous passiez outre à une de mes instructions, chevalière des Brumes, susurra-t-il en insistant lourdement sur le titre, je serais impitoyable. Je tiens à vous prévenir que, puisque vous tenez à voyager comme un homme, alors vous serez châtiée comme tel !

      La froideur et la dureté de sa voix firent frissonner la jeune fille qui ne sut que répondre, terrifiée par la détermination qui luisait dans les prunelles bleues si proches des siennes.

    « Vous êtes un démon ! » frissonna-t-elle, ses yeux soudains remplis de larmes. Il la lâcha en éclatant d’un rire sarcastique et violent. La réaction qu’il provoquait d’ordinaire avait fini par arriver. Mais habituellement, ses victimes lui résistaient moins longtemps.

    - Un démon ? Tout à fait, damoiselle, enfin, c’est ce que mes ennemis et mes maîtresses disent de moi ! Vous chevaucherez à mes côtés, près du prince. Manifestement, le départ est imminent ! »

      Il s’éloigna d’elle à grands pas, et elle frictionna ses poignets pour y rétablir la circulation. Alsved s’approcha d’elle et la poussa doucement de ses naseaux. Découragée par cet accueil peu amène, elle appuya son front contre lui, puis se reprit. Pour partir à la recherche de son frère, elle était prête à supporter bien pire que ce diable de Mandaly et son regard glacial.

      D’un geste gracieux, elle se remit en selle pour rejoindre le chevalier qui l’attendait d’un air narquois.


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  •   L’armée des arkaniens se mit en route et la longue chevauchée vers l’est commença. Jolande et ses troupes avaient plusieurs jours d’avance que le prince Arnald voulait à tout prix rattraper. Toute la première journée, Estelle tint sa place aux côtés du chevalier de Mandaly, accélérant en même temps que lui, sans se plaindre. Elle s’efforçait de rester bien droite sur sa selle, ne laissant paraître aucun signe de fatigue. Ils parlaient très peu. La jeune fille profitait du relatif silence pour se remémorer tous les rudiments de la magie que lui avait enseignés son maître avant de mourir. Elle sentait néanmoins qu’elle effleurait à peine son vrai potentiel. Sa magie lui donnait l’impression de pousser pour sortir hors d’elle. Elle avait du mal à la canaliser. Trouver un nouveau professeur était de plus en plus urgent.

    - Halte ! cria le prince en fin de journée. Nous camperons ici !

      Estelle poussa un soupir de soulagement qui, bien que discret, fut perçu par le chevalier de Mandaly. Elle détourna les yeux pour éviter son regard moqueur. Elle mit pied à terre en même temps que lui. Elle s’occupa immédiatement de défaire le harnais d’Alsved et le bouchonna avec une bande de cuir pour éponger la sueur qui coulait sur sa robe fauve. Elle s’étira alors longuement pour détendre ses muscles engourdis par la longue chevauchée.

    - Damoiselle Estelle ! l’appela le prince. Souhaitez-vous de l’aide ?

      Elle se sentait épuisée, mais l’impression que Mandaly guettait sa moindre faiblesse aiguillonna son orgueil.

    - Non merci, prince ! Dites-moi juste où je dois m’installer.

      Il lui désigna l’emplacement libre entre sa tente et celle du chevalier. Son “ange gardien”, si elle osait appeler ainsi un tel démon, n’aurait rien à lui reprocher. Elle se débrouillait parfaitement toute seule : en moins d’un quart d’heure, elle avait monté sa tente et installé ses affaires à l’intérieur. Elle rejoignit ensuite Alsved qu’elle avait attaché à un arbre, pour l’étriller avec vigueur. Il hennit pour montrer son contentement, aussitôt imité par le cheval noir attaché juste à côté. Elle reconnut la monture du chevalier de Mandaly. Par comparaison, Alsved semblait presque petit. Le fougueux destrier sombre avança la tête vers elle. Elle tendit la main, pour flatter les naseaux de l’animal. Une voix tranchante interrompit son geste.

    - Damoiselle Estelle ! Je ne veux pas que vous vous éloigniez du camp !

      Malgré sa surprise, elle ne cilla pas devant son regard menaçant.

    - Mais je suis dans le camp, chevalier !

    - Vous êtes seule, hors de la vue du prince ou de moi-même. Cela peut-être dangereux ! Et puis, n’approchez pas Morvack ! Il est ombrageux !

    - Sûrement moins que vous ! rétorqua-t-elle. Car votre cheval m’a abordée très gentiment, lui !

      Il haussa les épaules devant la critique acerbe.

    - Venez donc manger ! Le prince souhaite que vous partagiez notre repas.

      Elle le suivit, incapable de comprendre ce qu’elle avait bien pu faire pour le contrarier. Le prince l’accueillit avec un grand sourire et lui désigna une place à côté de lui. Tout en mangeant, elle écoutait distraitement la conversation, répondant aux questions qu’on lui posait, mais elle prit garde à ne rien rétorquer au chevalier de Mandaly. Chaque réplique amenait un nouveau sarcasme et elle ne se sentait pas le courage de lutter contre lui. Elle était si fatiguée, qu’elle se retira avant même que le repas soit terminé.

      Le prince la suivit du regard, ainsi que la plupart de ses compagnons. Lorsque ceux-ci furent tous partis se coucher, il se tourna vers son ami qui gardait les yeux obstinément baissés vers les flammes.

    - Cette jeune fille a décidément beaucoup de cran ? fit-il. J’ai forcé l’allure peut-être plus que nécessaire, et elle ne s’est jamais plainte.

    - Je sais ! Elle s’est débrouillée pour monter sa tente sans aide, elle n’a pas hurlé à la première araignée… J’ai eu tort. En plus, elle n’a pas eu peur de Morvack ! Le pire, c’est que non seulement il s’est laissé faire, mais en plus il venait lui quémander des caresses !

    - Peut-être ton cheval n’a-t-il pas les mêmes préjugés que toi, mon cher ami. Je me demande de quelle couleur sont ses cheveux ?

      Le sourire narquois réapparut.

    - Vous semblez sous le charme, mon prince ! Que dira votre tendre Lyjane, lorsqu’elle apprendra la nouvelle ? se moqua-t-il. Ce que je crains, c’est qu’elle s’en prenne à moi. Je lui avais promis de vous surveiller !

    - Lyjane a toujours rêvé de m’accompagner comme Estelle aujourd’hui, mais son père ne lui a jamais permis de toucher une épée, penses-tu, esclave qu’il est du protocole… Je pense qu’Estelle et elle deviendront amies encore plus vite que tu ne pourrais l’imaginer… Mais serais-tu jaloux, mon ami, que tu me rappelles si vite l’existence de ma femme ?

      Cœlian poussa un juron sonore et se leva, le regard flamboyant de colère. Il secoua la tête.

    - Bonne nuit, mon prince. Et ami ou pas, vous avez beaucoup de chance d’être le prince !  gronda-t-il avant de disparaître dans sa tente.

      Le lendemain matin, il s’éveilla à l’aube, toujours de fort mauvaise humeur. Il ne savait d’où provenait la crainte qui l’habitait. Il s’habilla rapidement et sortit de sa tente en s’étirant. Personne n’avait encore bougé dans le camp. Ou presque. Il bâilla avant de réaliser : l’espace entre sa tente et celle du prince était vide ! Fou d’inquiétude, il courut jusqu’aux chevaux et poussa un soupir de soulagement. Alsved était toujours attaché à côté de Morvack qui le salua d’un long hennissement. Les affaires de la jeune fille étaient au pied de l’arbre, prêtes à être attachées à la selle. Derrière lui, il entendit des bruits de branches brisées et se retourna brusquement.

    - Bonjour, chevalier Cœlian ! lança Estelle. Avez-vous passé une bonne nuit ?

      Il resta figé une fraction de seconde, sans savoir si c’était l’inconscience de la jeune fille ou sa magnifique chevelure d’or rouge qui paralysait ses sens.

    - Où êtes-vous allée ? croassa-t-il, furieux et soulagé en même temps. Ne vous avais-je pas interdit de…

      Elle leva les yeux au ciel.

    - Je vois que la nuit ne vous a pas apaisé l’âme, chevalier ! J’étais juste là ! fit-elle en désignant le bosquet. J’ai fait ma toilette dans le ruisseau pour avoir un peu d’intimité. Et j’ai ramassé des framboises !

      Elle lui montra un petit panier plein de baies bien mûres et d’herbes aromatiques. Elle le contourna d’un pas assuré. Elle posa son panier à côté du foyer et ralluma le feu.

    - Souhaitez-vous une infusion ? s’enquit-elle.

      Le jeune homme restait hypnotisé par la cascade de boucles qui dégringolaient sur ses épaules. Comment était-il possible qu’il ne l’ait pas remarqué plus tôt ? Il se souvint que chaque fois qu’il l’avait vue, elle portait soit un voile de deuil, soit un foulard pour protéger ses cheveux de la poussière. Soudain, il reprit ses esprits, prenant conscience qu’il se laissait envoûter. Furieux contre lui-même et contre elle, il l’attrapa brusquement par le bras et l’obligea à se lever. Il n’osait imaginer ce qui ce serait passé si Rodis s’était levé avant lui.

    - Je vous avais interdit de vous éloigner ! Vous aimez donc tant vous mettre en danger ? Je vous préviens, à la prochaine incartade, je mettrai mes menaces à exécution ! Je vous punirai de mes mains. Vous suivrez mes instructions désormais, de gré ou de force !

      Ses yeux s’emplirent de larmes. La colère qu’elle lisait dans le regard glacé du chevalier l’affolait. Mais elle perçut autre chose dans l’aura qu’il dégageait, qu’elle ne parvint pas à identifier.

    - Je vous en prie, lâchez-moi ! supplia-t-elle.

      Soudain, une tête blonde et ébouriffée sortit d’une des tentes.

    - Cœlian ! Estelle ! Que se passe-t-il ?

      Le chevalier lâcha immédiatement la jeune fille qui se détendit.

    - Bonjour, prince Arnald ! lança-t-elle, soulagée. Je venais de proposer au chevalier de partager mon repas matinal : framboises, mûres, et infusion de menthe. Vous joindrez-vous à nous ?

    - Bien volontiers ! Et bien, Cœlian ? Tu ne t’assois pas ?

      Le chevalier ferma les yeux. Il obéit, ravalant sa colère. Lorsqu’il l’avait menacée, la fragrance aux touches légèrement fruitées qu’elle portait lui avait rappelé le moment où il l’avait serrée dans ses bras à la mort du comte, ainsi que cette sensation étrange de soulagement comme il prenait soin d’elle. Les battements de son cœur se calmèrent. Il ne lui était rien arrivé, elle ne risquait plus rien. Par la grande Déesse, pourquoi donc se mettait-il dans des états pareils ?


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  •   Pendant deux semaines, le voyage de l’armée se poursuivit, monotone. Le chevalier Cœlian interdisait à Estelle de s’éloigner de lui ou du prince. Depuis le premier matin, il ne la laissait jamais seule. Il faisait en sorte de se lever avant elle et ne perdait pas une occasion d’être désagréable dès qu’elle essayait d’échapper à sa surveillance. Lorsque son attention était fixée ailleurs, elle l’observait à la dérobée, pleine d’interrogations. Le jour de la mort de son oncle, il avait été si gentil avec elle. Si elle fermait les yeux, elle pouvait encore sentir l’odeur de son pourpoint de cuir et la chaleur de ses bras autour d’elle tandis qu’il la réconfortait. Mais depuis son arrivée au camp, son comportement avait changé du tout au tout. Elle ne comprenait pas ce qu’elle avait pu faire pour qu’il soit toujours prêt à la railler ou à la menacer de représailles. D’autant plus qu’un autre membre de l’escorte du prince la surveillait avec attention et cela l’inquiétait plus qu’elle n’aurait souhaité. Le général de Rodis ne lui avait pas pardonné sa défaite. Elle avait la désagréable impression qu’il attendait le moment propice pour se venger. Son regard sur elle n’était que haine pure. Pourtant, son esprit s’obstinait à ramener son attention sur le chevalier Cœlian. Pourquoi donc se montrer aussi protecteur envers elle s’il ne ressentait que colère ou mépris à son égard ?

    « Nous camperons ici ! lança Arnald. Nous sommes presque sur les terres du baron de Jolande. Demain nous attaquerons sa cité. »

      Comme tous les jours, Estelle commença son installation, mais elle n’avait aucun entrain. Les larmes lui montaient aux yeux sans qu’elle puisse les retenir. La journée avait été interminable. Quelque chose avait contrarié le chevalier dès le matin. Rien de ce qu’elle faisait n’avait trouvé grâce à ses yeux. Elle ne mangeait pas assez, son cheval n’avançait pas droit, elle ne réagissait pas assez vite pour le suivre quand il décidait de descendre ou remonter la colonne des soldats… Elle n’en pouvait plus. Il n’avait pas cessé de la houspiller ou de l’accabler de sarcasmes avec ce sourire diabolique dont lui seul avait le secret. Et en plus, elle ne parvenait plus à monter sa tente !

    - Alors, chevalière des Brumes ? Pas encore fini ? lança-t-il derrière elle. Vous auriez mieux fait de rester chez votre cousin. Je vais m’occuper d’Alsved, puisque vous en êtes incapable, ne bougez pas d’ici ! »

      Il s’éloigna en ricanant tandis que la jeune fille, hors d’elle, étouffait un sanglot. Sans plus se soucier de son matériel en vrac, elle s’enfuit dans la direction opposée. Elle voulait que personne ne voie à quel point il l’avait blessée. Elle attendit d’être arrivée près d’un cours d’eau pour laisser libre cours à ses larmes. Elle sanglota longuement avant de ressentir le besoin de s’immerger complètement. Après un rapide examen des alentours, elle enleva tous ses vêtements et se glissa avec un frisson dans l’eau glacée. Elle nagea un long moment, laissant l’eau froide apaiser son visage rougi par les larmes. Elle bouclait sa ceinture sur sa tunique lorsqu’un ricanement moqueur se fit entendre derrière elle. Au même instant, elle perçut une aura menaçante. Elle se retourna. À quelques pas d’elle, le général de Rodis la regardait avec un intérêt insupportable.

    - Quel beau spectacle tu viens de m’offrir, Estelle des Brumes !

    - Je vous prie de me laisser.

    - Sûrement pas ! Je ne pensais pas réussir à te trouver seule. Nous avons un petit compte à régler toi et moi. Quand je t’aurai donné la correction que tu mérites, je te montrerai où est ta place, femme : sous moi et jambes écartées. »

      Terrifiée, Estelle se rendit compte qu’elle avait quitté le camp sans arme, sauf la petite dague à sa ceinture qu’elle dégaina.

    - Le prince Arnald vous tuera !

    - Lui et son démon sont fort occupés avec les contre-ordres que j’ai donnés pour semer la pagaille dans le camp. Tu es toute à moi ! »

      Pour toute réponse, il déroula d’autour de sa taille un long fouet de cuir et le fit claquer en l’air. La jeune fille gémit comme la lanière s’abattait sur son poignet, lui faisant lâcher son arme. Un deuxième coup la fit trébucher comme elle essayait de s’enfuir, la lanière de cuir s’enroula autour de sa cuisse et elle s’étala de tout son long dans l’herbe mouillée. Elle ne savait plus où elle était. Elle n’arrivait plus à réfléchir. Elle aurait voulu se souvenir des quelques sorts défensifs qu’elle avait appris mais la panique et la douleur l’en empêchaient. Elle se recroquevilla sur le sol, protégeant son visage de ses mains, tandis que son bourreau riait de plus en plus fort. Le jeu lui sembla soudain trop fade. Il lâcha son fouet pour se pencher vers elle. D’un geste sec, il déchira la tunique ensanglanté pour dévoiler son corps lacéré par la lanière.

    - Je suppose que tu regrettes d’avoir osé me défier, fillette !

    - Rodis !

      Le rire du général s’éteignit brusquement. Le prince, Cœlian et une dizaine de sous-officiers découvraient la scène, à cinquante pas de là, horrifiés.

    - Enyales de Rodis, désormais je vous retire la charge de général, vous ne serez plus considéré comme un chevalier, lâcha le prince avec dégoût. En souvenir du jour lointain où vous aviez sauvé la vie de mon frère, je ne vous ferai pas abattre comme le chien que vous êtes. Mais je vous bannis du royaume d’Arkanie ! Vous ne serez le bienvenu chez aucun de mes alliés. Vous n’êtes pas digne d’être un homme. »

      Rodis cracha vers eux.

    - J’emporte cette garce avec moi ! lança-t-il en se rapprochant de la jeune fille qui essayait de s’éloigner de lui en rampant dans l’herbe mouillée. Le sang de Cœlian ne fit qu’un tour.

    - Si tu la touches, chien, tu es mort ! hurla-t-il en engageant une flèche dans son arc.

      Enyales jura, mais il connaissait trop bien la précision mortelle des tirs du chevalier de Mandaly. Il tourna les talons pour disparaître dans le bois. Cœlian lâcha son arc. Il courut vers Estelle qui ne bougeait plus.

    - C’est fini, Estelle ! Il ne vous touchera plus ! »

      Elle ouvrit les yeux lorsqu’il la souleva dans ses bras.

    « Chevalier ! souffla-t-elle d’une voix rauque qui le bouleversa. Je suis tellement désolée…

      Il la serra contre son cœur.

    - Elle s’est évanouie ! lança-t-il, effrayé.

      Il la ramena jusqu’au campement et l’allongea dans sa propre tente.

    - J’ai besoin d’eau chaude et de compresses ! cria-t-il. Prévenez le guérisseur !

      Le prince Arnald s’empressa de lui apporter ce qu’il demandait. Il s’assit à côté de son ami, le regardant nettoyer la peau marquée de la jeune fille. Lorsque le médecin militaire apporta un onguent pour cicatriser les plaies, il refusa de le laisser la toucher. Avec une grande douceur, il enduisit lui-même les blessures du baume désinfectant. Arnald songea qu’il ne l’avait jamais vu aussi délicat, à part avec sa mère et sa sœur. La violence du général qu’il constatait de visu, l’horrifiait aussi.

    - Je n’aurai jamais cru Rodis capable de tels actes ! soupira-t-il. Il avait la confiance de mon frère !

    - Sauf votre respect, Arnald, votre frère a toujours été beaucoup trop naïf et influençable. J’ai toujours vu clair dans le jeu de ce félon ! fulmina Cœlian. Je savais qu’il détestait Estelle et qu’il voulait se venger d’elle. Depuis le jour du départ, il la surveille, il guette le moment où il pourra la surprendre seule ! C’est pour ça que je ne voulais pas qu’elle reste hors de ma vue ou de la vôtre. J’aurais dû la ligoter dans votre tente ! »

      Il finit de bander ses plaies avec une tendresse qui démentait son ton rageur. Lorsqu’il recouvrit le corps meurtri d’Estelle d’une de ses chemises, il ne put s’empêcher de caresser doucement sa joue. Un sourire amusé fleurit sur les lèvres du prince.

      Pourtant, en sortant de sa tente, Cœlian crispa les poings, sa terreur rétrospective jaillissant sous forme d’une colère incontrôlable.

    - Bon sang ! Il aurait pu la tuer ! Pourquoi n’est-elle pas restée avec vous, Arnald ? Dès demain, elle va comprendre ce qu’il en coûte de me désobéir !

    - Comme si tu étais capable de frapper une jeune femme affaiblie… En plus, ne crois-tu pas qu’elle a déjà été assez punie ? s’enquit Arnald, amusé par le comportement irrationnel de son ami.

    - Peu importe ! Je l’avais prévenue ! »

      Estelle se réveilla à l’aube, le corps moulu. Elle réprima un gémissement de douleur en s’étirant et ouvrit les yeux. Dans la pénombre, elle ne reconnaissait rien. Où donc était-elle ? Ce n’était pas sa tente ! Tout ce qui s’était passé la veille lui revint brusquement en mémoire : sa crise de larmes, la violence du général, l’intervention du prince et des bras autour d’elle, essayant de la réconforter. Elle repoussa précautionneusement la couverture. À la place de sa tunique, elle portait une chemise trop grande pour elle dont l’odeur la fit frissonner. Cœlian. Une main fraîche se posa sur son front.

    - Chevalier ?

    - Restez couchée !

      Le jeune homme se leva brusquement et éclaira une torche.

    « Laissez-moi voir vos bandages ! Aucun saignement, ça ira…

    - Chevalier… Merci… »

      Il la regarda fixement, la colère sur son visage le disputait au soulagement. Elle baissa la tête devant sa froideur. Un gargouillement dans son estomac la fit rougir de honte.

    « Je vous apporte à boire et à manger, ne quittez ma tente sous aucun prétexte ! ordonna-t-il d’un ton glacial.

      Lorsqu’il revint, elle s’était assise sur le lit. Le visage sans expression, il lui tendit un verre d’eau qu’elle but sans protester. Dans l’assiette qu’il lui avait préparée, un pilon de pintade avec quelques châtaignes, son repas favori. Il la regarda manger, gardant les lèvres obstinément serrées, les bras croisés.

      Lorsque le prince Arnald entra, elle l’accueillit avec soulagement, le silence se faisant lourd dans la tente.

    « Heureux de vous retrouver entière, damoiselle Estelle. Je vous rassure tout de suite, Rodis a été banni. J’aurais d’ailleurs dû le faire il y a longtemps… Je m’en veux. En y réfléchissant sérieusement, je me rends compte à quel point tu avais raison, Cœlian. Mon frère Julian se laissait abuser par ses arguments fallacieux… Aucune résipiscence n’était possible dans son cas. Je vous prie de me pardonner pour mon manque de clairvoyance…

    - Inutile de vous excuser, Arnald ! coupa sèchement Mandaly. Je l’avais prévenue de rester à l’abri. En désobéissant à mes ordres, elle a trouvé les ennuis qu’elle cherchait. »

      Estelle n’eut pas le temps de réagir.

      Un éclaireur surgit soudain dans la tente, sans respect aucun du protocole.

    - Prince ! Prince ! L’armée de Jolande vient de sortir de la cité ! Elle se dirige vers nous !

      Cœlian crispa les poings.

    - J’aurai dû tuer ce salopard de Rodis hier ! Ce lâche nous a trahis ! Estelle, votre santé ne vous permet pas de participer au combat. Je vous interdis de quitter cette tente ou de nous y rejoindre ! »


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  •   Un grand branle-bas de combat s’empara alors du camp. Estelle se retrouva seule dans la tente, les larmes aux yeux. Le démon de Mandaly croyait qu’elle avait provoqué Rodis… Elle ne pouvait plus rester. Refoulant les larmes que les paroles du chevalier avaient provoquées, elle ôta précautionneusement les bandages qui entouraient son torse. Les plaies étaient propres mais la douleur lancinante. Au pied de la couche de Cœlian gisaient ses paquetages. Elle sortit le livre légué par son vieux maître. La formule était au deuxième chapitre. Elle prononça l’incantation. La douleur s’évanouit tandis que les marques laissées par la lanière du général se résorbaient jusqu’à devenir de simples cicatrices. Elle s’étira avant d’enfiler son haubert de mailles argentées. Par dessus, elle passa un court bliaut et ses jambières de cuir noir. Elle tressa rapidement ses cheveux pour les dissimuler sous son camail. Ainsi vêtue, elle pouvait passer pour un jeune écuyer. Les quelques sentinelles laissées en surveillance avaient leur attention tournée vers l’arrière-garde de l’armée arkanienne qui quittait le camp.

      Elle harnacha Alsved discrètement et se mit en selle, en proie à un étrange pressentiment. Elle quitta le camp du côté opposé à l’armée. Son but était de contourner le champ de bataille pour rejoindre la cité de Jolande. Elle grimpa au sommet d’une colline boisée. En contrebas, le combat faisait rage à quelques lieues du camp. À son grand soulagement, les arkaniens semblaient en meilleure position, bien qu’ayant été attaqués par surprise. Le prince galvanisait ses troupes en se battant comme un lion. Le chevalier de Mandaly, animé d’une rage destructrice, se frayait un chemin à travers les assaillants, désarçonnant ses adversaires chevaliers. Ils étaient largement supérieurs en nombre. Leur victoire était assurée.

      Soudain, son cœur se mit à battre la chamade. De sa position surélevée, elle distingua une troupe de cavaliers ennemis, qui attendaient dans l’ombre de la forêt, prêts à les prendre à revers dès que les arkaniens auraient suffisamment avancé. Elle reconnut les armes du baron de Jolande. Instinctivement, elle recula et descendit sur l’autre versant. Arrivée au bas de la colline, elle lança son esprit vers Cœlian pour l’alerter. Le chevalier leva la tête et l’aperçut. Lorsqu’il reconnut sa monture, il abrégea son combat et éperonna Marvack pour la rejoindre.

    « Par la grande Déesse, ne vous avais-je pas…

    - Plus tard chevalier, je vous en prie ! Jolande vous a tendu un piège ! Il est en embuscade dans le bois à quelques lieues derrière la colline avec le gros de sa troupe. »

      Cœlian écarquilla les yeux puis hésita, partagé entre le besoin irrépressible de l’emmener à l’abri loin du champ de bataille et sa loyauté envers Arnald.

    « Ne vous avisez pas de bouger de cette colline ! lui intima-t-il avant de faire faire volte-face à sa monture.

      Arnald poussa un rugissement de rage lorsqu’il lui rapporta l’information.

    « Rassemble tes hommes, ceux de Morannon et d’Albigerd. Fais-lui regretter sa traîtrise ! »

      La contre-attaque de Cœlian fut foudroyante. Il partagea ses hommes en trois groupes qui surprirent la troupe en attente en trois endroits différents. Du haut de la colline, Estelle assista à la débâcle de Jolande qui essaya de se replier en direction de la cité dès qu’il comprit que l’effet de surprise n’était plus de son côté. Le chevalier de Mandaly le prit en chasse, bien décidé à venger sa famille par l’épée.

      À la fin de la matinée, l’armée arkanienne avait repoussé ses assaillants en direction de la cité. Estelle suivit le mouvement, prenant garde de rester à l’écart.

      Au détour d’une butte, le fief de Jolande apparut devant ses yeux. La cité fortifiée ressemblait beaucoup à la Cité Lumineuse : même forme annulaire, même situation géographique au pied d’une colline ronde, même architecture élaborée de pierres blanches. La légende disait que les deux villes avaient été fondées dans la nuit des temps par deux frères, protégés par la Grande Déesse. La seule différence était la mer qui étincelait au soleil derrière Jolande.

      Estelle cligna des yeux, mais l’étrange impression persista. Jolande semblait terne: aucune lumière, aucun reflet ne l’égayait. Un frisson parcourut l’échine de la jeune fille. Il n’y avait pas le moindre nuage dans le ciel, le soleil au zénith brillait de tous ses feux. Néanmoins, la cité semblait ne recevoir aucun rayon, comme si la lumière du soleil l’évitait. Perplexe, Estelle observa longuement la ville, essayant de comprendre quel phénomène pouvait en être la cause.

    - Bonjour, mon gars ! Jolie manœuvre que celle que tu as permise tout à l’heure ! Les Arkaniens s’en seraient tirés, je pense. Mais tu as économisé du temps et des hommes.

      Estelle sursauta et fit virevolter sa monture pour faire face à l’inconnu. Dans le même temps, elle avait dégainé son épée. Le vieil homme qui l’avait interpellée sourit.

    - Tu as le sang chaud, mon gars ! Mais range donc ça ! Tu n’as rien à craindre d’un petit vieux comme moi !

      La jeune fille n’obéit pas. L’intensité du regard de l’inconnu la fit frémir. Elle n’avait rien à craindre de lui ? Rien n’était moins sûr ! Néanmoins, elle mit pied à terre.

    - Suis-je sur votre territoire, messire ?

      Le sourire du vieil homme s’élargit.

    - Si mes vieilles oreilles ne me trompent pas, tu es une jouvencelle !

    - En effet, messire. Savez-vous ce qui se passe dans la cité de Jolande ?

    - Tu parles de la guerre ? s’enquit-il.

    - Non ! Le soleil ! Ses rayons évitent la cité. Savez-vous ce qui en est la cause ?

      Il eut un sourire amusé.

    - Ah ! Tu as remarqué ! Ce phénomène est dû à la présence dans la ville d’un sorcier très puissant et très ancien, qui a voué sa vie aux forces du mal. En l’occurrence, Branag de Quervy s’est installé dans la cité voici environ neuf mois.

      Estelle sursauta.

    - Ce monstre est dans la cité ?

    - Alors tu es toi aussi une victime du sorcier le plus ancien de Mystia ! Hem ! Ne t’approche pas plus de la ville, petite. Il s’interrompit soudain, la jaugeant avec attention.

    - Tu as une aura bien puissante, demoiselle. Apparemment, tu ne la contrôles pas, puisque tu ne sais pas la dissimuler. Sais-tu ce que signifient mes paroles ?

      La jeune fille baissa la tête.

    - Je sais que je pourrais devenir une sorcière, si seulement je trouvais un maître pour finir mon apprentissage.

    - Tu as donc commencé ? Qui était ton premier guide ?

    - Il s’appelait Galaird.

    - Qui sont tes parents ? demanda-t-il avec avidité.

      Estelle observa l’inconnu, sentant la tension irradier de tout son corps.

    - Je suis la fille de Sandrun des Brumes et de…

    - Louvine de Queffelec ! » coupa le vieil homme, soudain réjoui. Estelle constata qu’il avait les yeux de la même couleur qu’elle et ce sourire lui rappelait Mikalyas…

    « Ton père était un très grand sorcier, Estelle des Brumes ! Ainsi, ce sont les liens du sang qui m’ont attiré dans ces lieux…

    - Vous savez mon nom ! Vous connaissiez mon père ?

    - C’était mon frère aîné, ma gentille nièce. Je suis Karystean, le frère cadet de Sandrun.

    - Alors… Vous… C’est vous, Karystean… 

      Un souvenir surgit brusquement dans son esprit. Le visage d’un portrait que son père gardait sur la cheminée de sa chambre.

    « Mon père regrettait tellement que vous ne veniez pas nous voir.

    - Le bonheur de sa famille m’était trop pénible, Estelle… Je venais de perdre ma femme et mon fils. J’ai tellement regretté lorsque j’ai appris sa mort. J’avais honte et le comte de Queffelec avait tellement plus à t’offrir… Mais maintenant, tu as besoin de mon aide.

    - Vous pouvez vraiment m’enseigner comment maîtriser mes pouvoirs ? Vous accepteriez de me prendre comme disciple?

    - Je le peux, Estelle des Brumes. Et je serais honoré de le faire. Mais ce choix est le tien. Car cette initiation peut être très dangereuse. Cela peut causer ta perte ! Si tu le souhaites, je peux aussi oblitérer tes pouvoirs, pour éviter qu’ils n’échappent à ton contrôle. Tu pourrais ainsi vivre une vie normale…

    - Sûrement pas, mon oncle. Je veux apprendre ! Je veux posséder tous les atouts possibles pour retrouver mon frère jumeau Mikalyas.

      Karystean hocha la tête, satisfait.

    - Alors, viens maintenant. Dans mon refuge, tu seras à l’abri de Branag. Il ne pourra pas découvrir ta présence, car ton aura lui sera invisible. Pour que tu puisses mener à bien ta formation, il ne faut pas qu’il soit informé de ton existence.

      Estelle recula brusquement.

    - Non ! Je ne peux pas partir maintenant ! Je dois aller me battre avec le prince et… Cœlian !

      Le sorcier eut un geste apaisant.

    - Jolande va perdre cette bataille, en partie grâce à toi. Ni le prince, ni le chevalier de Mandaly ne seront blessés, rassure-toi !

      Estelle fronça les sourcils.

    - Vous savez beaucoup de choses !

    - Je devine ce que Branag va faire. Il a sacrifié le baron. Une fois Jolande éliminé, il prendra la direction de cette cité. Son but est de détruire le royaume d’Arkanie, mais il veut que ses ennemis croient être les vainqueurs et qu’ils ne soient plus sur leurs gardes. L’homme à qui tu tiens et le prince ne risquent plus rien, je t’assure.

    - Mais je dois les prévenir ! s’exclama-t-elle, sans relever qu’il avait compris sans hésitation les sentiments qui troublaient son cœur.

    - Pas de vive voix ! Si tu attends la fin de la bataille, Branag n’aura pas son attention fixée sur le combat et il risque de te remarquer. Nous allons leur laisser un message. Ce sera ta première leçon ! »

     

    ◊◊◊

     

      Dans la grande plaine, le combat faisait rage, mais il était évident à tous que les arkaniens dominaient la situation. Lorsque le baron de Jolande s’écroula sous les coups rageurs du chevalier de Mandaly, la rumeur se répandit comme une traînée de poudre. Ce fut la débâcle.

    - J’ai vengé les victimes de Jolande ! lança farouchement Cœlian au prince Arnald qui arrivait au grand galop. Dans ses yeux étincelait la lueur qui faisait sa réputation. Il brandit son épée avec tant de détermination que le prince ne put s’empêcher d’éclater de rire.

    - Pauvre Jolande ! Encore une victime du démon de Mandaly ! Ta lame aime donc tant le sang, Cœlian ?

      Le jeune homme rengaina son arme avec un sourire narquois.

    - Seulement celui des traîtres, mon prince ! lança-t-il. Et celui de Jolande lui a parfaitement convenu ! »

      Il se remit en selle et son regard devint sérieux. « Regardez, Arnald ! Ils hissent les drapeaux blancs ! Ils capitulent ! Cette fois, la guerre est bien finie ! »

      Quelques instants plus tard, la scène qui avait eu lieu deux semaines auparavant devant la Cité Lumineuse se répéta, au détail près que le soldat qui vint présenter la capitulation n’avait absolument rien en commun avec la jolie Estelle des Brumes. Cette réflexion amena Cœlian à réaliser qu’il n’avait pas revu la jeune fille depuis leur entrevue du matin.

      Il se retourna vivement pour la chercher des yeux parmi les soldats de l’armée, mais à sa grande inquiétude, elle n’était pas dans leurs rangs. Dès qu’il put raisonnablement quitter le cortège officiel, il fit galoper Marvack jusqu’à la colline puis parcourut le champ de bataille à plusieurs reprises, cherchant avec angoisse et dégoût parmi les nombreux corps qui jonchaient le sol. En vain. Il ne trouva aucune trace de l’amazone aux cheveux roux, ni de son étalon bai.

    - Cœlian ? Que t’arrive-t-il ? s’inquiéta le prince lorsqu’il le rejoignit.

    - C’est Estelle des Brumes ! Je ne la trouve nulle part ! Savez-vous où elle est ?

      Une lueur d’inquiétude traversa le regard d’Arnald qui pâlit.

    - Crois-tu qu’elle soit…

    - Non ! coupa Cœlian. Elle n’est pas parmi les victimes ! Mais je n’ai vu Rodis nulle part non plus…

    - Rentre au camp, Cœlian ! Sans doute y est-elle !

      Le chevalier de Mandaly ne se le fit pas répéter. Il tira les rênes de Morvack qui virevolta et partit dans un galop d’enfer. Dès son arrivée, il mit pied à terre et secoua la tête. Toutes les affaires de la jeune fille avaient disparu. Il jura à plusieurs reprises, terriblement contrarié d’être aussi inquiet. Il pénétra dans sa tente. Que faisait cette tunique sur son lit ? Il sursauta en reconnaissant le vêtement qu’il avait prêté à la jeune fille la veille au soir… « Une lettre ! » s’exclama-t-il en s’emparant de la feuille déposée par dessus.

     

    Chapitre 9

     

    - Elle est partie ! murmura-t-il incrédule. Elle est partie !

      Peu après, le prince le trouva dans un état de rage indescriptible.

    - Cœlian ! Ça n’a pas l’air d’aller ? Tu l’as trouvée ?

    - Mademoiselle des Brumes est partie ! Je m’inquiétais pour elle, et elle a décidé qu’elle en avait assez ! Elle est partie !

      Le prince parcourut la lettre qu’il lui tendit et laissa échapper un sourire amusé.

    - Je crois bien que c’est toi qu’elle fuit, mon ami ! On se demande bien pourquoi, tu as toujours été tellement courtois et agréable…

      Dans sa tente, une missive l’attendait également :

    Chapitre 9

      Il poussa un soupir de soulagement. Au moins la jeune fille n’était-elle pas toute seule. Il sortit et observa son ami qui ne décolérait manifestement pas.

    - Mon cher Cœlian, ta petite protégée m’a aussi laissé du courrier.

      Sans aucun égard, le chevalier arracha la lettre des mains de son ami et crispa les poings après l’avoir lue.

    - Ange gardien ! Et en plus, elle se moque de moi ! Si je la retrouve, je l’étrangle de mes propres mains ! »


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